<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La fondation d’aide humanitaire. À l’avant-garde de la nouvelle Turquie

25 novembre 2024

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Photo : Le président turc Recep Tayyip Erdogan adresse un salut militaire à ses partisans lors d'un rassemblement à Kayseri, en Turquie, 2019. // SIPA_1910191856

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La fondation d’aide humanitaire. À l’avant-garde de la nouvelle Turquie

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Depuis deux décennies à la pointe des avancées diplomatiques turques, la Fondation pour les droits de l’homme et les libertés et l’aide humanitaire (İnsan Hak ve Hürriyetleri ve İnsani Yardım Vakfı, ou IHH) plante ses drapeaux du Maroc à l’Indonésie et au-delà. Sous le diptyque humanitaire et religion, l’IHH met au service d’Ankara un vaste réseau planétaire.

Article paru dans la Revue Conflits n°54, dont le dossier est consacré aux ONG, bras armés des États.

Tancrède Josseran

Tout commence à l’orée des années 1990 alors que la Yougoslavie s’embrase. Une poignée d’activistes islamo-conservateurs décident de jeter les bases d’une organisation d’aide aux musulmans de Bosnie. Très vite, les volontaires et les dons affluent. Jeunes, motivés, unis par un idéal commun, les pionniers de l’IHH se sentent investis d’une mission particulière. Leur engagement leur apparaît comme le meilleur moyen de transcender la banalité terne du quotidien, d’œuvrer à l’islamisation des masses et à la régénérescence du pays. Mais bientôt, l’horizon balkanique leur semble trop étroit et l’ONG élargit son action à d’autres théâtres : Tchétchénie, Palestine, Bangladesh, Birmanie.

Dieu le premier servi

Officiellement, l’IHH veut donner l’image la plus lisse possible. Son logo représente un globe terrestre orné d’une colombe de la paix. Seule la couleur verte évoque en filagramme le tropisme islamique. D’ailleurs, la fondation rappelle qu’elle intervient sur les cinq continents, y compris auprès de populations non musulmanes comme à Haïti et au Japon. Ainsi, après le séisme de 2010, l’IHH a envoyé 33 tonnes de fournitures humanitaires à Port-au-Prince. Active dans 120 pays, l’IHH emploie 100 000 bénévoles et siège au Conseil économique et social des Nations unies. Un organisme consultatif qui regroupe 4 000 ONG. Toutefois, cette consécration internationale ne doit pas faire oublier les racines originelles de l’organisation. Intimement lié à la mouvance islamo-conservatrice, l’IHH a toujours relayé les mots d’ordre du Parti de la justice et du développement de Recep Tayyip Erdogan (AKP). Le retour de la basilique Sainte-Sophie au culte islamique a longtemps été une de ses revendications phares. En outre, l’organisation joue le rôle de pépinières de cadres. De nombreux dirigeants vont et viennent de l’ONG aux couloirs des ministères.

Avec un budget de 30 millions de dollars, trois sources irriguent l’IHH. Tout d’abord viennent les dons des particuliers. De nombreuses familles dévotes versent l’aumône de cette façon. Ensuite, les entrepreneurs de la mouvance islamique y voient l’occasion d’élargir leur carnet d’adresses, de s’attirer les bonnes grâces de l’AKP et de ses caisses de résonance médiatiques. À la clé, ils guignent de nouveaux marchés. Enfin, il semble que de l’argent afflue des pétromonarchies du Golfe comme le Qatar. Dans ses collectes des fonds, l’IHH jouit d’une exonération fiscale totale et dispose d’une liberté absolue pour mener ses campagnes sans avoir de compte à rendre aux autorités.

Très active en Afrique, en particulier au Sahel et dans la Corne de l’Afrique, l’IHH cherche la visibilité grâce à des projets concrets. Ces derniers comprennent entre autres distribution de nourriture, forage de puits, dépistage médical. Dans un pays en faillite comme la Somalie, l’ONG s’est même presque substituée à l’État. Surtout, l’IHH a compris l’importance de l’image. Ainsi, le projet cataracte a permis à des dizaines de milliers de personnes d’être soignées. Chaque opération est retransmise sur les réseaux sociaux.

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Si la fondation déploie ses efforts sur toute la planète, certaines régions paraissent davantage favorisées. L’arc islamique, de l’Atlantique à l’océan Indien, fait figure de cœur de cible. C’est aussi le centre de gravité de la politique étrangère d’Ankara. L’ONG a un double avantage. D’une part, elle permet à la Turquie de rehausser son statut de puissance humanitaire islamique. D’autre part, en cas de problème, elle n’a pas à assumer. Ce soutien à distance se heurte néanmoins aux limites de la realpolitik. Face à l’Occident, la Turquie a besoin des puissances émergentes et donc de Pékin. Aussi, l’IHH comme la diplomatie turque gardent profil bas sur le sort des Ouïghours. Tout l’inverse du Mali, où la Turquie défie Paris dans son pré carré africain.

Juste après le coup d’État qui a renversé le président Keita jugé proche de la France, le ministre turc des Affaires étrangères a été le premier haut responsable non africain à visiter ce pays du Sahel. Lors d’une conférence de presse, l’IHH a ensuite annoncé que la fondation construirait quatre mosquées et trois dispensaires. Cette association est loin d’être anodine. L’humanitaire turc trace une voie propre à rebours des codes occidentaux. À la différence des ONG du nord adeptes du progressisme sociétal, l’IHH porte au pinacle les valeurs locales et nationales (milli ve yerli). L’islam antidote au matérialisme y a naturellement toute sa place. En un mot, les Turcs estiment qu’il n’y a pas de soin des corps sans soin des âmes.

Cette diplomatie humanitaire se transforme parfois en diplomatie tout court.

Aux Philippines, l’IHH a œuvré au dialogue entre la minorité musulmane moro (5 % de la population) et le pouvoir central. Le processus de paix a débouché sur la création d’une région autonome.

Plus significatif encore est l’activisme effréné de l’organisation en Palestine. Elle répond à l’origine à l’attitude équivoque d’Ankara envers l’État hébreu. Tel-Aviv, quelles que soient ses tares, joue aux yeux d’Erdogan le rôle d’utile contrepoids à une trop grande influence iranienne. De plus, Israël demeure la seule porte ouverte aux camions turcs vers le Moyen-Orient. C’est enfin par la Turquie que passe l’oléoduc qui approvisionne Israël en pétrole azéri. Pour toutes ces raisons, Erdogan, hormis une rhétorique musclée destinée à sa base anatolienne, n’a rien de concret à proposer. C’est là que l’IHH entre en scène et palie aux affres de la realpolitik.

Le message est simple : « Si la raison d’État nous interdit certains gestes, l’IHH permet de montrer que notre cœur lui est ailleurs. » Tel est l’objectif à partir des années 2010 de la flottille « pour la paix » et de son navire amiral le Mavi Marmara. L’accostage brutal des bateaux qui tentaient de briser le blocus de Gaza offre à Ankara une magnifique occasion de se victimiser. Elle apparaît dès lors comme l’unique puissance non violente capable de braver Israël.

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L’arrière-monde de l’IHH

Bien que l’IHH jouisse d’une reconnaissance internationale et qu’elle n’apparaisse sur aucune liste noire du département d’État, la fondation suscite l’attention des services occidentaux.

Dès les années 1990, la fondation est soupçonnée de servir de couverture à des cellules d’Al-Qaïda. Lorsque la guerre en Syrie éclate, l’ONG semble avoir ponctuellement fourni une aide logistique à l’insurrection, en particulier au Front al-Nosra. À ceux qui lui reprochent sa proximité avec le Hamas à Gaza, l’ONG rétorque qu’il est bien naturel pour une organisation humanitaire de travailler avec les autorités constituées, quelles qu’elles soient. Bien entendu l’ONG est interdite en Allemagne et en Israël.

Pourtant, au-delà de ces connexions, c’est l’osmose de la fondation avec l’appareil de renseignement turc qui interroge le plus. Ainsi, plusieurs responsables de l’ONG ont effectué de fulgurantes carrières au sein de l’Organisation national du renseignement (MIT). D’autres ont même suivi l’ancien directeur du MIT, Hakan Fidan, à son nouveau poste de ministre des Affaires étrangères.

En définitive, le plus grand succès de l’IHH réside sans doute dans sa capacité à avoir imposé un récit alternatif aux ONG occidentales. La fondation a infusé l’idée que l’aide turque aux pays du Sud n’était pas une aumône condescendante, mais un juste retour des choses entre peuples subissant le même joug de l’Occident collectif.

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À propos de l’auteur
Tancrède Josseran

Tancrède Josseran

Diplômé de Sorbonne-Université, il est chercheur associé à l’Institut de stratégie comparé.

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