<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La doctrine du canard laqué : comment la tradition stratégique chinoise menace la souveraineté du Japon

12 décembre 2025

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La doctrine du canard laqué : comment la tradition stratégique chinoise menace la souveraineté du Japon

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Face à une large offensive de Pékin, le Japon se retrouve au cœur d’un test géopolitique majeur. La stratégie chinoise, inspirée d’une tradition stratégique millénaire, vise à affaiblir la souveraineté japonaise et à remodeler l’ordre régional en faveur de la Chine.


Stephen R. Nagy est professeur de politique et d’études internationales à l’Université chrétienne internationale de Tokyo et chercheur principal au MacDonald Laurier Institute (MLI).


« 借刀杀人 » (Jiè dāo shā rén) — Tuer avec un couteau emprunté.

Lorsque le Premier ministre chinois Li Qiang a soudainement annulé sa rencontre prévue avec la Première ministre japonaise Sanae Takaichi en mai 2025, au prétexte de ses « remarques inappropriées » sur Taïwan, beaucoup y ont d’abord vu un simple accès de mauvaise humeur diplomatique. Mais la vaste campagne qui a suivi — opérations de désinformation coordonnées, démonstrations navales inédites dans les eaux japonaises, coercition économique ciblée, remise en cause publique de la souveraineté japonaise sur Okinawa, annulation de personnalités culturelles, perturbations lors d’événements sportifs internationaux et menaces à peine voilées contre journalistes et dirigeants d’entreprise — a révélé une dynamique bien plus systémique.

Il ne s’agissait pas d’un simple « grignotage » progressif, mais d’une opération méthodiquement construite. Pékin semblait déterminé à transformer le Japon en un canard laqué : le découper morceau par morceau pour mieux le consommer.

Comprendre cette campagne implique d’examiner comment le Parti communiste chinois (PCC) associe tradition stratégique ancienne, idéologie marxiste-léniniste et récits contemporains de ressentiment pour atteindre ses objectifs. Cette démarche constitue une fusion particulière de ce que l’analyste Christopher Ford décrit comme « de la chair confucéenne sur des os réalistes », animée par une insécurité révolutionnaire et par la mémoire soigneusement instrumentalisée du « Siècle de l’humiliation ».

La fondation idéologique : quand le marxisme rencontre la Chine impériale

La vision du monde du PCC repose sur la dialectique marxiste-léniniste, selon laquelle l’histoire progresse par contradictions et où le capitalisme porte en lui les germes de sa propre destruction. Dans cette lecture, les États socialistes incarnent l’avant-garde du développement humain, tandis que les démocraties libérales sont considérées comme des systèmes voués à disparaître, des reliques destinées au « tas de cendres de l’histoire ». Ainsi, la montée de la Chine et le déclin des États-Unis sont présentés comme des trajectoires inéluctables, qu’il suffit d’accélérer.

Mais ce squelette idéologique est revêtu d’une chair spécifiquement chinoise. Le PCC y greffe un récit de restauration nationale centré sur le « Siècle de l’humiliation » (1839–1949), une mémoire historique soigneusement entretenue mettant en avant exploitation étrangère, traités inégaux et pertes territoriales. Ce récit permet notamment :

  • de légitimer le PCC comme protecteur de la Chine contre le chaos ;
  • de justifier une politique étrangère offensive comme réparation d’injustices historiques ;
  • de qualifier toute résistance aux demandes chinoises de prolongement d’une agression impérialiste.

Cette synthèse nourrit une politique étrangère mêlant références confucéennes à l’harmonie hiérarchique et objectifs fondamentalement réalistes. Le « réalisme moral » de Yan Xuetong illustre cette logique : il affirme que la puissance découle de l’autorité morale (王道, wangdao) et non de la coercition brute (霸道, badao), tout en définissant cette moralité comme l’alignement avec les intérêts du PCC.

Une stratégie millénaire appliquée au XXIe siècle

La tradition stratégique chinoise offre les outils tactiques permettant de concrétiser cette vision. L’Art de la guerre de Sun Tzu (孫子兵法) reste central : vaincre sans combattre par la tromperie et la manipulation. Les Six Enseignements secrets (六韬) insistent sur la mobilisation de toutes les ressources de l’État — économiques, politiques, culturelles. Les Trois Stratégies (三略) articulent influence civile et militaire. Les Trente-six Stratagèmes (三十六計) proposent une palette de tactiques indirectes : « tuer avec un couteau emprunté », « profiter d’une maison en feu », « sacrifier le prunier pour sauver le pêcher ».

La doctrine moderne de l’APL s’inscrit dans cette continuité. La Guerre hors limites (超限战), rédigée par Qiao Liang et Wang Xiangsui, prône une « guerre sans limites » fondée sur cyberattaques, coercition économique, guerre juridique, manipulation médiatique et perturbations sociales. Elle rejette la vision clausewitzienne traditionnelle au profit d’approches hybrides exploitant toutes les asymétries simultanément.

Face au gouvernement Takaichi, cette doctrine s’est incarnée dans une campagne multidomaine :

Information : désinformation sur Okinawa, amplification de groupes pro-indépendance des Ryukyu, présentation de Takaichi comme une militariste irresponsable.

Économie : restrictions ciblant des secteurs tels que les terres rares ou le tourisme, pressions sur les entreprises japonaises en Chine.

Militaire : déploiements navals massifs autour du Japon, normalisation de la présence chinoise sans confrontation directe.

Culture : interdiction d’artistes et produits culturels japonais.

Élites et droit : encouragement de personnalités pro-Pékin comme Hatoyama Yukio, menaces sur les élites actuelles, production académique contestant la souveraineté japonaise sur Okinawa.

L’objectif n’est pas une avancée graduelle, mais un démembrement simultané. C’est la logique du canard laqué : entamer la cible de tous côtés jusqu’à rendre la résistance vaine.

Les objectifs immédiats de Xi et les ambitions stratégiques

Les ambitions de Pékin à court terme sont claires : forcer Takaichi à retirer ses propos sur Taïwan, l’affaiblir politiquement au point de provoquer son départ, favoriser un Premier ministre conciliant, affaiblir l’alliance États-Unis–Japon, nuire à la réputation internationale du Japon et détourner l’attention du public chinois de ses difficultés économiques.

Ces objectifs servent un dessein plus large : rétablir une hiérarchie régionale sino-centrique. Comme le note Ford, le PCC hérite d’une vision où la Chine occupe naturellement le centre moral et civilisationnel, les États voisins lui reconnaissant un rôle supérieur — comme dans l’ancien système tributaire.

Une victoire politique contre le Japon offrirait une démonstration puissante : les démocraties peuvent être contraintes, les alliances divisées, la souveraineté redéfinie sous pression.

Une région sous pression et un ordre remis en cause

Si Pékin parvient à renverser le gouvernement Takaichi ou à le neutraliser, les conséquences seraient majeures. Le Japon pourrait perdre une partie de son autonomie stratégique : les dirigeants s’autocensureraient sur Taïwan, les droits humains, la défense ou l’alliance américaine. Une telle capitulation de la première démocratie asiatique dotée de la plus forte alliance régionale enverrait un message clair à tous ses voisins : aucun pays, même riche et technologiquement avancé, ne peut résister à une pression chinoise totale.

Cet effet domino ouvrirait la voie à un ordre régional où :

  • la souveraineté devient conditionnelle ;
  • le droit international cède face à la coercition ;
  • l’espace informationnel est saturé de propagande et de menaces ;
  • la solidarité démocratique est fragmentée, chaque pays étant isolé.

À l’échelle mondiale, ce serait un tournant : un ordre où la force prévaut sur le droit, où l’histoire devient malléable, où la vulnérabilité des démocraties est démontrée.

Le Japon face à la nécessité d’une résistance stratégique

Résister à une offensive aussi globale exige une réponse tout aussi globale.

Renforcer la résilience informationnelle. Le Japon doit traiter la désinformation comme une menace de sécurité nationale : équipes de réaction rapide, programmes d’éducation aux médias, coopération avec alliés et plateformes, stratégie diplomatique proactive pour lutter contre la réécriture chinoise de l’histoire.

Diversifier l’économie et réduire la dépendance. Le Japon doit accélérer la diversification de ses chaînes d’approvisionnement, réduire sa dépendance à la Chine, renforcer la collaboration avec Inde, Vietnam et autres partenaires, travailler avec le G7 sur les contrôles d’exportation et créer des corridors économiques protégés.

Moderniser les alliances et bâtir des coalitions de puissances moyennes. L’alliance avec les États-Unis reste essentielle mais insuffisante. Le Japon doit renforcer les partenariats trilatéraux avec Australie, Corée du Sud, Inde, coopérer davantage avec l’Europe, soutenir l’ASEAN tout en bâtissant de nouvelles alliances mini-latérales.

Contrecarrer la guerre juridique. Il faut financer des recherches juridiques sur la souveraineté, soutenir les institutions fondées sur le droit, documenter systématiquement la coercition chinoise.

Consolider les fondations démocratiques internes. La résistance externe dépend de la robustesse interne. Le gouvernement doit obtenir des résultats économiques, réduire les inégalités que Pékin exploite, renforcer les institutions démocratiques et construire un récit national mobilisateur.

La résistance n’est pas futile

La campagne chinoise contre le Japon est un test : les démocraties peuvent-elles préserver leur souveraineté face à une pression autoritaire totale ?

Le PCC présente l’accommodement comme rationnel et la résistance comme illégitime. Mais l’histoire n’est pas écrite d’avance. Le récit du « Siècle de l’humiliation » invisibilise les choix chinois passés et impose un cadre biaisé.

Le Japon, soutenu par ses partenaires, possède les ressources économiques, technologiques et institutionnelles pour résister. Le coût sera élevé ; celui de la capitulation serait bien plus lourd : un ordre où la souveraineté devient une faveur accordée par Pékin.

« 七転び八起 » (Nanakorobi yaoki) — Tomber sept fois, se relever huit.

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Stephen R. Nagy

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