L’attaque de Pahalgam a embrasé les relations entre l’Inde et le Pakistan. Mais elle a aussi réintroduit la Chine dans le jeu complexe du Cachemire.
Le Dr Jagannath Panda est directeur du Centre de Stockholm pour les affaires sud-asiatiques et indo-pacifiques à l’Institut pour la sécurité et le développement en Suède, et professeur à l’Université de Varsovie. Il est également chercheur principal au Centre d’études stratégiques de La Haye aux Pays-Bas et rédacteur en chef de la série Routledge Studies on Think Asia.
Article original paru sur Geopolitika. Traduction de Conflits
L’attaque terroriste de Pahalgam, perpétrée en avril 2025 par le groupe The Resistance Front (TRF) soutenu par le Pakistan, n’était pas simplement un nouvel épisode de la longue saga des hostilités entre l’Inde et le Pakistan. Il s’agissait d’un signal d’alarme dans un théâtre géopolitique plus vaste et plus complexe qui inclut désormais sans équivoque la Chine.
Dans l’ensemble, la réaction de l’Inde a été forte, rapide et affirmée au-delà de la frontière contre les groupes terroristes hébergés au Pakistan. Le lancement de l’opération Sindoor, une riposte militaire précise visant les infrastructures terroristes de part et d’autre de la ligne de contrôle (LoC), a marqué une évolution décisive dans la doctrine de dissuasion de l’Inde, indiquant une stratégie de tolérance zéro contre le terrorisme. Plus qu’une frappe tactique, il s’agissait d’un message : l’Inde répondra avec détermination, et non avec retenue, lorsque ses civils seront attaqués.
L’opération présentait des parallèles évidents avec les frappes aériennes de Balakot en 2019, mais le contexte avait changé. Le climat régional en 2025 est beaucoup plus explosif, avec des tensions trilatérales qui couvent dans l’Himalaya.
L’incident de Pahalgam a mis en évidence des fractures profondes dans la matrice du pouvoir régional. La posture stratégique de la Chine après ces événements, marquée par un silence ostensible, un langage sélectif et une diplomatie évasive, souligne la contradiction croissante entre l’image qu’elle se donne d’une puissance mondiale responsable et son comportement opérationnel en Asie du Sud. En refusant de reconnaître la dimension terroriste de ces attaques ou de faire pression sur son proche partenaire, le Pakistan, Pékin révèle une réticence inquiétante à agir comme une véritable force stabilisatrice dans la région. Les contradictions de sa position ne font que s’accentuer et devenir chaque jour plus évidentes aux yeux du monde entier.
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La Chine est-elle réellement attachée à la paix et à la stabilité régionales, ou est-elle prisonnière d’alignements stratégiques dépassés qui privilégient l’avantage géopolitique au détriment de la responsabilité normative ? Une puissance qui se présente comme l’architecte de l’ordre mondial peut-elle se permettre de compromettre sa crédibilité en protégeant un État associé au terrorisme transfrontalier ? Quelle devrait être la réponse stratégique de l’Inde à cette guerre de l’ombre ?
L’équilibre de Pékin : neutralité ou collusion stratégique ?
À la suite des représailles de l’Inde, le monde a observé attentivement les retombées diplomatiques. La réponse de la Chine a été un modèle d’ambiguïté calculée. Pékin a qualifié l’action militaire de l’Inde de « regrettable », tout en omettant ostensiblement de condamner l’attaque terroriste elle-même. Le ministère chinois des Affaires étrangères n’a fait aucune mention des victimes de Pahalgam, ni des liens du TRF avec le Pakistan. Au contraire, Pékin a continué à insister sur la « retenue » et le « dialogue », reprenant ainsi un discours qui a souvent permis à Islamabad d’échapper à la condamnation internationale.
Ce comportement n’est pas tout à fait nouveau de la part des dirigeants chinois. Pékin a exercé à plusieurs reprises son droit de veto au Conseil de sécurité des Nations unies pour bloquer la désignation de terroristes connus basés au Pakistan, notamment Sajid Mir, un commandant du Lashkar-e-Taiba impliqué dans les attentats de Mumbai du 26 novembre 2008. Ce modèle de protection diplomatique souligne le calcul stratégique de la Chine : le Pakistan est plus qu’un allié, c’est un pilier de la stratégie de Pékin en Asie du Sud et un tampon contre l’ascendant régional de l’Inde.
Ce qui rend la position de la Chine particulièrement problématique, c’est son refus persistant de faire la distinction entre les actions antiterroristes de l’Inde et son comportement agressif. Les médias d’État chinois et le discours officiel confondent fréquemment les réponses indiennes le long de la ligne de contrôle (LoC) avec un comportement assertif le long de la ligne de contrôle effectif (LAC), créant ainsi un récit dans lequel l’Inde est présentée comme un agresseur régional. Cette distorsion permet à Pékin de s’aligner simultanément sur les perspectives sécuritaires du Pakistan tout en conservant une neutralité superficielle.
De plus, le comportement de la Chine reflète son approche géopolitique plus large : les menaces internes telles que le « séparatisme ouïghour » sont combattues par une violence étatique sans compromis, tandis que les menaces externes qui touchent des voisins comme l’Inde sont compartimentées ou ignorées. Cette indignation sélective est révélatrice du double standard de Pékin en matière de terrorisme et de souveraineté nationale.
Guerres par procuration et partenaires silencieux : redessiner la carte diplomatique
Au-delà de la rhétorique, l’alignement de Pékin sur le Pakistan est ancré dans des intérêts concrets. Le Corridor économique Chine-Pakistan (CPEC), joyau de l’initiative « Belt and Road » (BRI) de Xi Jinping, traverse le Cachemire occupé par le Pakistan. Ce projet d’infrastructure ne concerne pas seulement des routes et des pipelines, mais aussi la profondeur stratégique. Toute remise en cause par l’Inde du statu quo territorial menace les investissements du Pakistan et de la Chine, scellant ainsi la logique de la complicité indirecte de Pékin.
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Cette complicité s’étend à la sphère diplomatique. Dans les forums multilatéraux tels que l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), la Chine a systématiquement bloqué les tentatives de l’Inde de mettre en évidence le rôle du Pakistan dans le financement du terrorisme transfrontalier. Au contraire, la Chine promeut des cadres de lutte contre le terrorisme qui s’alignent parfaitement sur son propre discours national, en particulier en ce qui concerne le Xinjiang, tout en évitant commodément les questions qui impliquent le Pakistan.
Pendant ce temps, le Pakistan continue de garder le silence sur la répression des musulmans ouïghours par la Chine, malgré son image autoproclamée de champion du monde islamique. Cet échange tacite de zones d’ombre — sur le terrorisme et les droits de l’homme — est devenu le fondement de l’axe sino-pakistanais. Et l’Inde, bien qu’elle marche sur des œufs sur des questions sensibles pour la Chine comme le Xinjiang, le Tibet et Taïwan, n’a reçu aucune contrepartie sous forme de neutralité diplomatique ou de soutien.
La géométrie géopolitique est claire : tandis que l’Inde et le Pakistan se disputent des frontières et des idéologies, la Chine joue le double rôle de facilitateur et de pare-feu pour Islamabad. Que ce soit dans le cadre de la diplomatie parallèle ou au sein des institutions mondiales, la Chine agit systématiquement pour atténuer la pression sur le Pakistan, renforçant ainsi un triangle stratégique qui désavantage New Delhi à tous les niveaux.
L’omission délibérée par Pékin des provocations pakistanaises et des violences transfrontalières dans ses communiqués de presse sur l’opération Sindoor suggère une posture stratégique calculée. Ce silence reflète l’alignement continu de la Chine sur le Pakistan, indiquant que des considérations géopolitiques plus larges l’emportent sur les préoccupations immédiates concernant l’instabilité régionale. En ne mentionnant pas publiquement le rôle d’Islamabad, la Chine signale son intention de préserver et de privilégier son partenariat stratégique de longue date avec le Pakistan.
Un appel à un réalignement stratégique de l’Inde
Dans cet écheveau d’intérêts de plus en plus complexe, l’Inde doit réévaluer sa doctrine vis-à-vis de la Chine. L’idée que Pékin puisse être un facteur de stabilité en Asie du Sud n’a guère de fondement dans la réalité. Au contraire, la Chine a toujours montré sa volonté de privilégier ses partenariats stratégiques et ses investissements plutôt que la paix régionale ou l’alignement normatif contre le terrorisme.
Une voie possible pour l’Inde serait d’adopter une stratégie de réciprocité normative. Si la Chine persiste à qualifier le Jammu-et-Cachemire de « territoire contesté », l’Inde pourrait commencer à aborder plus ouvertement les questions sensibles pour la Chine, notamment le Tibet, le Xinjiang, Hong Kong et peut-être même Taïwan, en réexaminant sa politique d’« une seule Chine ». Jusqu’à présent, l’Inde a largement respecté le principe de « sensibilité mutuelle » concernant les questions fondamentales de souveraineté. Alors que la Chine s’est montrée de plus en plus assertive dans l’internationalisation de la question du Cachemire, que ce soit par des interventions au Conseil de sécurité des Nations unies, des déclarations alignées sur celles du Pakistan ou des provocations cartographiques sélectives, l’Inde a évité tout commentaire réciproque sur les régions sensibles de la Chine. Cette retenue asymétrique a permis à la Chine de façonner son discours sans être contestée, tout en refusant à l’Inde la même déférence sur des questions essentielles à son unité nationale.
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En s’engageant plus ouvertement avec Taïwan, notamment dans les domaines du commerce, de la technologie et de la solidarité démocratique, l’Inde s’aligne sur d’autres démocraties telles que les États-Unis, le Japon et certaines parties de l’Europe qui ont progressivement normalisé leurs relations non officielles. Le renforcement des liens avec Taïwan offre également à l’Inde un accès à l’industrie manufacturière de pointe, en particulier dans le domaine des semi-conducteurs, où la société taïwanaise TSMC domine les chaînes d’approvisionnement mondiales, essentielles pour les secteurs technologiques et de la défense en Inde. Une dynamique plus étroite entre l’Inde et Taïwan pourrait s’inscrire dans une stratégie indo-pacifique plus large visant à contrebalancer l’assertivité chinoise dans la région, en particulier si elle s’accompagne de dialogues sur la défense tels que le Quad.
Des mesures explicites à l’égard de Taïwan risqueraient de provoquer de vives représailles diplomatiques, voire économiques, de la part de Pékin. Celles-ci pourraient prendre la forme de pressions frontalières le long de la LAC, de restrictions commerciales ou de cyberperturbations. Toute initiative concernant Taïwan aurait plus d’impact si elle était coordonnée avec des partenaires tels que les États-Unis, le Japon ou l’Australie. Un changement unilatéral pourrait n’apporter que des gains stratégiques limités tout en exposant l’Inde à des coûts disproportionnés.
Il est donc impératif que l’Inde continue d’investir plus massivement dans des coalitions multilatérales et minilatérales qui excluent ou contrebalancent la Chine, telles que le Quad, le trilatéral Inde-Japon-Australie et le renforcement des engagements de l’UE. L’aspiration de l’Inde à être reconnue comme une puissance internationale majeure, y compris dans le « Sud global », ne dépend pas uniquement de ses capacités matérielles, mais aussi de son influence normative, en particulier dans l’élaboration des discours mondiaux sur le terrorisme. Au lendemain de l’incident de Pahalgam, New Delhi pourrait devoir réajuster son approche en intensifiant sa collaboration avec les entrepreneurs normatifs mondiaux, notamment les puissances moyennes d’Europe et d’Asie, ainsi que la société civile transnationale et les institutions multilatérales. En outre, le rôle de premier plan joué par l’Inde dans des forums tels que le G20 et les BRICS lui offre des plateformes stratégiques lui permettant de redéfinir les discours sur la sécurité régionale et d’affirmer sa vision des normes en matière de lutte contre le terrorisme.
Sur le plan intérieur, l’Inde doit se préparer à un combat de longue haleine. La possibilité d’un scénario coordonné sur deux fronts – avec le Pakistan engagé dans une guerre asymétrique par l’intermédiaire d’acteurs proxys et de tactiques irrégulières, et la Chine fournissant une couverture stratégique et diplomatique – n’est plus hypothétique. Pour se préparer à cet environnement de menaces en évolution, l’Inde doit adopter une posture de sécurité globale et à long terme, englobant la modernisation militaire, la résilience institutionnelle et la préparation de la société. Le renforcement des infrastructures frontalières, l’amélioration des capacités de renseignement et de surveillance et le renforcement de la dissuasion stratégique doivent être des éléments non négociables de la feuille de route de l’Inde en matière de défense.
Le maintien d’un état de préparation prolongé nécessite une base industrielle de défense résiliente, des chaînes d’approvisionnement robustes et une planification financière. L’Inde doit poursuivre ses réformes afin de réduire sa dépendance à l’égard des importations d’armes étrangères, d’encourager la R&D locale et de créer des réserves stratégiques pour les matériaux essentiels. En outre, la mise en place de réseaux logistiques robustes, en particulier dans les États frontaliers et les régions de haute altitude, améliorera la mobilité des troupes et permettra de maintenir des déploiements à long terme. La synergie entre les secteurs civil et militaire dans les projets d’infrastructure tels que les routes, les aérodromes et les télécommunications le long des frontières occidentales et orientales est essentielle.
L’évolution du paysage des menaces exige que l’Inde dépasse les postures réactives. Le Pakistan et la Chine sont tous deux passés maîtres dans l’art d’utiliser la guerre de l’information et la désinformation pour influencer l’opinion publique et semer la discorde. L’Inde doit investir dans des capacités de lutte contre la désinformation, dans la communication stratégique et dans des campagnes de sensibilisation du public afin de renforcer la résilience régionale et sociétale face aux opérations psychologiques étrangères, domaine dans lequel Taïwan pourrait s’imposer comme un partenaire plus solide.
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New Delhi doit considérablement renforcer ses capacités en matière de guerre narrative, un effort stratégique visant à façonner les perceptions, à contrôler le discours et à influencer l’opinion internationale. Cela implique non seulement de contrer les discours adverses, mais aussi de présenter de manière proactive sa propre version des faits d’une manière qui trouve un écho auprès du public mondial. L’argumentaire de l’Inde contre le terrorisme basé au Pakistan, ainsi que le soutien tacite de la Chine par son silence diplomatique ou son cadrage sélectif, doivent être articulés avec clarté, crédibilité et autorité morale.
Pour être efficace, ce discours doit être diffusé sur de multiples plateformes mondiales – des Nations unies et des médias internationaux aux groupes de réflexion, forums universitaires et canaux de diplomatie numérique – afin de dénoncer le rôle déstabilisateur du Pakistan et de la Chine dans la région et d’aligner l’opinion internationale sur les préoccupations sécuritaires et les positions normatives de l’Inde. La décision d’envoyer des délégations dans 32 pays est un premier pas important. La publication de preuves crédibles, telles que des images satellites, la divulgation de traces financières ou l’interception de communications, peut renforcer davantage le fondement factuel du discours de l’Inde et prévenir les contre-allégations.
Pahalgam, un tournant
L’attaque terroriste de Pahalgam restera dans les mémoires non seulement pour son bilan humain, mais aussi pour ce qu’elle a révélé sur les changements tectoniques qui agitent les complexités du pouvoir régional. Ce fut un moment de lucidité : l’Inde n’est pas seulement confrontée à un voisin belliqueux, le Pakistan, mais aussi à une puissance rusée et hypocrite, la Chine, qui est prête à dissimuler le terrorisme derrière le voile de ses intérêts stratégiques. De plus en plus, les actions de la Chine – ou son inaction calculée – rendent ses contradictions stratégiques plus visibles pour la communauté internationale, remettant en question la cohérence de sa politique en Asie du Sud et affaiblissant sa prétention à l’impartialité dans la résolution des conflits régionaux. La voie à suivre pour l’Inde nécessite plus qu’une préparation militaire conventionnelle ; elle exige une réévaluation fondamentale des hypothèses stratégiques qui sous-tendent l’approche de l’Inde à l’égard de la Chine, en particulier en ce qui concerne le rôle de Pékin dans la formation, la facilitation ou le report des crises régionales.
Le défi de New Delhi est double. Elle doit dissuader les menaces asymétriques provenant de l’autre côté de la frontière, et elle doit décoder et contrer les facteurs plus discrets et plus insidieux qui favorisent ces menaces. Cela signifie non seulement des frontières plus solides, mais aussi une diplomatie plus affûtée. Non seulement de meilleures armes, mais aussi de meilleurs arguments. Menée de manière stratégique, la guerre narrative permet à l’Inde non seulement de défendre sa position, mais aussi de façonner l’agenda mondial en matière de terrorisme et d’ordre régional, renforçant ainsi sa revendication d’un leadership normatif en tant que puissance montante.
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Pahalgam a peut-être été une tragédie pour l’Inde, mais c’est aussi un point d’inflexion. Une nouvelle politique étrangère réaliste doit suivre. Car dans ce théâtre géopolitique, les ombres sont aussi dangereuses que les épées.