En 2014, lorsque j’ai publié « Vive les énergies fossiles. La contre‑révolution énergétique », certains collègues de la Direction générale de l’Énergie à la Commission européenne ont cessé de me saluer : mon analyse heurtait les dogmes du moment. Onze ans plus tard, la stratégie américaine assume ce que l’Europe a voulu ignorer : l’énergie fossile reste la clé de voûte de la puissance.
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Dans la première partie de cette étude « Le retour de Monroe. Puissance américaine, impuissance européenne » publiée par cette revue de géopolitique, nous avons analysé les fondements généraux de la National Security Strategy (NSS) 2025 et souligné que l’énergie y constitue l’axe structurant. Tout ce qui n’est pas directement énergétique — qu’il s’agisse de diplomatie, de défense, d’économie, de technologie ou d’environnement — s’y articule en réalité autour de cette matrice énergétique, considérée par Washington comme la condition première de la puissance. Dans cette seconde partie, nous examinerons les conséquences de cette conception stratégique sur la politique énergétique mondiale ainsi que sur les équilibres géopolitiques qu’elle reconfigure durablement.
L’énergie redevenue matrice de puissance
La NSS 2025 revendique un dominion énergétique qui s’appuie sur l’abondance domestique d’hydrocarbures, pétrole et gaz de schiste en tête. Le document parle de « libérer notre énorme capacité de production énergétique » (« unleashing our enormous energy production capacity ») pour soutenir la croissance, l’innovation, la réindustrialisation et la sécurité des chaînes de valeur. Autrement dit, l’avantage énergétique interne est assumé comme socle d’un avantage géopolitique et militaire : l’énergie n’est plus un intrant, c’est le multiplicateur de puissance qui finance la défense, nourrit l’innovation, relocalise des chaînes critiques hors de Chine et redonne des marges à la politique étrangère.
Cette philosophie s’incarne dans une politique très concrète : alléger les verrous procéduraux, affirmer la primauté fédérale sur les gisements et infrastructures, accélérer les autorisations pour les projets énergétiques inter‑États. Par exemple, la Chambre des représentants des États-Unis a adopté, le 12 décembre, un projet de loi qui modifie en profondeur le régime d’autorisation des gazoducs inter-États. Ce texte retire aux États leur capacité à bloquer des projets énergétiques. La réforme repose sur un principe de primauté fédérale. La certification environnementale des États, auparavant indispensable, n’est plus requise pour l’obtention d’une autorisation fédérale. L’objectif est clair : une énergie « abondante et bon marché », pilotée politiquement pour la base industrielle et les ménages, et donc un avantage compétitif durable, y compris dans les technologies intensives en énergie, comme l’IA.
La fracture entre Washington et Bruxelles devient un gouffre. Von der Leyen avait qualifié les énergies fossiles d’obsolètes au Parlement européen le 17 mai 2023 lors de la conférence « Après la croissance ».
Moins dépendants du Golfe… mais maîtres des détroits
Ce retour à la souveraineté énergétique reconfigure le rapport au Moyen‑Orient. La NSS est explicite : empêcher qu’une puissance adverse ne domine le Moyen‑Orient, ses ressources, et les détroits stratégiques par où transitent les flux — y compris le détroit d’Ormuz — demeure un intérêt vital américain. L’économie américaine, plus désensibilisée qu’hier aux chocs pétroliers du Golfe, peut se tenir à distance des « guerres sans fin » et du nation‑building ; mais elle n’entend pas laisser d’autres verrouiller les routes énergétiques dont dépendent ses alliés européens et asiatiques. Autrement dit, Washington peut se permettre une moindre implication directe, tout en conservant un droit de regard stratégique sur les flux dont dépendent ses alliés. En pratique, Washington transforme la sécurité des détroits en bien public mondial, tout en maximisant sa production fossile domestique.
Ce basculement a une cohérence stratégique limpide : moins d’expositions internes au baril moyen‑oriental, mais le maintien d’un rôle d’architecte et d’arbitre des flux maritimes énergétiques mondiaux. Tant que l’économie mondiale reste dépendante des hydrocarbures du Moyen‑Orient, l’ordre énergétique, lui, demeure sous parapluie américain. La marine américaine — et donc la Cinquième Flotte — reste l’ultime assurance‑vie des routes maritimes énergétiques. L’abondance domestique d’hydrocarbures libère Washington de la dépendance au baril moyen‑oriental, mais n’autorise pas pour autant une autre puissance à verrouiller les flux pétroliers dont dépendent ses alliés et l’équilibre global.
La NSS reconnaît que pendant quarante ans, Washington a ménagé la région parce qu’il avait besoin de son énergie ; désormais, ce besoin est beaucoup moins vital pour l’économie américaine. C’est le cœur même de la géopolitique énergétique : lorsque la dépendance physique diminue, la tolérance politique à l’instabilité baisse elle aussi, et la capacité à prendre ses distances s’accroît. La NSS 2025 dit, en substance, que ce cycle est clos : le Moyen‑Orient n’est plus le centre de gravité de la politique américaine, mais une région importante parmi d’autres.
Cette combinaison — autonomie énergétique croissante des États‑Unis et maintien d’une présence navale massive pour sécuriser les chokepoints — est la traduction la plus claire de la géopolitique de l’énergie, telle que la conçoit la NSS 2025. Washington ne protège plus les routes pétrolières d’abord pour lui‑même, mais pour préserver un ordre mondial où il reste l’architecte et l’arbitre des flux. Ce déplacement est lourd de conséquences : la protection du détroit d’Ormuz ou de la mer Rouge devient un bien public global fourni par une puissance qui, dans le même temps, se tient à distance des contraintes climatiques et maximise sa propre production fossile. Autrement dit, les États‑Unis se donnent les avantages de la souveraineté énergétique sans renoncer aux dividendes géopolitiques de la centralité maritime.

BAYERNOIL – la plus grande entreprise de raffinage de Bavière, basée à Vohburg. © Frank Hoermann / SIPA
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L’Union européenne, contre‑modèle énergétique
En creux, la NSS traite l’Union européenne comme un contre‑modèle. Le document souligne les effets d’une accumulation de normes, l’augmentation des coûts énergétiques, la fragilisation industrielle, la dépendance accrue aux importations de gaz, et la reconstitution précipitée d’approvisionnements fossiles hors de Russie — notamment grâce au GNL américain depuis 2022. La mise à distance est doctrinale : l’Amérique assume de faire de l’énergie fossile un levier de puissance ; Bruxelles apparaît comme s’étant auto‑contrainte au nom d’un impératif climatique rigide, avec, à la clé, compétitivité entamée et souveraineté énergétique rognée.
Ce contraste se lit jusque dans les symboles. Là où Washington affiche la réindustrialisation et la protection d’une base énergétique fossile, la Commission a, à plusieurs reprises, qualifié pétrole, gaz, charbon et même le nucléaire de technologies du passé — posture qui sonne aujourd’hui en porte‑à‑faux au regard de la réalité des systèmes énergétiques et des besoins industriels. La NSS met en avant la perte de compétitivité, l’augmentation des dépendances extérieures, et la prolifération de normes qui « étranglent » la capacité productive. On est au‑delà de la simple critique.
Le ton quasi moqueur est palpable vis‑à‑vis de la politique énergétique de l’Union européenne. D’un côté, les États‑Unis revendiquent la réindustrialisation, la protection de leur base énergétique fossile et le rejet des idéologies « climate change » et « Net zero » jugées destructrices (sic), nuisibles à la prospérité et à la sécurité. De l’autre, l’UE apparaît comme l’exemple d’une puissance qui a sacrifié sa souveraineté énergétique sur l’autel de normes climatiques rigides, avant de se retrouver contrainte, après 2022, de reconstituer à la hâte des approvisionnements fossiles hors de Russie, souvent en comptant sur le GNL américain. La NSS 2025 met ainsi en scène un contraste : l’Amérique qui assume son avantage fossile et s’en sert comme levier de puissance, face à une UE qui s’est elle‑même vulnérabilisée par une politique climatique jugée irréaliste.
Comme je l’ai documenté dans « La vérité sur les COP. Trente ans d’illusions », trente COP n’ont pas modifié la trajectoire mondiale des émissions, qui ont augmenté de 66 % depuis 1990.
Fissures internes et retour du principe d’« énergie abondante et bon marché »
Confronté à l’écart de coût avec les États‑Unis, le tissu productif européen se réveille timidement, car il doit renier son crédo vert ; il redécouvre un principe fondateur : « une énergie abondante et bon marché » indispensable pour sauver la chimie allemande, les engrais en Europe de l’Est, voire si c’est encore possible l’industrie automobile. C’était le leitmotiv de l’intégration économique ; il redevient vital pour la survie de la chimie, des métaux, du papier, des engrais — bref, de tout ce qui fait une économie industrielle. N’est-ce pas paradoxal que cette expression soit reprise par le NSS et refusée par la Commission ?
Plusieurs capitales reprennent leur liberté énergétique. Grèce et Italie relancent l’exploration en Méditerranée, actant que la souveraineté commence par la production domestique. Washington perçoit Athènes comme une porte d’entrée pour son GNL vers l’Europe orientale, Ukraine comprise. Et le débat politique s’assume : à Rome, le ministre des Entreprises, Adolfo Urso, a publiquement remis en question le cap du Green Deal — signe d’un consensus qui se fissure au profit d’un examen coûts bénéfices plus lucide.
À Bruxelles, la tension affleure. Des responsables comme Teresa Ribera, vice‑présidente de la Commission, s’alarment à l’idée de « détricoter » des textes emblématiques, à commencer par la directive dite « due diligence », tant leur remise à plat fragilise le récit d’un Pacte vert intangible. L’irritation porte moins sur l’excès réglementaire que sur l’atteinte symbolique au dogme. Pendant ce temps, les entreprises arbitrent avec leurs pieds : investissements reportés, délocalisations, stratégies « US‑first » — autant de réactions rationnelles à un différentiel de coût énergétique devenu structurel.
Les activistes, les ONG et les bénéficiaires des rentes liées aux énergies renouvelables ne peuvent accepter le changement de paradigme énergétique qui s’amorce sous leurs yeux. Depuis des années, ils ont bâti un système idéologique et financier fondé sur la culpabilisation carbone, la subvention permanente, et la promesse d’un avenir « décarboné » où l’État planifie et redistribue. Ce système, aujourd’hui fragilisé par le retour du réel — hausse des coûts, précarité énergétique, dépendance technologique à la Chine, et désindustrialisation —, entre en réaction de défense.
Dans la proposition de prétendue révision de l’interdiction du véhicule thermique, la Commission fait semblant de corriger le tir, mais ne renonce en réalité qu’à la marge à sa logique d’ingérence technologique. Elle envisage désormais de ne plus interdire que 90 % des véhicules thermiques, à condition que les 10 % restants respectent une contrainte supplémentaire absurde : ils devraient compenser à hauteur de 7 % par de l’« acier bas carbone » produit en Europe et de 3 % par des biocarburants. Loin de retrouver une neutralité technologique, elle empile les conditions et les ratios, au lieu de laisser le marché et l’industrie choisir les solutions les plus efficaces. Elle n’a toujours pas compris que son rôle n’est pas d’imposer des technologies, mais de définir un cadre général, stable et prévisible, au sein duquel les acteurs économiques innovent et optimisent librement.
L’UE apparaît prisonnière d’un « climatisme » dogmatique qui l’expose au ridicule sur la scène internationale — comme on le voit à la COP 30, où ses grands principes moralisateurs n’ont plus prise sur la réalité. L’écart se creuse entre une Europe enfermée dans son idéologie verte et un monde anglo-saxon et asiatique qui mise sur la souveraineté énergétique et la croissance réelle.
Même dans le quartier européen de Bruxelles, on perçoit que la bataille est engagée. On y voit circuler cette voiture publicitaire qui témoigne de la confrontation en cours. Elle affiche un message d’opposition ferme à la politique énergétique américaine et espère que la Commission européenne poursuivra sa politique verte. Les partisans du Pacte vert, qui défendent un modèle réglementaire épuisé, se manifestent publiquement. Les partisans du bon sens économique et stratégique, qui comprennent qu’aucune puissance ne peut prospérer sans une énergie abondante, bon marché et maîtrisée, agissent plus discrètement. Trop discrètement pour que le public saisisse l’enjeu crucial.
Pour l’UE, l’heure des choix
Les chiffres sont têtus. Les énergies fossiles représentent environ 87 % (et non pas « environ 80 % » comme on l’entend) de la demande mondiale d’énergie primaire, quand l’éolien et le solaire n’en couvrent qu’environ 3 %. C’est pour cela que nous vivons une addition des énergies et nullement une transition énergétique. La NSS 2025 ne fait, en réalité, que tirer les conséquences pratiques de cette « addition des énergies » que je défends depuis des années : dans un système largement dominé par les énergies fossiles, renoncer à cet atout devient un acte d’automutilation stratégique.
Si l’Amérique bâtit sa puissance sur une énergie abondante, bon marché et maîtrisée, l’UE n’a plus le luxe de l’ambiguïté. Trois priorités devraient s’imposer.
Rétablir une base énergétique souveraine. Reconsidérer l’exploration et la production là où elles sont possibles ; sécuriser un socle pilotable (nucléaire, gaz) pour stabiliser le système ; traiter le GNL non comme un pariât comme cela a été fait en 2013, mais comme un pilier. À défaut, l’UE restera price taker sur des marchés qu’elle ne contrôle pas.
Revenir à la compétitivité comme boussole. Une énergie chère est une taxe sur l’industrie. La cascade normative doit être évaluée au prisme du coût total : normes, permis, réseaux, financement, contentieux. Cela implique l’abandon de l’imposition de choix technologiques.
Assumer une stratégie maritime. Si l’ouverture d’Ormuz et la fluidité de la mer Rouge sont des intérêts vitaux européens, alors l’UE doit contribuer à la sécurité des routes autant qu’elle en dépend. Laisser l’Amérique assurer seule la protection des flux tout en dénigrant sa « energy dominance » est intenable. Sans énergie il n’y a pas de transport maritime, mais sans transport maritime, il n’y a pas de sécurité énergétique.
La NSS 2025 signe le retour de l’énergie au rang de fait structurant de la puissance. Les États‑Unis ont tiré les leçons d’une réalité que trente conférences climat n’ont pas déplacée : les systèmes énergétiques changent lentement, par addition, sous contraintes physiques, industrielles et géopolitiques. Ils capitalisent leur abondance fossile, se désensibilisent aux chocs, sécurisent les détroits stratégiques et opposent au modèle européen une vision assumée de souveraineté énergétique et de croissance réelle.
L’UE doit choisir : persister dans une trajectoire qui renchérit ses coûts et multiplie ses dépendances, ou renouer avec l’ADN de sa prospérité — une énergie abondante, bon marché et maîtrisée — en assumant enfin qu’il n’existe pas de puissance sans souveraineté énergétique. Il y a une place pour la géopolitique de l’UE si elle voulait bien abandonner ces idéologies écologistes refusées non seulement par la NSS 2025, mais par presque toutes les nations du monde.
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