Olivier Hanne a assuré une année durant des cours d’histoire en langue arabe. Pour Conflits, il revient sur cette expérience et sur les analyses que l’on peut en tirer pour comprendre la place de l’islam en France et la relation à l’islam des jeunes musulmans.
Olivier Hanne, professeur des universités, chercheur en islamologie. Il est membre du comité scientifique de Conflits et auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire médiévale et l’histoire de l’islam.
Les douloureux débats français sur la place de l’islam ont récemment été relancés par celui sur la place de la langue arabe à l’école primaire[1]. Chercheur en islamologie, j’ai assuré toute l’année en lycée public un enseignement d’histoire-géographie en langue arabe (dit DNL, « discipline non linguistique », c’est-à-dire section internationale), ce qui me permet d’apporter un point de vue concret à cet enjeu de société.
La question du choix des cours
Quelques évidences tout d’abord : mes élèves étaient pour la plupart musulmans, or aucun ne voulait être inscrit en DNL arabe mais en section anglophone ; c’est l’administration qui les a contraints à choisir cette section, et cela afin de pouvoir présenter officiellement l’ouverture d’une classe internationale et montrer les efforts de l’Éducation nationale dans l’intégration. Quant aux parents, ils auraient eux aussi préféré l’anglais. C’est dire que la langue arabe n’attire guère et que les jeunes musulmans sont pris comme tout le monde dans le mouvement global de l’anglosphère. On comprend mieux pourquoi à peine 19 000 élèves apprennent l’arabe dans le secondaire. Arabisation ne rime donc pas avec islamisation. Autre fait : le rectorat est venu me chercher par manque cruel de professeurs pour enseigner dans cette langue, ce qui confirme le désintérêt profond qu’elle suscite chez les jeunes et les étudiants dont la famille est ou était arabophone. Avec des vacations à 30 euros brut de l’heure, non rémunérées pendant les congés, difficile aussi d’attirer des candidats à Bac + 5.
La classe à laquelle j’ai enseigné était composée de lycéens de nationalité française et souvent d’origine nord-africaine, malgré la présence d’une Libanaise et de deux Syriens, d’ailleurs coupés des autres et inquiets pour leur pays. L’histoire et la géographie étant des matières propices aux discussions de société, j’ai observé que la religion était omniprésente dans leurs questionnements et que l’islam revendiqué était particulièrement fermé. Je ne compte pas les remarques contre les chrétiens, les juifs et les mauvais musulmans que j’ai entendues, le pire concernant les chiites et les Israéliens, les uns n’étant tout simplement pas musulmans, les autres étant tous des juifs génocidaires. L’étude sur Avicenne suscita au début leur enthousiasme (le plus grand médecin musulman !) avant que mes nuances sur le personnage ne provoquent son rejet catégorique (Avicenne aimant un peu trop le vin, il fut dénoncé comme n’étant pas musulman). La tolérance des califes abbassides envers les chrétiens et les juifs fut sévèrement dénoncée. Les élèves étrangers venus du Proche-Orient me confiaient qu’ils ne comprenaient pas pourquoi leurs petits camarades français condamnaient les chiites et les chrétiens, ce qu’on ne faisait pas chez eux. La jeune libanaise ignorait même si sa famille était chiite ou sunnite. De toute évidence, les migrants s’avéraient plus ouverts sur le monde que notre jeunesse française.
En attente de règles
Face à un monde complexe et à des sociétés fluides, mes élèves étaient en attente de règlements clairs. Le gel hydroalcoolique est-il halal ? Peut-on avoir un ami chrétien ? Le cours sur la mystique musulmane provoqua des refus catégoriques, tout comme les débats entre les quatre écoles juridiques sunnites, car seule doit subsister une norme unique dans ce qu’elle a de plus clos. Je ne pouvais qu’invoquer les nuances de l’Histoire et les appels à leur propre conscience.
D’où venait une telle fermeture religieuse ? À force d’entretiens avec eux, j’ai fini par ébaucher un embryon de réponse : de nulle part ! Deux avaient fréquenté l’école coranique quand ils étaient plus jeunes, et pas les autres ; aucun ne connaissait les Frères musulmans ni ne fréquentait d’association confessionnelle ni même de mosquée. Leur « formation » sur l’islam était faite de bric et de broc : un peu leurs parents, un peu les voyages dans le pays d’origine (Algérie, Maroc, Tchétchénie), des conversations dans les couloirs, beaucoup d’internet et de réseaux sociaux. Autant dire un islam bricolé dans lequel ils recherchent surtout des normes. Mais celles-ci sont toujours négociables. La législation des talibans fut commentée avec sympathie, mais pas le mariage des mineures. Deux jeunes filles se sont vêtues d’abaya pendant trois jours (le règlement intérieur du lycée n’a donc pas été respecté), puis en jean et tee-shirt Zara le reste de la semaine. Les mêmes ont eu une très bonne note en SVT à leur contrôle sur la génétique, tout en restant fermement hostiles à la théorie de l’évolution, qu’elles critiquent en riant. Je cherche la cohérence de tout cela et je constate combien nos enfants sont paumés, combien il leur manque de références culturelles, de définitions et de hiérarchisation des concepts.
Alors faut-il enseigner la langue arabe à l’école ? Bien évidemment. La langue arabe classique (dite fuçha) fait entrer l’enfant dans une culture universelle, qui transcende les divisions nationales, et ouvre à une maîtrise exigeante de compétences grammaticales et lexicales qu’il pourra réutiliser dans d’autres domaines, et surtout fait entrer dans une culture humaniste faite de poésie, d’histoire et de polysémie. Le fuçha est bien sûr l’une des solutions pour complexifier le rapport au monde de nos élèves et leur faire découvrir la richesse des cultures arabo-musulmanes, qu’ils réduisent malheureusement à des codes anémiés. Car la République et la langue arabe sont le même combat…
[1] https://www.la-croix.com/a-vif/laure-miller-deputee-enseigner-l-arabe-a-lecole-est-contraire-a-lesprit-republicain-20250603