<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Le pays qui ne fait pas (vraiment) repentance

21 janvier 2020

Temps de lecture : 5 minutes
Photo : Un groupe d'extrême droite au sanctuaire Yasukuni à Tokyo, le 15 août 2017, pour marquer le 72e anniversaire de la capitulation du Japon, Auteurs : DELETREE/SIPA, Numéro de reportage : 00818321_000020.
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Le pays qui ne fait pas (vraiment) repentance

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Comme l’Allemagne, l’autre grande puissance vaincue de la Deuxième Guerre mondiale, le Japon a dû depuis 1945 démontrer sa volonté de rupture avec les « errements d’un passé militariste et expansionniste » dont il était jugé coupable. Il a limité autant que possible les actes de « repentance » que l’on exigeait de lui. Depuis quelques années cependant, la pression se fait plus forte.

La nécessité de rétablir des relations économiques et diplomatiques avec ses anciennes colonies (Taiwan, Corée), avec la Chine qu’il avait en partie envahie de 1937 à 1945, et avec les anciennes colonies des pays occidentaux conquises en 1941-1942 est conditionnée, de la part des pays-victimes, à des excuses du Japon pour les exactions de l’armée impériale pendant la guerre. Ces demandes sont le plus souvent soutenues par les medias occidentaux, y compris chez l’allié américain, sensibles à la cause des victimes des pays ayant subi la domination japonaise.

 

Un sujet de controverse récent

La question des « atrocités » commises par les Japonais a pris de l’importance au plan diplomatique et médiatique depuis les années 1980 du fait de la tendance nouvelle à interpréter l’histoire du point de vue des victimes, du ressentiment antijaponais très virulent en Chine populaire et dans les deux Corées (mais non à Taiwan, où, contrairement à la Corée, une partie de l’opinion reconnaît l’œuvre économique, sociale et éducative du régime colonial nippon), et de l’instrumentalisation du nationalisme antijaponais par ses rivaux. L’évocation des massacres de Nankin (1937) et de Manille (1945), de la marche de la mort de Bataan à Bornéo (1942), du travail forcé dans tous les territoires occupés (en particulier sur le chemin de fer Bangkok-Rangoon), des expériences scientifiques sur des êtres humains par l’Unité 731 au Mandchoukouo, des enlèvements de femmes, viols, tueries, tortures, destructions, pillages et humiliations multiples imputables à l’armée japonaise… mobilise les émotions. Ils sont aussi, à la différence de l’Allemagne, l’objet de débats et de querelles  au Japon même.

C’est avec la Corée du Sud, l’autre allié des Etats-Unis dans la région, et avec la Chine communiste, avec lesquelles il a des relations diplomatiques depuis 1965 et 1978, que la « diplomatie des excuses »  rencontre le plus de difficultés jusqu’à aujourd’hui. Le Japon est soupçonné de réticence ou d’insincérité. En 1998, le président chinois Jiang Zemin a sommé le premier ministre japonais : « Apprenez votre leçon et éclairez votre nation ».

De fait, dans un premier temps, les Japonais présentent leurs « excuses » et expriment des « regrets » pour le « passé malheureux » (Hirohito en 1984), les « dommages et les souffrances » subies au temps de la domination japonaise. Ils relativisent ces « incidents malheureux » au regard de « bonnes relations millénaires » et de la nécessité de se tourner vers l’avenir. A partir de 1993, les premiers ministres admettent l’« agression », l’ « invasion », les « atrocités » et la « domination coloniale » dont « le Japon est la cause » et expriment régulièrement leur « profond remords », voire leur « repentance ». Pourtant Chine et Corée, à l’affût des résistances à la culpabilisation au Japon même, réclament périodiquement aux Japonais de nouvelles déclarations plus explicites. En 2014 encore, la présidente sud-coréenne demande au Japon « une contrition sincère sur l’Histoire ».

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Nankin, femmes de réconfort, manuels scolaires, Yasukuni

Périodiquement, les esprits s’enflamment en Chine et en Corée d’une part et au Japon de l’autre sur des sujets sensibles relatifs à l’histoire et à la mémoire. Le « massacre de Nankin »  de décembre 1937, qui jusque vers 1980 n’intéressait guère le pouvoir communiste, est devenu une cause nationale en Chine. Aujourd’hui la querelle porte sur le nombre des victimes, Pékin ayant sacralisé le chiffre de 300 000, alors que les historiens japonais et occidentaux varient de 30 000 à 200 000, suivant les sources et la zone concernée.

La prostitution au service de l’armée japonaise (les « femmes de réconfort »), pratiquée dans tout l’empire, est le cheval de bataille des Coréens, qui avec l’appui du gouvernement, des Eglises protestantes et des associations féministes dans le pays et à l’étranger, ont réussi à la faire qualifier d’ « esclavage sexuel », crime contre l’humanité qui permet d’obtenir des indemnisations. Les Coréens estiment que cette prostitution militaire était forcée, alors que des historiens japonais et occidentaux  distinguent les viols individuels, les rafles en vue d’esclavage sexuel (en Chine, aux Philippines et en Indonésie occupées, mais non dans la colonie qu’était la Corée) et la prostitution militaire organisée depuis 1938 par l’armée (afin d’éviter les viols, mais aussi les maladies et l’indiscipline de la troupe) en coopération avec les réseaux japonais et coréens dans l’empire, où les prostituées des deux pays disposaient de salaires et de contrats « d’embauche ».

La question des manuels scolaires est cause aussi de vives réactions en Chine et en Corée. Le ministère de l’Education est accusé de laisser publier des manuels d’histoire « révisionnistes »qui banalisent la guerre et les atrocités nipponnes ; pourtant ces manuels nationalistes, qui exaltent la « mission héroïque » du Japon dans la libération des pays d’Asie de la domination blanche, parfois des bestsellers, sont adoptés par un nombre infime de conseils locaux d’éducation.

Le sanctuaire de Yasukuni à Tokyo a été fondé en 1869 afin d’honorer les militaires (et plus tard aussi les civils) morts pour l’empereur et pour la patrie, dont les noms sont inscrits sur des registres (aujourd’hui environ 2,4 millions de Japonais, mais aussi des Taïwanais et des Coréens morts pour l’empire, de toutes conditions, sur un pied d’égalité) et qui selon la foi shinto sont devenues des déités. Et parmi eux sept « criminels de guerre » considérés eux aussi comme morts pour la patrie (il ne peut y avoir de discrimination des morts, toutes les âmes des décédés étant « assises sur le même coussin » selon la religion shintoïste). Le temple accueille 5 millions de visiteurs par an. Ce sont les visites de certains premiers ministres au sanctuaire depuis 1983, Nakasone, Koizumi et Abe(en 2013), qui ont déclenché les réactions de la Chine (« glorification du militarisme, de l’invasion étrangère et de la domination coloniale ») et l’embarras des Etats-Unis.

Aujourd’hui au Japon, le débat est libre et les affrontements sont vifs, jusqu’aux intimidations et aux menaces de mort. Les nationalistes radicaux sont minoritaires, mais ils ont le droit de s’exprimer. Ils sont organisés, actifs dans la presse, l’édition et même les mangas. Plus largement beaucoup de Japonais sont choqués par les ingérences étrangères dans l’identité du pays et les leçons de la Chine communiste en matière de droits humains. Surtout, depuis 1945, les Japonais estiment qu’ils sont d’abord des victimes de la guerre du fait des bombardements atomiques contre les civils à Hiroshima et Nagasaki, massacres sans précédent ni équivalent, qui n’ont fait l’objet d’aucune repentance.

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Les limites de la « repentance »

Depuis la fin de l’occupation en 1952, le Japon reconquiert par étapes des éléments de sa mémoire et de son identité dont il avait été privé en 1945. En 1953, une pétition de 15 millions de signatures réclame la libération des « criminels de guerre » (obtenue en 1956-1958). Ceux qui ont été pendus en 1948 sont honorés depuis 1960 au Tombeau des Sept Martyrs. En 1963, tous les soldats morts dans la dernière guerre reçoivent une décoration posthume. En 1978, les tablettes mortuaires des 14 condamnés à mort de Tokyo sont  transférées  au Yasukuni, sans susciter de réactions. Des mots jusqu’ici interdits (« kokutai » pour l’esprit japonais, « Guerre de la Grande Asie de l’Est ») sont à nouveau autorisés.

Cette résistance à la repentance rappelle qu’il y eut un  consensus largement majoritaire pendant la guerre (il n’exista pas de résistance organisée au Japon). A l’inverse de l’Allemagne, le Japon ne connut pas vraiment d’ « année zéro » ensuite, malgré la démocratisation engagée par le général Mac Arthur. Selon Jacques Gravereau, l’une des explications tient au fait que l’administration japonaise a disposé d’une quinzaine de jours entre la capitulation et les débuts de l’occupation pour effacer des archives ce qui aurait pu lui nuire.

Aujourd’hui les dirigeants japonais se refusent à « perdre la face » et estiment, sans doute à raison, que la demande de repentance vise à culpabiliser le Japon pour l’empêcher de jouer le rôle politique auquel il aspire. Ou de la repentance comme arme géopolitique.

 

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À propos de l’auteur
Thierry Buron

Thierry Buron

Ancien élève à l’ENS-Ulm (1968-1972), agrégé d’histoire (1971), il a enseigné à l’Université de Nantes (1976-2013) et à IPesup-Prepasup. Pensionnaire à l’Institut für Europaeische Geschichte (Mayence) en 1972-1973. Il a effectué des recherches d’archives en RFA et RDA sur la république de Weimar. Il est spécialisé dans l’histoire et la géopolitique de l’Allemagne et de l’Europe centre-orientale au XXe siècle.
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