Janvier : naissance de l’année et crise de l’autorité chez Hannah Arendt

1 janvier 2021

Temps de lecture : 6 minutes
Photo : Portrait d'Hannah Arendt (c) © Ryohei Noda - Wikimedia Commons
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Janvier : naissance de l’année et crise de l’autorité chez Hannah Arendt

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Ce furent les Romains qui inventèrent le mois de janvier, rattaché à Janus, le dieu latin aux deux visages. Ce mois signifie la fondation et la naissance de l’autorité. Comme l’a montré Hanna Arendt, l’écriture du temps est aussi politique et le rejet de l’autorité entraine une véritable crise de la culture.

 

Notre quotidien le plus ordinaire est imprégné de civilisation latine à commencer par le langage lui-même, la langue permettant la naissance de la pensée. C’est notamment le cas du lexique du temps, le calendrier occidental étant jalonné de références mythologiques et de fêtes chrétiennes. Or, la délimitation du temps est éminemment politique : celui qui maîtrise le temps détient le pouvoir, « celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé » écrit George Orwell. Ainsi, la terminologie des mois et des jours n’ayant presque pas changé depuis plus de 2 000 ans, l’étude de leur étymologie nous dévoile le regard politique que les Romains posaient sur le monde. En fait, sans même nous en rendre compte, nous participons encore partiellement à la transmission d’une culture par le simple usage du vocabulaire, le plus courant soit-il.

 

Janvier comme Janus

 

Selon Tite Live, le mois de janvier fait sa première apparition dans l’histoire aux prémices de la fondation de Rome, sous le règne de Numa Pompilius (-715 à -673). Deuxième des sept rois de la monarchie romaine et successeur direct de Romulus, il délimite l’année en douze mois distincts en ajoutant ceux de janvier et février aux dix existants. Janvier, « ianuarius » en latin, est consacré à Janus, le dieu des commencements et des fins, des passages et des portes. Il est souvent représenté avec un double visage – on dit « bifrons » –, l’un tourné vers l’avenir et l’autre vers le passé. C’est aussi l’un des rares dieux à être exclusivement romain et non emprunté au panthéon grec. Le temple de Janus fut ainsi construit près du forum dès le règne de Numa Pompilius et rénové en bronze par Auguste. Tenant une place centrale dans la vie politique de la cité, les portes étaient ouvertes pour signifier la guerre et fermées pour signifier la paix[1]. L’année continuera néanmoins longtemps à commencer avec le printemps, au mois de mars.

En 46 av. J.-C., Jules César fut le premier à installer le mois de janvier à la tête des 12 mois de l’année. Cette réforme, qu’on appelle « julienne », visait à substituer à la confusion du vieux calendrier romain – et lunaire – la clarté du calendrier solaire. C’est d’ailleurs au même moment qu’il est enrichi de son 31e jour, ce qui fait de lui un « mois plein ». La terminologie des mois reste étonnamment stable jusqu’à nos jours. Seuls les mois de « quintilis[2] » et « sextilis[3] » furent respectivement changés en « julius[4] » (juillet) par Marc-Antoine en l’honneur du vainqueur des Gaules, et en « augustus » (août) par le sénat en l’honneur du premier empereur romain, Auguste.

En effet, en dépit des nombreuses tentatives de remplacement, janvier est définitivement confirmé dans sa primauté lors de la réforme grégorienne du calendrier débutant en 1582 et progressivement adopté par la majorité des pays du monde (France, Espagne, Portugal et Italie dès 1582, Grande-Bretagne en 1752, Chine en 1912, URSS en 1918, Turquie en 1926, Arabie Saoudite en 2016). Les tentatives lyriques des révolutionnaires français tout comme la lubie positiviste d’Auguste Comte ne purent rien y faire, l’aîné des 12 ne devait plus être débaptisé.

 

« Le caractère sacré de la fondation »

 

Peu après les réformes juliennes (vers 15 apr. J.-C.) Ovide écrit un commentaire du calendrier religieux, Les Fastes, d’où ressort notamment une très belle conversation entre le poète et Janus :

« Mais comment parlerai-je de toi, Janus à double forme ? [1, 90] la Grèce n’a aucune divinité qui te ressemble. Dis-nous donc pourquoi, seul des immortels, tu vois en même temps ce qui est devant toi et ce qui est derrière. Tandis que, mes tablettes à la main, je roulais ces questions dans mon esprit, une lumière éclatante se répandit dans ma demeure [1, 95] et, soudain, je vis paraître devant moi le saint, le merveilleux, le double Janus ! Immobile de stupeur, je sentis mes cheveux se dresser d’épouvante ; un froid subit glaça mon cœur. Le dieu, tenant dans sa main droite un bâton, une clef dans sa gauche, [1, 100] m’apostrophe en ces termes : « Rassure-toi, chantre laborieux des jours ; je vais répondre à tes demandes ; prête une oreille attentive à mes discours ». »

La prééminence de Janus dans le panthéon romain en tant que protecteur du Latium est révélateur de  l’art politique romain. Le rapport au temps politique est un retour constant du regard vers la fondation de la cité et la sagesse de l’histoire.

 

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Du temps et de la politique

 

Dans La crise de la culture, au chapitre Qu’est-ce que l’autorité, Hannah Arendt l’explique très clairement : « au cœur de la politique romaine, depuis le début de la république jusqu’à la fin de l’ère impériale, se tient la conviction du caractère sacré de la fondation, au sens où une fois que quelque chose a été fondé il demeure une obligation pour toutes les générations futures. S’engager dans la politique voulait dire d’abord et avant tout conserver la fondation de la cité de Rome. […] La fondation d’un nouveau corps politique – pour les Grecs expérience presque banale – devint pour les Romains le début central, décisif, irrépétable de toute l’histoire, un événement unique. Et les divinités les plus profondément romaines étaient Janus, la déesse du commencement, avec laquelle, pour ainsi dire, nous commençons encore notre année, et Minerve, la déesse du souvenir. »

L’activité religieuse elle-même, en tant que re-ligare (être lié en arrière), est liée à cette fondation éternelle et se fond ainsi dans l’activité politique.

À partir de ce lien vivant avec la fondation, Hannah Arendt définit la notion d’autorité : « Le mot auctoritas dérive du verbe augere, « augmenter », et ce que l’autorité ou ceux qui commandent augmentent constamment : c’est la fondation. Les hommes dotés d’autorité étaient les anciens, le Sénat ou les patres, qui l’avaient obtenue par héritage et par transmission de ceux qui avaient posé les fondations pour toutes les choses à venir, les ancêtres, que les Romains appelaient pour cette raison les maiores (les plus grands). L’autorité des vivants était toujours dérivée, dépendant des auctores imperii Romani conditoresque, selon la formule de Pline, de l’autorité des fondateurs, qui n’étaient plus parmi les vivants. L’autorité, au contraire du pouvoir (potestas), avait ses racines dans le passé, mais ce passé n’était pas moins présent dans la vie réelle de la cité que le pouvoir et la force des vivants. Moribus antiquis res stat Romana virisque [4], selon les mots d’Ennius. »

Les Romains concevaient donc la maturité vis-à-vis du passé. Le vieillard détient l’autorité non pas tant pour le poids de son expérience ou de sa sagesse, mais de par sa proximité avec les ancêtres et le passé. De là l’importance capitale de la tradition, qui préservait le passé et transmettait de génération en génération le dépôt des ancêtres qui, « les premiers avaient été les témoins et les créateurs de la fondation sacrée et l’avaient ensuite augmentée par leur autorité à travers les siècles ».

Finalement, selon Arendt, la pratique politique romaine repose sur une trinité sainte : religion, autorité, tradition. « La vigueur de cette trinité résidait dans la force liante d’un commencement autoritaire auquel des liens religieux rattachaient les hommes au moyen de la tradition. » La vigueur de la fondation dans l’exercice du politique ne devait pas disparaître avec Rome. L’Église catholique reprit cette trinité à son compte après l’essoufflement puis l’extinction de l’Empire romain. Les moments cruciaux de la naissance et la résurrection du Christ sont la fondation à partir de laquelle les chrétiens transmettent de génération en génération le témoignage vivant de ceux qui ont vu le Christ, enrichissant de leur autorité la tradition de l’Église à partir de l’enseignement des pères fondateurs que sont les apôtres et les Pères de l’Église. Il n’est d’ailleurs pas exagéré de dire qu’elle se romanisa en profondeur. On parle encore d’Église romaine pour désigner les catholiques. L’institution de la papauté ininterrompue depuis l’apôtre Pierre ou le fait que nous comptions encore nos années en fonction de la date supposée de la naissance du Christ en sont des exemples politiques évocateurs.

 

Le drame de l’oubli

 

Pour Hannah Arendt, le concept fondamental de l’autorité dans la théorie politique s’est progressivement estompé pour bel et bien disparaitre à notre époque contemporaine. L’autorité a été si malmenée, sa signification est devenue si confuse, qu’il est même nécessaire pour la philosophe de commencer par préciser ce qu’elle n’est pas : « s’il faut vraiment définir l’autorité, alors ce doit être en l’opposant à la contrainte par force et à la persuasion par arguments. » En effet, la coercition par la force présuppose que l’autorité a déjà échoué, et la persuasion par argument présuppose quant à elle un pied d’égalité annihilant de facto l’autorité qui est toujours hiérarchique. Nous ne comprenons plus ce qu’est l’autorité, ou plutôt nous ne comprenons plus ce qu’elle fut. Cette crise de l’autorité n’est plus seulement politique, mais aussi pré-politique, investissant les sphères de la famille ou de l’éducation, ou l’autorité naturelle père-fils et maître-élève ne sont plus évidents. Avec la dissipation graduelle de la religion et de la tradition, le concept historique de l’autorité que nous héritons des Romains devait lui aussi s’évaporer. Le véritable drame de cette double dissipation, c’est qu’elle implique également une crise de la culture par l’oubli.

Ainsi, Hannah Arendt avertit : « Nous sommes en danger d’oubli et un tel oubli – abstraction faite des richesses qu’il pourrait nous faire perdre – signifierait humainement que nous nous priverions d’une dimension, la dimension de la profondeur de l’existence humaine. Car la mémoire et la profondeur sont la même chose, ou plutôt la profondeur ne peut être atteinte par l’homme autrement que par le souvenir. »

 

[1] De Numa Pompilius à Auguste, les portes ne furent fermées que deux fois…

[2] Le cinquième mois

[3] Le sixième mois 

[4] Littéralement, « L’État romain repose sur les mœurs et les hommes d’autrefois »

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À propos de l’auteur
Louis du Breil

Louis du Breil

Louis du Breil est journaliste.
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