<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La lusophonie : un destin de langue

30 janvier 2021

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Lisbonne, entre le Tage et l'Atlantique.

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La lusophonie : un destin de langue

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Si le Brésil et le Portugal se considèrent historiquement comme deux pays frères, ces deux piliers de la lusophonie empruntent chacun des trajectoires divergentes depuis deux siècles. Pourtant, l’idée lusophone est régulièrement ravivée par Lisbonne, qui n’a jamais réellement fait le deuil de son empire.

 

 

Aux origines de la lusophonie, il y a l’idée luso-brésilienne, idée selon laquelle il existerait des liens fraternels et privilégiés entre le Portugal et le Brésil. Celle-ci émerge au XIXe siècle après l’indépendance politique de ce dernier (1822). Mais ce que Sébastien Rozeaux nomme « la préhistoire de la lusophonie » dans son étude majeure consacrée aux relations culturelles luso-brésiliennes[1] est une utopie poussivement entretenue par des intellectuels portugais établis au Brésil au XIXe siècle. De fait les élites politiques et intellectuelles de part et d’autre de l’Atlantique ont mobilisé de multiples ressorts culturels et identitaires de cette idée « luso-brésilienne » lorsqu’il s’agissait de penser le présent et le devenir de leur pays. Des revues littéraires à l’existence éphémère vantant cette communion linguistique et spirituelle ont paru à Rio de Janeiro comme à Lisbonne. Mais, à la promesse d’une exaltation de la race lusitanienne, souvent au détriment de l’identité brésilienne naissante, se sont succédé malentendus et équivoques entre les élites lisboètes et cariocas. Partant du postulat d’une fraternité ou d’une amitié luso-brésilienne, les intellectuels portugais et brésiliens ont tenté de forger une nouvelle relation transatlantique, se projetant sur cette terre d’avenir, mais sans y parvenir tout à fait. À l’indifférence portugaise se conjugue la lusophobie brésilienne.

 

Lusophonie officielle synonyme de néo-impérialisme

Tandis que le Brésil est terre d’avenir pour les écrivains portugais, considérée comme une sorte d’eldorado littéraire, l’ensemble de la presse lusophone témoigne d’un timide empressement à prendre au sérieux la vie culturelle brésilienne. Notamment sa littérature. Ce qui compte à Lisbonne est avant tout le besoin de retrouver une grandeur perdue, sentiment qui perdure tout au long du xixe siècle et est durement miné par l’échec d’un nouveau Brésil en Afrique. C’est que l’empire portugais connaît un déclin irréversible accéléré par l’ultimatum britannique de 1890, lequel enterre définitivement le projet d’une Afrique australe portugaise réunissant en un seul territoire l’Angola et le Mozambique : la fameuse carte cor de rosa.

Cette hantise d’un déclin perçu comme inexorable habite l’esprit des romantiques, mais elle est également partagée par les Espagnols qui s’accrochent aux décombres de leur empire ou leurs confettis (Philippines, Cuba…) en essayant de reformuler le lien qui unit la métropole à ses anciens joyaux, en exaltant un passé commun, en entretenant le mythe de la grandeur.

 

Sardinha, penseur du transnational de la contre-révolution

Si le nom de Salazar est évoqué à tue-tête, celui d’António Sardinha (1887-1925) n’est évoqué que trop rarement. Celui qui fut l’un des principaux artisans du virage antidémocratique amorcé par le Portugal après la chute de la première République en mai 1926, est resté une figure majeure du nationalisme portugais et des idées politiques. Ardent partisan du national syndicalisme et de la décentralisation, António Sardinha est le père de l’intégralisme lusitanien, mouvement civique, politique, catholique, traditionaliste et monarchiste opposé à la nouvelle République franc-maçonne. Brièvement député, cet admirateur de Charles Maurras fut également opposé à la dictature de Salazar de l’Estado Novo. Attaché au maintien de l’indépendance portugaise face au danger d’une intégration avec l’Espagne, dans le cadre d’une fédération ibérique (défendue par une partie des élites républicaines portugaises), Sardinha s’exprimait notamment dans les colonnes de la revue A Alma Portuguesa créée à Gand en 1913 par des exilés portugais monarchistes, puis dans la revue Naçao Portuguesa qu’il fonde en 1914. Animés par la restauration d’une monarchie traditionnelle organique, antiparlementaire, antilibérale, les intégralistes lusitaniens se battent pour un État intégral, qui n’est pas une fin en soi, mais un instrument, tout au plus un moyen pour rétablir le bien commun, défendre une civilisation en général au service de Dieu. En cela, son idéologie ne s’inscrit pas dans les totalitarismes en vogue dans les années 1930, que Sardinha ne verra pas de son vivant du fait de son décès prématuré. L’intégralisme lusitanien avait pour objectif principal la restauration de la grandeur perdue de la nation portugaise, choisie par Dieu pour étendre la foi et l’empire portugais. Mais leur chef de file s’est éteint sans héritier à l’âge de 37 ans, laissant une œuvre poétique et politique prolifique et la droite radicale portugaise orpheline de son chef.

S’il n’a pas eu l’opportunité de se rendre au Brésil, Sardinha y a laissé des émules, parmi lesquels les partisans de l’Action intégraliste brésilienne, créée en 1933 par l’écrivain et homme politique Plínio Salgado (1895-1975), très influencée par l’Action française, mais aussi et surtout par le fascisme italien, à la seule différence que Salgado ne prêchait pas la haine raciale, mais « l’union de toutes les races et de tous les peuples ». De fait, les intégralistes brésiliens défendent comme leurs homologues portugais la tradition catholique conformément à leur devise « Dieu, Patrie et Famille ». Mais s’ils n’appellent pas à la restauration monarchiste et se distinguent des intellectuels portugais par leur aspiration à devenir un mouvement de masse, ils ont en commun un même rejet du libéralisme politique et de la centralisation, du capitalisme et du communisme, considérés comme les deux faces d’une même pièce. Aux yeux de ces dirigeants de l’Action intégraliste brésilienne, comme Joao José de Ataide, António Sardinha demeure une référence primordiale pour les Brésiliens intéressés par la pensée traditionaliste et contre-révolutionnaire européenne.

 

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De l’intégralisme lusitanien au luso-tropicalisme

 

Sardinha est décédé trop tôt pour connaître la période de consécration du sociologue brésilien Gilberto Freyre (1900-1987), l’intellectuel brésilien le plus célèbre à l’étranger. Originaire du nord-est brésilien, terre de métissage par excellence, formé aux États-Unis et sensible à la pensée de Maurras, il fut gagné très tôt par la lusophilie avant de devenir une sorte d’intellectuel organique du régime de Salazar. C’est au Portugal qu’il publie en 1933 son livre Casa-grande & senzala considéré comme l’un « des livres qui inventèrent le Brésil ». Dans cette œuvre, Freyre refuse les doctrines racistes qui préconisaient le « blanchiment » du Brésil. Fondé sur Franz Boas, il a démontré que le déterminisme racial ou climatique n’influence pas le développement d’un pays. Cependant, cette œuvre a donné naissance au mythe de la démocratie raciale au Brésil, à cause des relations harmoniques entre les races, ce qui a atténué l’esclavage brésilien, car selon Freyre, celui-ci aurait été moins nocif que l’esclavage américain. Par la suite, ses ouvrages traitent de tous les espaces colonisés par les Portugais qu’il arpente pendant des années, et reprennent un concept qu’il formule explicitement lors d’une conférence donnée à Goa en 1951 dans les Indes portugaises : le luso-tropicalisme. Dans son livre Maîtres et esclaves, Gilberto Freyre brosse un portrait d’une colonisation conduite par « quelques milliers de mâles téméraires [qui] ont réussi à prendre possession de terres très vastes en se reproduisant sans se faire prier avec des femmes de couleur et en multipliant les enfants métisses ». Ces « mâles téméraires » se seraient ainsi montrés fidèles aux origines du peuple portugais et à son passé ethnique, ou plutôt, culturel de peuple indéfini, partagé entre l’Europe et l’Afrique. De sorte que ce qui caractérise le luso-tropicalisme est la capacité d’adaptation particulière des Portugais aux tropiques, non par intérêt politique ou économique, mais par empathie. Un sentiment à la fois inné et productif. C’est la capacité du Portugais à se lier aux terres et aux habitants des tropiques, sa plasticité intrinsèque, qui serait le résultat de son origine ethnique hybride : cette « double continentalité » et ce contact prolongé avec les Maures et les juifs de la péninsule ibérique dans les premiers siècles de sa nationalité ; capacité qui se manifeste surtout à travers le métissage et l’interpénétration de cultures. Gilberto Freyre a revisité ce mythe qu’il a appliqué sur la société de son pays, le Brésil, mettant en avant le métissage racial comme stratégie de peuplement et de colonisation, jadis mis en œuvre par les rois portugais. Rien d’étonnant si la propagande du régime salazariste verra dans le luso-tropicalisme la preuve que leur action colonisatrice se distinguait de celle des autres puissances dans la mesure où elle était conviviale et métissée.

Lors de ses périples à travers les colonies portugaises, Freyre voit dans son pays le « continuateur » du Portugal, persuadé que le Brésil a tout à gagner à encourager une immigration proprement « luso-tropicale ». Il comprend aussi que le « luso-tropical » est menacé en Afrique et en Asie par des impérialismes géopolitiques ou simplement économiques prolongés en culturels, qui lui répugnent. À ses yeux, un Portugal qui « s’accomplit sous les tropiques » aura besoin d’avoir à ses côtés un Brésil à la fois de culture lusitane et tropicale ; et déjà plus vigoureux, à certains égards, que le Portugal. Un Brésil capable d’accentuer en Asie et en Afrique la présence et les possibilités de la culture d’origine portugaise. Gilberto Freyre retrouve alors les arguments éculés qui justifient tous les impérialismes : l’impérialisme luso-brésilien est défensif et répond aux menaces d’autres impérialismes. Il pense notamment à l’Union sud-africaine et à la Rhodésie ségrégationnistes, les prétentions de l’Union indienne à ne faire qu’une bouchée de Goa, (annexion en 1961) et celles de l’Indonésie sur le Timor Oriental, qu’elle envahit en 1975. En cela, la nation brésilienne, continuatrice du Portugal, devient porteuse d’universalisme dans le monde colonial. Saluées à Lisbonne, les idées de Gilberto Freyre ne firent pourtant pas autant d’émules sur l’autre rive de l’Atlantique. L’idée luso-tropicale a vécu jusqu’aux indépendances tardives des colonies portugaises d’Afrique, dans la foulée de la révolution des œillets de 1974. Si le luso-tropicalisme n’a pas fait florès au Brésil, il est ponctuellement utilisé dans des discours de circonstance ; recyclé en 1996 pour porter la Communauté des pays de langue portugaise (CPLP) sur ses fonts baptismaux. Il suscite encore aujourd’hui de l’intérêt dans la littérature lusophone, voire de la nostalgie ou des rancœurs au Portugal et dans ses anciennes colonies africaines. Il n’en demeure pas moins que l’œuvre magistrale de Freyre a apporté des éléments décisifs à la construction de l’identité nationale de son pays. Elle recense les innombrables nuances régionales et culturelles du Brésil. Elle se distingue par la capacité de son auteur à donner un sens aux choses de la vie quotidienne, à rechercher la brésilianité non dans l’histoire, mais dans la réalité de la vie quotidienne (folklore, sexualité, manière de marcher, de cuisiner, football…). Ce qui rend la patrie à la fois concrète et charnelle. D’un autre côté, ses réflexions ont participé au mouvement de réhabilitation du passé portugais du Brésil. Le récit de Gilberto Freyre s’est intégré dans l’historiographie officielle de l’Estado Novo brésilien, tout en élaborant une idéologie coloniale qui s’est épanouie dans un Portugal de plus en plus anachronique.

À la différence de la francophonie, « l’imaginaire lusophone a été comme aiguisé par le sentiment de faiblesse de l’ancienne métropole », écrivait l’historien spécialiste de l’Afrique lusophone Michel Cahen[2]. Tiraillée par la nostalgie d’un empire définitivement éteint après la rétrocession de Macao à la Chine en 1999, la lusophonie d’aujourd’hui est l’aspiration à un nouveau vivre-ensemble. Elle continue à être portée par le Portugal à qui le Brésil répond le plus souvent par une courtoise indifférence. Le concept de lusophonie demeure éminemment politique et idéologique et peine à convaincre au-delà de certains cercles intellectuels au Brésil et en Afrique. Si elle a été ravivée par la CPLP ou encore les commémorations du cinquième centenaire de la découverte du Brésil en 2000, elle subsiste surtout à travers les écrivains d’Afrique lusophone et du Brésil. Ceux sont surtout eux qui font vivre cette langue à travers les réseaux transnationaux de Maputo à Lisbonne en passant par Luanda et Rio de Janeiro.

 

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[1] Sébastien Rozeaux, Préhistoire de la lusophonie : Les relations culturelles luso-brésiliennes au xixe siècle, Le Poisson Volant, 2019.

[2] Michel Cahen « Lusitanité et lusophonie. Considérations conceptuelles sur des réalités sociales et politiques », in Binet Ana-Maria (dir.), Mythes et mémoire collective dans la culture lusophone, Presses universitaires de Bordeaux, 2007, p. 127-146.

 

 

À propos de l’auteur
Tigrane Yégavian

Tigrane Yégavian

Chercheur au Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), il est titulaire d’un master en politique comparée spécialité Monde Musulman de l’IEP de Paris et d’une licence d’arabe à l’INALCO. Après avoir étudié la question turkmène en Irak et la question des minorités en Syrie et au Liban, il s’est tourné vers le journalisme spécialisé. Il a notamment publié "Arménie à l’ombre de la montagne sacrée", Névicata, 2015, "Missio"n, (coécrit avec Bernard Kinvi), éd. du Cerf, 2019, "Minorités d'Orient les oubliés de l'Histoire", (Le Rocher, 2019) et "Géopolitique de l'Arménie" (Bibliomonde, 2019).

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