Lève-toi et tue le premier

8 juillet 2020

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Photo : Lève toi et tue le premier - Ronen Bergman. (c) AP22207809_000001
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Lève-toi et tue le premier

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Diplômé de Cambridge, où il a effectué son doctorat en histoire, avocat, un des grands spécialistes du renseignement, éditorialiste pour Yeodioth Ahronoth, le quotidien le plus lu en Israël, Ronen Bergman livre un récit haletant, hautement informé, sur les activités mises en œuvre par les services secrets israéliens, certainement les plus efficaces du monde, malgré la bévue commise à Dubaï en 2010.


Des sionistes pragmatiques

Il convient de s’en rendre compte : dès avant la création de l’Etat juif, le mouvement sioniste a été conduit à employer la violence à l’encontre de ceux qui s’opposaient au retour des Juifs dans leur terre ancestrale et à la création d’un « Foyer national ». L’idée que ce ne pourrait advenir que par la force n’était pas née avec le groupe Stern et ses camarades du Lehi qui ont été actifs à partir des années 1940. Les racines de cette stratégie peuvent être attribuées, aux huit hommes qui se réunirent dans un logement étouffant, une pièce donnant sur une orangeraie, à Jaffa, le 29 septembre 1907 autour de Yitzhak Ben-Zvi, un jeune Russe qui avait émigré en Palestine ottomane plus tôt cette année. Comme la plupart des autres Juifs russes, ils étaient des sionistes pragmatiques. Au lieu d’attendre que le reste du monde leur octroie un foyer, ils croyaient à l’idée d’en créer un par eux-mêmes, en se rendant en Palestine, en travaillant la terre, en faisant fleurir le désert. Ils se saisiraient de ce qu’ils considéraient comme leur propriété légitime, et ils défendraient leur prise.

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S’armer d’outils terroristes

D’où la création, au cours des années 1920 et 1930, de divers groupes terroristes qui se multiplièrent, et se livrèrent à des assassinats, destructions matérielles et autres actes de violence. Toutefois, Ben Gourion, le chef du Yichouv considérait de tels actes d’un mauvais œil. Il avait conscience que pour amener les Britanniques ne fût-ce qu’à une reconnaissance partielle des objectifs du sionisme, il allait devoir imposer l’ordre et des règles de modération aux milices semi-clandestines placées sous son commandement.

 

 

 

Après l’exécution de certaines cibles, les loups solitaires, courageux et meurtriers de Hashomer furent remplacés par une force armée organisée et hiérarchisée. Ben Gourion ordonna à la Haganah, noyau de la future armée, de cesser de recourir aux assassinats ciblés. Concernant la terreur individuelle, Ben Gourion a toujours conservé une position de ferme hostilité.  Pourtant Ben Gourion et la Haganah, du fait des circonstances qui ont précédé la création d’Israël, le 14 mai 1948, rependront les assassinats ciblés, les techniques de guérilla et les attaques terroristes comme autant d’outils supplémentaires – en plus et au-delà de la propagande ainsi que des mesures politiques auxquelles ils avaient toujours eu recours – pour tenter d’atteindre leur objectif, créer un État et le préserver.

S’inspirer de la loi du Talion

Dès lors, les unités de la Haganah commencèrent par assassiner des Arabes qui avaient ôté la vie à des civils juifs. Ensuite, le haut commandement de la milice ordonna à une « compagnie spéciale » de s’engager dans des « opérations de terreur individuelle », une terminologie employée à l’époque pour désigner les éliminations ciblées d’officiers du Département d’enquête criminelle (Criminal Investigation Department, CID) britannique qui avaient persécuté les mouvements clandestins juifs et agi contre l’immigration juive en terre d’Israël. Ils reçurent l’ordre de « faire sauter les centres du renseignement britannique qui empêchaient les Juifs d’acquérir des armes » et de « lancer des actions de représailles dans les cas où les tribunaux militaires britanniques prononçaient une condamnation à mort contre des membres de la Haganah ». De son côté Yitzhak Shamir,  qui deviendra premier ministre dans les années 1980,désormais à la tête du Lehi, était non seulement résolu à supprimer les principales personnalités du Mandat britannique au plan local, en tuant des fonctionnaires du CID et en multipliant les tentatives de meurtre contre le chef de la police de Jérusalem Michael Joseph McConnell et le haut-commissaire Sir Harold MacMichael mais aussi contre des Anglais qui, dans d’autres pays, faisaient planer une menace sur l’objectif politique qu’il poursuivait. L’action la plus spectaculaire se produisit le 22 juillet 1946 lorsque des membres de l’Irgoun de Menahem Begin dissimulèrent 350 kilos d’explosifs dans l’aile sud de l’hôtel King David, à Jérusalem, où étaient abrités l’administration, l’armée et les services de renseignement du Mandat britannique. Un appel de mise en garde émanant de l’Irgoun avait apparemment été pris pour un canular : le bâtiment ne fut pas évacué et fut éventré par une énorme explosion. Quatre-vingt-onze personnes furent tuées et quarante-cinq blessées. L’attentat à la bombe de l’hôtel King David déclencha une violente querelle au sein du Yichouv. Ben Gourion dénonça immédiatement l’Irgoun, qu’il qualifia d’ « ennemi du peuple juif ». Cela ne désarma en rien les extrémistes.

Les ripostes d’Israël

« Face à celui qui vient te tuer, lève-toi et tue le premier. » C’est par cette citation du Talmud que s’ouvre le passionnant livre de Ronen Bergman, premier ouvrage exhaustif sur les programmes d’assassinats ciblés menés par les services du Mossad, (chargé de l’extérieur) du Shin Bet (responsable de la sécurité intérieure) et de l’armée israélienne, AMAN.

Depuis la Seconde Guerre mondiale, les Israéliens ont ainsi éliminé de manière ciblée plus d’individus que n’importe quel autre pays occidental. Jusqu’au début de la deuxième Intifada, en septembre 2000, quand Israël a commencé à riposter aux attentats -suicides en se servant quotidiennement de drones armés pour procéder à des assassinats, Tel-Aviv a mené quelque 500 opérations d’assassinats ciblés. Au cours de celles-ci, 1000 personnes au moins ont péri. Depuis lors, et jusqu’à la rédaction de cet ouvrage, l’Etat a effectué environ 800 opérations d’assassinats ciblés, correspondant presque toutes aux périodes de guerre contre le Hamas dans la bande de Gaza en 2008,2012 et 2014 ou à des interventions du Mossad au Moyen -Orient, contre des cibles palestiniennes, syriennes ou iraniennes. Par comparaison, selon une estimation, durant le mandat de George W. Bush, les Etats -Unis ont conduit 48 opérations similaires et, sous la présidence de Barack Obama, on a compté 353 de ces attaques. Il a fallu plusieurs décennies d’enquête à l’auteur pour réunir ces milliers de documents – dont beaucoup sont encore aujourd’hui classifiés – et pour mener des centaines d’entretiens avec des responsables du Mossad, des anciens Premiers Ministres israéliens, ou encore des membres de commandos parfois célèbres, remontant ainsi toute la chaîne depuis les agents exécutants jusqu’aux plus hautes sphères politiques.

Une histoire parallèle de l’Etat hébreu

Bergman nous fait revivre les grands succès de ces opérations secrètes, certains échecs également, et écrit ainsi une histoire parallèle de l’État hébreu. Une histoire de l’ombre dont on comprend dès les premières pages qu’elle est ancrée dans l’ADN de la nation israélienne. Il s’agit d’un projet extrêmement ambitieux qui analyse en détail les secrets de la machine israélienne, produit d’un mariage mixte entre les techniques de guérilla et la force militaire d’une grande puissance technologique, qu’un think tank américain place à la huitième place dans le monde quant à son influence. On trouvera une riche galerie de portraits, des agents, des dirigeants, des méthodes, délibérations, succès et échecs, ainsi que le prix moral à payer. Ce livre montre qu’en Israël deux systèmes juridiques distincts se sont développés -l’un pour les simples citoyens et l’autre pour la communauté du renseignement et la hiérarchie de la défense. Nous ne sommes pas du côté de la fiction, Bergman nous raconte un monde secret mais bien réel qui continue, encore aujourd’hui, de modeler le Moyen-Orient et les relations internationales.

À propos de l’auteur
Eugène Berg

Eugène Berg

Eugène Berg est diplomate et essayiste. Il a été ambassadeur de France aux îles Fidji et dans le Pacifique et il a occupé de nombreuses représentations diplomatiques.
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