La stratégie militaire est-elle guidée par des lois immuables ? Ou change-t-elle de nature avec le temps et selon les pays ? L’analyse du général Benoît Durieux, codirecteur, avec l’historien Olivier Wieviorka, d’un livre somme : Les Maîtres de la stratégie. De Sun Zi à Warden (Seuil).
Article paru dans le N57 : Ukraine Le monde d’après
Entretien avec le général Benoît Durieux
Propos recueillis par Charles-Henri d’Andigné
Pourquoi ce livre ?
Deux facteurs nous ont incités à publier cet ouvrage. D’abord l’évolution très rapide du contexte géopolitique : plus que jamais, nous avons besoin de penser, de parler stratégie. Ensuite, un tel ouvrage n’existait pas en France, ni d’ailleurs aux États-Unis, à savoir un ouvrage qui analyse les réflexions des principaux auteurs dans ce domaine.
Il y a de nombreuses définitions de la stratégie dans votre ouvrage. Quelle est la vôtre ?
La stratégie est la combinaison dans le temps d’actions militaires et non militaires pour atteindre un objectif politique avec des ressources limitées, dans un contexte de compétition ou de conflit. Nous avons ainsi affaire à trois dialectiques : celle du présent et de l’avenir, du court terme et du long terme ; ensuite, la dialectique entre nous et notre adversaire, qui a comme nous des objectifs, une volonté et des raisons de se battre – ce que l’Occident a tendance à oublier ; la troisième dialectique, c’est entre les moyens matériels et les fins politiques : quel est le bon degré d’ambition, et quels moyens faut-il mettre en œuvre pour y parvenir.
Concernant les raisons de se battre de l’adversaire, que l’Occident appréhende mal, à quoi faites-vous allusion ?
Si vous prenez l’opération de la communauté internationale en Afghanistan, ou celle de la France au Sahel, je pense que nous n’avons pas suffisamment prêté attention aux objectifs de nos adversaires. Quand on se limite à ses propres objectifs pour penser l’action, et que l’on considère l’adversaire comme un « terroriste », on se comporte comme un policier vis-à-vis d’un délinquant, pas comme un stratège. Dans le cas d’un djihadiste, il faut considérer sérieusement les mobiles qui sont les siens. Nul ne risque sa vie sans raisons. Tant qu’on n’a pas compris ces raisons en question, on court au-devant de grands déboires.
Comment s’articulent le politique et le militaire dans une réflexion stratégique ?
C’est le dirigeant politique qui décide, bien entendu. Mais il serait simpliste et faux d’imaginer que le politique imagine la solution et que le militaire l’exécute. En cas de crise grave, le politique pense recourir à la force ; le militaire propose alors des options stratégiques, à savoir des options militaires qui ont une dimension politique. Il y a donc un dialogue entre le politique et le militaire. Et le politique pourra décider, in fine, de renoncer à l’action militaire envisagée.
Vous faites la distinction entre les stratégistes et les stratèges ; peu nombreux sont ceux qui sont les deux en même temps. Il y a Foch…
Le stratège est sur le terrain, à la manœuvre. Le stratégiste élabore une réflexion à partir des stratégies. Certains sont les deux, comme Foch, en effet. Clausewitz est un stratégiste, bien sûr, mais, sans parvenir aux plus hautes responsabilités militaires, il a tout de même occupé des postes assez importants. Est-ce pour autant un stratège ? Il y a Mao, qui s’inscrit dans cette liste, il y a le général Beaufre, qui a écrit sur la stratégie et qui a été stratège. Bernard Brodie n’a été que stratégiste. La plupart des personnalités présentées dans notre livre ont exercé des responsabilités dans le domaine de la guerre.
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Alexandre de Marenches, directeur des services secrets pendant onze ans, regrettait qu’en France on fasse étudier aux militaires Clausewitz et non pas Sun Zi. A-t-il été entendu, et êtes-vous d’accord avec lui ?
Je crains que Marenches n’ait été très optimiste : dans mes études militaires, étant jeune, je n’ai jamais étudié Clausewitz ! Mais depuis quelques années, à l’École de guerre comme au Centre des hautes études militaires, l’accent a été mis sur la stratégie : on y étudie et Clausewitz et Sun Zi. Et oui, je suis d’accord sur la nécessité pour un militaire de connaître Sun Zi. En sachant qu’il est très difficile à lire, contrairement à ce que l’on pourrait croire au regard de la brièveté de L’art de la guerre. D’où la nécessité de passer par un spécialiste comme Yann Couderc, qui lui consacre un chapitre de notre livre, pour interpréter sa pensée.
Pourquoi Clausewitz, dont vous êtes un spécialiste, est-il aussi connu ?
Clausewitz a été très lu en France après la guerre franco-prussienne de 1870. Les Français, qui cherchaient à comprendre leur défaite, voyaient dans Clausewitz l’inspirateur des victoires prussiennes, l’analyste de Napoléon – celui qui avait su percer le secret de ses victoires. Et après une éclipse, il a connu un regain d’intérêt dans les années 1970, notamment grâce à Raymond Aron. Enfin, il a été très lu dans les cercles marxistes : le lien entre guerre et politique trouvait des échos dans la théorie marxiste.
Le chapitre sur Machiavel fait ressortir l’importance de l’aspect moral de la stratégie militaire…
On ne trouve pas cet élément dans toutes les contributions, mais on le trouve chez Sun Zi, chez Machiavel en effet, chez Clausewitz, chez Guibert, chez Foch, chez Beaufre… C’est une constante. Tous ces auteurs soulignent le rôle de la volonté, mais pas seulement celle du chef, celle aussi du soldat et de la collectivité. La guerre, ce n’est pas seulement deux généraux qui s’affrontent et qui jouent aux échecs. L’aspect moral et psychologique est très important. Il est même premier chez tous les auteurs de la guerre révolutionnaire, Mao, Galula, Lacheroy…
Y a-t-il une mondialisation de la stratégie, ou bien y a-t-il encore une école française, une école allemande, une école américaine… ?
La stratégie, à partir du moment où elle envisage l’affrontement contre l’autre, est nécessairement internationale. Si nous avons choisi ces auteurs, c’est que nous avons considéré qu’ils faisaient partie d’une sorte de patrimoine commun de l’humanité en matière de réflexion stratégique. Néanmoins, cela n’empêche pas que perdurent des cultures stratégiques. En Europe, on n’envisage pas la guerre de la même façon que les Américains, par exemple. La société américaine est née de l’affrontement avec la force occupante britannique. D’où une méfiance américaine qui a longtemps existé contre l’institution militaire. La guerre, pour les Américains, doit être faite très vite, avec toute la violence nécessaire, pour ramener les boys à la maison. Et comme les États-Unis sont une île-continent, les militaires ne vivent pas à côté du pays à qui ils ont fait la guerre (Irak, Afghanistan, etc.). Si vous êtes français et que vous faites la guerre aux Allemands, le jour d’après, les Allemands seront toujours là, il vous faudra vivre avec… Si vous l’oubliez, vous le payez très cher très longtemps. C’est un des éléments qui expliquent les différences d’approches.
Est-on passé, au xixe siècle, de la guerre à l’ancienne à la guerre totale ? D’un côté, une guerre contre des adversaires avec qui on fera la paix, et de l’autre, une guerre d’anéantissement, où l’adversaire est un ennemi absolu à éradiquer. Ce qui aurait des conséquences sur la stratégie…
Tant Machiavel que Clausewitz considèrent qu’il y a deux types de guerre : les guerres qui visent à conquérir un territoire, et officialisées par des négociations. Et puis les guerres qui visent à anéantir l’adversaire (la guerre totale, où toute la société est mise à contribution, c’est autre chose ; elle n’a jamais existé, c’est une tendance). La Première Guerre mondiale commence comme une guerre du premier type. Et peu à peu, elle va basculer dans une guerre du deuxième type, où le but est d’éliminer l’adversaire. Mais cela ne veut pas dire que la guerre de la première espèce est morte à l’époque contemporaine.
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Un certain nombre de stratégistes (Foch, Mahan…) parlent du rôle important de la culture générale. Qu’en pensez-vous ?
Cela me semble essentiel. De Gaulle disait que la culture générale est la meilleure école de commandement. C’est indispensable, parce que, pour réfléchir sur la guerre et la paix, donc sur la stratégie, il faut d’abord connaître l’histoire, et, le plus possible, comprendre les sociétés. La guerre n’est pas un acte technique indépendant du reste. Il faut comprendre la société, la sienne propre et celle de l’adversaire. Il faut comprendre l’économie, également. Il faut comprendre la politique, l’art, que sais-je. Tout cela, que l’on regroupe sous l’expression « culture générale », est essentiel pour appréhender les uns et les autres et élaborer une stratégie.