Dans son livre consacré à la Prohibition, l’historienne Annick Foucrier explore un siècle de luttes contre l’ivresse aux États-Unis. Des tavernes de la jeune République aux saloons corrompus, des pasteurs aux gangsters, des ligues de tempérance aux industriels pragmatiques, c’est toute une société qui se divise autour de la bouteille.
Annick Foucrier est professeure émérite à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et spécialiste de l’histoire de l’Amérique du Nord. Elle a publié notamment Le Rêve californien, Les Gangsters et la société américaine, À travers l’Ouest nord-américain et de nombreux articles sur l’histoire de l’Amérique du Nord.
L’Amérique rencontre des problèmes d’alcool dès le XVIIIe siècle. Comment les expliquer ?
Les problèmes liés à la consommation excessive d’alcool remontent à la période coloniale. À cette époque, les boissons alcoolisées sont vues comme fortifiantes, utiles même pour les enfants. L’eau étant souvent impropre à la consommation, l’alcool apparaît comme une alternative sûre. Ce n’est donc pas la consommation en soi qui est mal vue, mais l’ivresse.
La situation change avec la guerre d’indépendance américaine. L’approvisionnement en rhum, auparavant importé, devient difficile, et de nouvelles productions locales émergent, notamment le whisky, favorisé par l’arrivée d’immigrants écossais et irlandais. Ceux-ci maîtrisent les techniques de distillation, qu’ils appliquent au maïs cultivé à l’ouest des Appalaches. Pour ces fermiers, transformer le grain en alcool permet de concentrer la valeur et de le transporter plus facilement via le Mississippi. Après 1840, les immigrants allemands développent la production de la lager, une bière plus forte et se conservant mieux que les « ales » traditionnelles. Le vin, quant à lui, est produit surtout en Californie. Le cidre brut est aussi très présent, notamment en Nouvelle-Angleterre.
À la fin du XVIIIe siècle, la consommation d’alcool est massive : les tavernes sont des lieux de sociabilité, mais aussi de débordements. On consomme alors 7 gallons de whisky par an et par personne (un peu plus de 26 litres !), avant que ce chiffre ne chute après 1830 avec la montée de la bière.
Qui dénonce en premier cette consommation excessive ?
Le premier à dénoncer les dangers de l’alcool est le médecin Benjamin Rush. Figure importante de l’indépendance américaine, ancien médecin en chef des armées de Washington, il remet en cause l’idée que l’alcool distillé serait un aliment. Pour lui, c’est un poison, responsable de graves problèmes de santé. Mais les médecins ont peu d’influence. Ce sont donc les pasteurs qui prennent le relais, en pleine période de réveil religieux, le « Second Great Awakening ».
Dans l’Ouest américain peu peuplé, des « camp meetings » rassemblent les populations dans des rassemblements religieux géants. Les pasteurs évangélistes y prêchent un retour à la morale. Les femmes, bien que privées de droits politiques, sont au cœur de ce mouvement : victimes des violences et des ravages de l’alcoolisme domestique, elles s’engagent massivement.
Les pasteurs mettent en place les premières sociétés de tempérance. On y signe des serments d’abstinence. Les femmes, elles, s’engagent à ne pas en servir. Au début, l’idée est la modération, mais elle évolue progressivement vers la prohibition.
Pourquoi les chefs d’entreprise spécialement se laissent-ils convaincre par les mouvements de tempérance ?
Le monde patronal adhère au mouvement de tempérance pour des raisons économiques. Dans une économie de plus en plus mécanisée, un ouvrier alcoolisé est un danger : pour lui-même, pour les autres, pour la production. Les accidents se multiplient, la productivité chute, les absences après la paye deviennent fréquentes. De plus, l’alcool empêche les ouvriers de consommer les produits industriels : ils dépensent leur argent dans les saloons.
À l’origine, les employeurs distribuent eux-mêmes de petites doses d’alcool aux ouvriers (le « rafraîchissement »), afin de maintenir leur bonne humeur. Mais à mesure que les chaînes de production se complexifient, cette pratique est perçue comme un frein. Les pasteurs les convainquent de remplacer l’alcool par d’autres boissons. Quand tous les employeurs s’y mettent, il n’est plus possible pour les ouvriers d’exiger ce privilège ailleurs.
C’est donc une alliance de raison : les pasteurs visent la morale, les patrons la productivité. Ensemble, ils posent les bases d’un encadrement moral du monde ouvrier.
Voit-on aussi une faille démocratique dans cet « alcoolisme d’atmosphère » ?
Absolument. Un citoyen alcoolisé ne peut pas voter de manière éclairée. C’est une inquiétude dans une jeune République comme les États-Unis qui repose sur l’adhésion des individus. La sobriété est donc progressivement perçue comme une condition implicite de la responsabilité civique.
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De plus, les saloons deviennent des foyers de corruption : on y achète des voix, on y installe parfois les bureaux de vote, et les tenanciers, souvent liés à des brasseries ou distilleries, tissent des liens troubles avec les politiciens. Jeux illégaux, prostitution, pots-de-vin : les saloons cristallisent la défiance des classes moyennes réformistes qui veulent moraliser la vie politique et considèrent les pratiques des saloons comme une trahison de l’idéal démocratique.
La lutte contre l’ivresse devient-elle structurante pour la politique américaine ?
Oui, de plus en plus. Au départ, il s’agit de persuasion morale (« moral suasion ») dans les années 1820, avec des sociétés de tempérance qui s’adressent aux individus. Puis viennent les lois locales, comme la loi du Maine en 1851, qui interdit la vente d’alcool dans l’État. Mais ces lois sont réversibles et varient selon les États.
La guerre de Sécession marque un tournant : la victoire du Nord industriel, plus favorable à la réglementation, affaiblit le Sud rural. L’urbanisation, l’industrialisation et l’immigration accélèrent ensuite les transformations sociales. Les classes moyennes modernisatrices, souhaitant discipline et ordre, imposent progressivement leur vision. La tempérance devient un enjeu politique structurant les débats à l’échelle nationale.
Comment l’Amérique passe-t-elle de la tempérance à la Prohibition ?
Trois mouvements majeurs mènent à la Prohibition :
- Le Prohibition Party, fondé en 1869, reste symbolique.
- La Women’s Christian Temperance Union (WCTU), fondée en 1874, devient un puissant mouvement de femmes, militant pour la sobriété comme levier d’amélioration sociale. Sa dirigeante Frances Willard incarne cette croisade morale.
- L’Anti-Saloon League (1893) agit comme un lobby politique extrêmement efficace, notamment dans le Midwest et à Washington.
La Première Guerre mondiale accélère le processus. Le patriotisme exacerbé fait de la bière, associée aux Allemands, une boisson « ennemie ». Il faut réserver les céréales à l’alimentation des populations. L’opinion bascule, les votes suivent. L’objectif devient alors de graver l’interdiction dans la Constitution.
Pourquoi inscrire l’interdiction de l’alcool dans la Constitution ?
Parce que les lois ordinaires peuvent être abrogées. Un amendement constitutionnel garantit la pérennité de l’interdiction. Le 18e amendement, voté en 1917 et ratifié en 1919, interdit la fabrication, la vente et le transport d’alcool (mais pas la consommation). La loi Volstead, qui précise les conditions d’application, fixe un taux maximal d’alcool (0,5%) et prévoit des exceptions pour les usages religieux (vin de messe), médicaux (pharmacies) et la consommation personnelle.
Mais la loi ouvre aussi la porte à de nombreux détournements. Georges Remus, par exemple, pharmacien et avocat, monte un empire en profitant de la dérogation légale sur les alcools médicinaux. Il achète de nombreuses distilleries, officiellement pour une production pharmaceutique, et en vend la majeure partie à des trafiquants. De nombreuses congrégations religieuses apparaissent aussi pour profiter du vin de messe. Bref, la loi, censée moraliser, est souvent contournée.
La Prohibition a-t-elle été un échec ?
D’un point de vue strictement statistique, pas vraiment : si la consommation d’alcool avait déjà diminué dans les années 1910, elle a encore baissé pendant la Prohibition. Mais la réalité est aussi plus complexe :
Le crime organisé prospère. Des figures comme Al Capone, bâtissent leurs fortunes sur la contrebande d’alcool. Les coûts d’application sont énormes. Certains États refusent de financer la répression. Certains appliquent strictement la loi, d’autres ferment les yeux.
Surtout, l’alcool devient un produit de luxe, marqueur de statut social. Les riches continuent à boire dans les clubs privés. La prohibition est donc vécue comme une injustice de classe qui frappe les plus modestes.
Des mouvements comme l’Association Against the Prohibition Amendment (AAPA), fondée dès 1918, militent pour l’abrogation. Soutenue par les DuPont, John Raskob et d’autres riches hommes d’affaires, l’AAPA défend une cause économique autant que morale et gagne en puissance à partir de 1925. L’idée est qu’il faut supprimer une loi coûteuse et inefficace, et surtout restaurer les libertés individuelles. L’AAPA considère surtout que le 18e amendement est l’intrusion de l’État fédéral dans les affaires privées ainsi que dans celles des États fédérés.
Il faut surtout regarder ce qu’il y a derrière l’AAPA : les grands industriels américains, les libertariens et des personnalités politiques républicaines qui veulent utiliser la Prohibition pour attaquer l’État central. L’AAPA va même soutenir Franklin Roosevelt, pourtant candidat démocrate, sur la promesse d’abroger le 18e amendement.
Pourquoi est-ce Franklin Roosevelt, un démocrate pourtant proche des réseaux de tempérance, qui met un terme à la Prohibition ?
Parce qu’il est pragmatique. Élu en pleine crise économique après le choc de 1929, Roosevelt cherche des solutions concrètes. La fin de la Prohibition permet de taxer à nouveau l’alcool, de relancer l’économie, de calmer la grogne sociale.
Son élection symbolise le retournement du rapport de force : les classes moyennes, qui avaient porté la Prohibition, se rendent compte qu’elle est devenue contre-productive. Le 21e amendement, adopté en 1933, abroge le 18e. C’est la seule fois dans l’histoire américaine qu’un amendement en annule un autre.
En réalité, la Prohibition meurt de ses contradictions. Elle a été voulue par des progressistes, mais son application a dépendu de présidents républicains. Elle a échoué à transformer durablement la société, tout en offrant des opportunités au crime organisé. La crise économique lui a porté le coup de grâce.
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