Les troubles activités d’Ericsson en Irak

29 mars 2022

Temps de lecture : 6 minutes
Photo : Flemish Minister President Jan Jambon and Carl Jeding, Ericsson's director of government and Industry relations pictured during a visit to Ericsson company in Kista, Stockholm during a visit to Sweden on Friday 18 March 2022/shutterstock_editorial_Sweden_Diplomacy_Flanders_Frid_12855214z//2203181643
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Les troubles activités d’Ericsson en Irak

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Un document interne a révélé qu’Ericsson avait eu recours à des malversations sur fond de corruption en Irak, entre 2011 et 2019. Le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) s’est emparé du sujet et livre une enquête accablante tant pour le géant suédois des équipements télécoms que sur le niveau de corruption qui sévit dans le pays.

Jean-Baptiste d’Albaret. Journaliste et consultant spécialiste des questions de défense et de sécurité.

Ericsson dans la tourmente. Une enquête du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), publiée dimanche 27 février, place le numéro 2 mondial des équipements télécoms sous les feux de la rampe pour des pratiques supposées de corruption en Irak où il est même soupçonné d’avoir indirectement financé l’État islamique (EI). Baptisée « The Ericsson List », cette enquête, fruit d’un travail de deux ans et de la mobilisation de 31 médias internationaux, dont Le Monde à l’origine d’un article daté 2 mars dernier, s’appuie sur un rapport interne du géant suédois jamais rendu public, mais « divulgué » au ICIJ par « une source anonyme » en 2019.

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Le groupe, qui emploie environ 100 000 personnes dans plus de 140 pays, est présent en Irak depuis les années 1960 où il a participé à l’installation d’un réseau téléphonique à Bagdad. À la fin de la guerre, dans les années 2000, la téléphonie mobile est cependant encore balbutiante dans un pays sous-équipé en systèmes de télécommunication. Un marché de 26 millions de personnes, desservi par un réseau vétuste de ligne fixe, est à conquérir. Ericsson s’y emploie en ayant recours à des intermédiaires qui lui permettent de remporter rapidement plusieurs contrats avec les agences gouvernementales et les principaux opérateurs irakiens (Asiacell, Zain Irak et Korek Telecom) pour la fourniture de technologies mobiles. Dans un pays gangréné par la corruption — en 2021, l’Irak pointe au 160e rang de l’indice de perception de la corruption de Transparency International —, c’est la nature même de ces contrats qui interpelle aujourd’hui, comme le révèlent le document interne et les investigations du CIJI.

Un intermédiaire peu recommandable

Un homme en particulier semble avoir joué un rôle trouble dans les activités irakiennes d’Ericsson. À la tête d’Awsat Telecommunication Services, Jawhar Surchi a servi d’intermédiaire entre le Suédois et l’entreprise publique Iraq Telecommunication & Post ainsi qu’avec les opérateurs Asiacell et Zain Irak. Des millions de dollars de paiements auraient transité par sa société, dont une partie aurait atterri sur son compte personnel en Jordanie. Surchi aurait aussi payé secrètement des billets d’avion pour des cadres de la compagnie téléphonique publique irakienne. Le rapport évoque également 10,5 millions de dollars versés à un bénéficiaire qui n’a pas pu être identifié. Mais aussi 27 millions de dollars pour rémunérer des services de conseil pour lesquels les enquêteurs ont trouvé des « preuves de travail insuffisantes ». Dans les faits, un ingénieur d’Ericsson, prénommé Saadi, incitait son personnel à émettre des bons de commande à Awsat Telecommunication Services tous les mois, « qu’il y ait ou non des livraisons en cours », indique le rapport interne.

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Par ailleurs, 500 000 dollars de « commissions » auraient été versés par l’intermédiaire d’Al-Awsat, au directeur général d’Asiacell pour obtenir le contrat du « projet Peroza », lequel prévoyait une mise à niveau et une extension du réseau téléphonique de l’opérateur. C’est Tarek Saadi, le plus haut responsable d’Ericsson en Irak, qui aurait approuvé ce paiement à l’aide de deux bons de commande falsifiés portant la mention « services de sécurité ».

Des « petits » arrangements avec l’EI ?

Autre révélation et non des moindres : en dépit des risques, l’entreprise a pris la décision de rester en Irak après la prise de Mossoul en juin 2014 et la proclamation du califat islamique. Elle serait parvenue à s’entendre avec Daesh qui lui aurait réclamé des « millions de dollars » pour l’autoriser à poursuivre ses activités sur son territoire. Si le rapport interne reste muet sur la nature exacte de cet arrangement, c’est dans ce contexte qu’Ericsson va avoir recours à « Cargo Iraq », une société de transport qui lui propose une « voie rapide » pour transporter les antennes et les équipements nécessaires au projet Peroza, depuis Erbil, dans le nord de l’Irak, jusqu’à Ramadi, dans le centre du pays. Le tracé permet d’éviter les postes de contrôle douaniers irakiens, souvent bloqués pendant des jours, voire des semaines. Problème : il traverse en partie le territoire de l’EI. Le rapport d’enquête interne conclut qu’il ne peut pas être exclu « que la société de transport ait versé des paiements de passage et qu’elle se soit engagée dans le financement illicite potentiel du terrorisme pour effectuer des activités de transport pour Ericsson ». De son côté, l’ICIJ indique que « les indices suggèrent qu’Asiacell s’est engagée dans la contrebande et potentiellement dans des paiements illégaux, directement et par l’intermédiaire d’Ericsson ». Au total, le montant des pots-de-vin versés à des membres de l’EI s’élèverait à 171 000 dollars entre 2016 et 2017, selon l’ICIJ.

Les générosités d’Ericsson avec Korek Telecom

Les journalistes ont également repéré des mouvements financiers suspects entre Ericsson et certains dirigeants de Korek Telecom, autre poids lourd des télécoms irakiennes avec lequel il a signé un partenariat stratégique en 2017 pour la refonte de son cœur de réseau IP. Cet opérateur a été fondé en 2000 à Erbil par la puissante famille Barzani. Son principal actionnaire et président du conseil d’administration à l’époque est Sirwan Barzani, neveu de Nechirvan Barzani, l’ancien président de la région semi-autonome du Kurdistan irakien. L’homme, qui dirige également une milice peshmerga, est très influent dans la région. Le rapport interne fait état d’une donation de 50 000 dollars, prétendument destinée à une association caritative liée aux peshmergas, dont les enquêteurs d’Ericsson n’ont pas pu identifier les bénéficiaires finaux. Par ailleurs, un autre membre du clan, Rasech Barzani, présenté comme un consultant de Korek, aurait à lui seul perçu 1,2 million de dollars pour avoir offert « des renseignements commerciaux et une facilitation auprès du président de Korek ».

Le rôle joué par Korek durant cette période soulève d’ailleurs de nombreuses interrogations. Allié des États-Unis, Sirwan Barzani a été un opposant de la première heure de l’État islamique. Pourtant, lorsque l’EI contrôlait Mossoul, sa société a toujours refusé de livrer la moindre information aux services de renseignement sur les membres de l’organisation terroriste, alors même que, selon une source de l’ICIJ, 60 % d’entre eux utilisaient des cartes SIM de Korek.

Le lourd passé du groupe Korek

La société de Sirwan Barzani a déjà fait l’objet de forts soupçons de corruption dans le passé, impliquant notamment, à son détriment, le groupe Orange. En 2011, le fleuron français des télécoms est en effet devenu actionnaire de l’opérateur kurde par l’intermédiaire d’une joint-venture constituée avec le groupe de logistique koweïtien Agility Public Warehousing. Baptisée Irak Telecom, cette dernière pose à l’époque 810 millions d’euros (dont 430 millions pour Orange) sur la table pour prendre 44 % des parts de l’entreprise. Cerise sur le gâteau, Irak Télécom a négocié une option pour l’achat de 7 % de parts supplémentaires du capital qui lui permettait théoriquement de prendre le contrôle de l’entreprise trois ans plus tard. Les débuts sont prometteurs pour Orange qui cherche alors des débouchés à l’international. Déjà présent en Jordanie et en Égypte, le Français fait état, en 2013, d’une forte croissance de sa clientèle et de ses revenus au pays de l’or noir. Mais, dès 2014, un premier coup de théâtre vient doucher ses ambitions. La CMC, le gendarme irakien des télécoms, invalide purement et simplement le contrat, officiellement pour non-respect des engagements en matière d’infrastructures et d’entretien du réseau de Korek. Dans la foulée, Irak Telecom se voit interdire l’exercice de son option d’achat. Malgré les différents recours de l’entreprise française, le régulateur irakien décidera en 2019 de saisir ses parts au profit de trois hommes d’affaires irakiens. Parmi eux, le patron de Korek, Sirwan Barzani. La presse internationale, notamment le Financial Times, a évoqué des faits supposés de corruption entre Sirwan Barzani et un dirigeant de la CMC, Ali Naser Al-Khwildi. La direction d’Ericsson avait-elle connaissance des anciennes pratiques et des méthodes pour le moins discutables de l’opérateur irakien ?

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Toujours est-il que cette affaire tombe au plus mal pour l’entreprise suédoise, déjà surveillée de près par les autorités américaines. En décembre 2019, elle signait un accord transactionnel d’un milliard de dollars pour geler les poursuites engagées à son encontre par le département de la justice (DOJ) en vertu du Foreign Corrupt Practices Act, la loi extraterritoriale américaine punissant la corruption à l’étranger. En cause, des dizaines de millions de dollars de paiements irréguliers entre 2010 et 2016 dans au moins cinq pays (la Chine, le Vietnam, l’Indonésie, le Koweït et Djibouti). Ericsson, qui avait alors pris un engagement de transparence sur toutes ses activités internationales, a bien transmis à la justice américaine son enquête interne sur l’Irak, pays où ses « ventes nettes totales » de 2011 à 2018 se sont élevées à 1,9 milliard de dollars. Mais, au vu des révélations du ICIJ, le DOJ estime désormais que les informations fournies étaient insuffisantes. Ericsson n’en a pas fini avec les démêlés judiciaires qui la confronte à son histoire récente au Moyen-Orient.

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