<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La Ve République s’est adaptée aux vicissitudes politiques. Entretien avec Charles Zorgbibe

11 octobre 2023

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Photo : Charles de Gaulle et l'année 1969 : l'autre révolution. Entretien avec Arnaud Teyssier
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La Ve République s’est adaptée aux vicissitudes politiques. Entretien avec Charles Zorgbibe

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65 ans après son établissement, force est de constater que la Ve République a connu de nombreuses modifications qui ont contribué à faire évoluer sa lettre et son esprit. Charles Zorgbibe analyse les évolutions de cette constitution et sa place dans l’histoire des constitutions françaises.

Propos recueillis par Jean-Baptiste Noé.

La France fait partie de ces pays qui cumulent le plus de constitutions en Europe depuis les années 1790. Nous avons vogué entre république, monarchie et empire.

Au printemps dernier, vous avez publié une riche étude sur l’histoire des constitutions en France aux éditions du Cerf, intitulée Entre despotisme et démocratie. Histoire constitutionnelle de la France. Pourquoi avoir quitté votre domaine privilégié qu’est celui des relations internationales pour celui plus original des constitutions ? Qu’avez-vous voulu mettre en perspective à travers cette étude ? 

Le droit constitutionnel est sans doute ma première passion. Lorsque j’ai commencé mes études de droit, je me suis d’abord consacré au droit public. C’est en premier lieu l’étude de la constitution qui m’intéressait. Cet ouvrage constitue donc une simple parenthèse. Il ne s’agit pas d’un livre de droit constitutionnel, mais d’une histoire des constitutions. Là réside l’originalité, car il y en a assez peu.

Il y a une vingtaine d’années, seuls quelques vieux ouvrages d’histoire mentionnaient les constitutions. En France, nous sommes particulièrement concernés, car cette histoire des constitutions y est particulièrement fournie.

Comment expliquez-vous le fait qu’il y en ait eu autant ? Est-ce dû aux circonstances politiques ? Évidemment, un changement de régime suppose un changement de constitution. Mais cela signifie-t-il que la France a beaucoup tâtonné avant de trouver celle qui pourrait lui convenir ?

Question passionnante. Mais tout d’abord, soulignons que la France est un véritable musée constitutionnel. C’est un modèle assez unique en Occident. Nous avons bien une vingtaine de constitutions à notre compte. Le tout est de savoir si une réforme constitutionnelle constitue une nouvelle charte fondamentale.

Je vais vous raconter une anecdote intéressante. Le doyen Georges Vedel, figure de proue du droit public français, citait Jérome K. Jérôme, cet écrivain britannique, auteur de romans humoristiques, et notamment de Trois Hommes dans un bateau. Dans cet ouvrage, l’un des personnages principaux déclare qu’il possède toutes les pathologies du monde, et qu’il peut fournir tous les sujets d’étude à un hôpital.

C’est un peu la même chose pour nous. Nous avons eu tous les types de constitutions imaginables, depuis la démocratie populaire jusqu’aux monarchies les plus autoritaires. La raison est source de grandes interrogations. Je pense à un grand juriste de la Troisième République, Maurice Hauriou, qui était plutôt un homme de centre gauche, doyen de Toulouse. Il disait, comme beaucoup d’autres, que le choc était violent pour la nation française. Elle a erré comme un canard sans tête à la recherche d’un type de gouvernement. Puis, est survenue une sorte d’aspect irénique, utopique. On le constate d’ailleurs aujourd’hui, dans le débat politique. À la simple mention d’un sujet important, on évoque une inscription dans la constitution : les questions climatiques, environnementales, l’interdiction du voile… Mais c’est oublier le principe même d’une constitution qui est l’immuabilité. La constitution doit être une charte fondamentale, le socle essentiel du système de gouvernement, mais on ne semble pas y parvenir. À chaque campagne présidentielle surviennent des demandes de changement constitutionnel.

Cela mérite d’être qualifié d’extraordinaire, lorsqu’on regarde les États-Unis, qui, eux, possèdent la même constitution depuis plus de deux siècles, avec des changements très infimes, quelques amendements. Mais le gouvernement américain a tellement changé depuis Washington, le temps évolue. Pour la France, c’est vraiment exceptionnel.

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Si l’on compare avec l’Angleterre, a-t-on vraiment besoin d’une constitution ? Les Anglais n’ont pas de constitution écrite et pourtant leur pays fonctionne.

C’est une constitution coutumière. L’épreuve du temps a donné des modes de pouvoir. Mais c’est un exemple exceptionnel.

Intéressons-nous à la Cinquième République. C’est notre constitution actuelle, qui a la plus longue longévité. Cela dit, lorsque l’on regarde le texte aujourd’hui, on constate qu’il y a eu de nombreux changements depuis 1958, comme le passage au quinquennat. Est-on toujours dans la même constitution ? Avec les changements constitutionnels, change-t-on l’esprit ou la forme de la constitution ?

À certains égards, non. Théoriquement, nous avons toujours le même texte, la même charte, mais en réalité, cela a tellement changé. Au fond, le problème posé est celui de l’exécutif. Le gouvernement français peut-il agir sans entrave ? Telle était la grande idée du général de Gaulle.

Il y a une sorte de balance entre le régime d’assemblée et les régimes où l’exécutif est fort. Certaines voix se lèvent pour réclamer le retour du régime d’assemblée, contre d’autres qui demandent un exécutif fort. Le général de Gaulle prolonge la tradition bonapartiste. En 1958, il instaure un exécutif sans entrave. Mais aujourd’hui, ce n’est plus la même chose. L’exécutif est de plus en plus entravé. Léon Noël, l’un de ses proches amis, le confiait : de Gaulle ne voulait même pas de juridiction constitutionnelle. Ce n’est pas dans la tradition française. Sous la Quatrième République non plus, il n’y a pas de juridiction constitutionnelle. Ce sont des arrangements cosmétiques. On met en place un petit organe de justice constitutionnelle, c’est tout.

Mais alors quel est le Conseil constitutionnel au départ ?

C’est un organe de contrôle pointilleux de l’Assemblée. Le Parlement ne doit pas sortir de ses rails. Pour la première fois depuis le régime bonapartiste, il est limité dans son action législative. Toute une partie de la loi échoit désormais au gouvernement. Le Conseil constitutionnel est donc le garde-fou au service du pouvoir exécutif. Mais aujourd’hui, c’est l’inverse. Deux grandes étapes surtout ont transformé la constitution gaullienne. Tout d’abord, la fameuse décision du Conseil constitutionnel, du 16 juillet 1971, qui institue la liberté d’association. Tout d’un coup, le fondement du contrôle du juge est le bloc de constitutionnalité comprenant la constitution de 1958, mais également son préambule, le préambule de la constitution de 1946, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. C’est une série de principes tout à fait généraux dans lesquels on peut aller faire son marché. On le constate, le juge peut inventer un nouveau socle constitutionnel, comme le principe de fraternité maintenant : pourquoi régir un droit des frontières si la fraternité humaine domine avant tout ? Il est donc évidemment très sulfureux de stopper un migrant.

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Puis, la réforme Balladur-Sarkozy survient en 2008. Elle ajoute encore des entraves à l’action gouvernementale. On l’a d’ailleurs constaté lors de la réforme des retraites. Le texte est adopté à l’Assemblée par l’usage du fameux article 49 alinéa 3. Les opposants attendent ensuite que le Conseil constitutionnel se substitue en quelque sorte à l’Assemblée en censurant la loi. Le Conseil est donc devenu juge d’un conflit politique.

C’est-à-dire qu’il intervient dans la décision de l’adoption d’une loi ?

Absolument. Il s’agit d’un véritable organe de contrôle politique, sous le masque du droit.

Une autre évolution a fait ses preuves sous la Cinquième République, celle de la cohabitation. Comment l’analysez-vous ? L’estimez-vous contraire à l’esprit de la Cinquième République, ou bien, au contraire, cela paraît-il normal qu’il y ait une Assemblée qui ne soit pas de la même couleur politique que le président ?

Très clairement, je l’estime contraire à l’esprit de la Cinquième République. J’ai mené ce combat à l’ombre de Raymond Barre, lorsque la perspective de la cohabitation s’est concrétisée en mars 1986. Quelques mois auparavant, les sondages montraient que le président François Mitterrand n’obtiendrait pas le renouvellement de sa majorité à l’Assemblée nationale. Par conséquent, pour la première fois sous la Cinquième République, le président ne pourrait plus s’appuyer sur une majorité parlementaire. Raymond Barre a été le seul de la classe politique à prendre parti contre. Il clamait que c’était contraire à l’esprit de la Cinquième République.

Évidemment, il y a plusieurs interprétations possibles de notre constitution. Il est peut-être nécessaire d’opérer un léger retour en arrière. À l’ombre du général se tenaient deux pères fondateurs : Michel Debré et René Capitant. Ils n’avaient pas la même vision. D’une part, Michel Debré était un démocrate libéral de style britannique. Selon lui, il fallait rationaliser le parlementarisme. Il était particulièrement frappé par l’instabilité parlementaire notoire de la Troisième puis de la Quatrième République et souhaitait la rectifier par des moyens de droit, en encadrant le Parlement de manière à éviter les crises constantes. Il partait de l’idée qu’il n’y aurait pas de parti majoritaire sous la Cinquième République ; le gouvernement devait donc avoir les moyens du fameux 49.3, qui est le moyen le plus connu de subsister contre une opposition éventuelle.

Face à lui, René Capitant n’était pas en accord. Leurs relations étaient d’ailleurs très mauvaises. Alors que Michel Debré rédigeait la constitution, René Capitant était parti en exil volontaire à Tokyo et dirigeait la Maison française du Japon, afin de ne pas avoir à prendre parti dans les débats. Mais il conservait un lien très fort avec le général de Gaulle. Capitant constate que le président de la France a des pouvoirs absolument extraordinaires pour un chef d’État occidental. Il a même plus de pouvoir que le président américain. Il propose donc une contrepartie pour assurer la démocratie : le président doit être responsable politiquement.

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Une grande ambiguïté réside dans le texte : le président de la Cinquième République ressemble fortement à celui de la Troisième et de la Quatrième République. D’ailleurs, il est dit que c’est le Premier ministre qui conduit la politique de la nation.

Sur ce point, il y a d’ailleurs un changement très profond entre 1958 et 1962. Au fond, le général de Gaulle se voyait au-dessus des partis, en surplomb du débat politique, dont il serait l’arbitre. C’est d’ailleurs pour cela qu’il a très certainement favorisé l’éclosion d’un gaullisme de gauche. Le mot « arbitre » est le mot suprême dans son esprit. Il est inspiré par la fameuse définition de la magistrature suprême de Benjamin Constant. Puis, en 1962, l’élection au suffrage universel du président de la République est adoptée. Tout d’un coup, le président se retrouve à la tête d’une formation politique. On passe du président-arbitre au président-chef d’un parti dans un système majoritaire.

Qu’aurait-il fallu faire en 1986 ? Les élections législatives donnent une majorité différente de celle du président. Que se passe-t-il alors ? Le président démissionne-t-il ? Ou bien y a-t-il un gouvernement non majoritaire et qui tente malgré tout de diriger la France et de faire passer des lois ?

René Capitant soutient que le maintien au pouvoir d’un président minoritaire doit être exclu. Le président doit être légitime. Selon lui, le président doit donc démissionner puis se représenter. Nous avons sans aucun doute été dans le camp barriste à l’époque, et avons repris certains exemples de la Troisième République, où le président avait été contraint de démissionner, comme Alexandre Millerand, qu’une nouvelle majorité parlementaire avait contraint à la démission en provoquant la grève du ministère. Mais alors le président pouvait se représenter.

Ainsi, Raymond Barre qui n’était pas un gaulliste en tant que tel est finalement devenu plus gaulliste que les gaullistes qui ont défendu la cohabitation.

Absolument. Il s’est accroché à l’interprétation la plus gaullienne de la constitution. En effet, en 1969, lorsque de Gaulle était en minorité, il est parti.

Abordons le référendum. À propos de Raymond Barre, la question du Premier ministre est là aussi intéressante. Normalement, le Premier ministre présente son gouvernement. Mais nous savons bien que c’est le président qui choisit le gouvernement. Les Premiers ministres sont alors des technocrates, ce sont des rouages, des directeurs de cabinet. Ce ne sont plus des hommes politiques en tant que tels. Ainsi, un ancien Premier ministre comme Jean Castex est devenu président de la RATP. C’était inimaginable il y a vingt ans.

En effet, et d’ailleurs, déjà sous Nicolas Sarkozy, François Fillon était traité de collaborateur. Cela faisait partie des débuts de cette dégradation, même si François Fillon avait tout de même une existence propre. Il y a bien une sorte de rétrogradation. Le Premier ministre devient un rouage inutile dans le cadre du quinquennat. Le quinquennat a été mis en place pour éviter toute nouvelle cohabitation, mais en réalité il ne l’empêche pas. Certes, la cohabitation a moins de chance d’exister que dans le cadre du septennat. Mais nous l’avons vu, les dernières élections législatives, deux mois après la réélection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République, n’ont donné aucune majorité. Il a donc du mal à gouverner, car il ne bénéficie plus de la majorité qu’il avait dans la précédente législative.

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On peut alors parler de tripartition de la vie parlementaire française. Il n’y a même plus de perspectives de cohabitation. Les deux oppositions sont incompatibles. Nous voyons mal Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen constituer un gouvernement minoritaire face à un président qui serait contraint à la cohabitation. Il s’agit donc d’une session très inattendue, et qui, au fond, nous ramène aux origines de la Cinquième République : l’un des moyens de sortir de cette situation est le fameux parlementarisme cher à Michel Debré. D’où l’usage à répétition du 49.3. Mais cette voie est de plus en plus obstruée, en particulier par la réforme Balladur-Sarkozy de 2008, qui entrave encore plus le gouvernement en réduisant les hypothèses dans lesquelles le 49.3 peut être appliqué.

L’autre hypothèse, si l’on s’englue dans cette espèce d’obstruction du système politique français, est simplement le modèle suisse, c’est-à-dire le recours de plus en plus fréquent à l’homme.

Venons-en justement aux référendums. Le dernier référendum a eu lieu en 2005, sur le projet de constitution européenne. Cela fait maintenant 17 ans. Quelle était à l’origine la philosophie du référendum chère à de Gaulle ? Pourquoi a-t-il institué cette possibilité ?

Le chef du gouvernement est responsable devant le Parlement, et le chef de l’État est responsable devant le peuple. C’est une idée extrêmement prégnante dans l’esprit du général. Il y a en fait deux chefs exécutifs, chacun ayant son rôle et sa responsabilité. Le rôle du Premier ministre est de garder le contrôle de l’Assemblée, et le rôle du chef de l’État est de rester légitime au regard de la population. C’est pourquoi le général de Gaulle n’a jamais attendu plus d’un demi-mandat avant de faire un référendum. Il y avait au moins un référendum tous les 3 ans et demi. Le général voulait rafraîchir sa légitimité en quelque sorte.

Selon sa fameuse définition, le référendum est une question de confiance référendaire. Le chef de l’État pose la question de confiance à la nation. D’ailleurs, lorsqu’il a été désavoué en 1969, il a démissionné. C’est Jacques Chirac qui incarne la rupture en défendant le projet de constitution, qu’il perd. Mais il ne démissionne pas. La philosophie du référendum a donc complètement changé. Certains observateurs mal intentionnés ont écrit qu’un président gaulliste avait enterré définitivement la constitution gaullienne. On constate que ce référendum suscite des oppositions très vives, une fois mis en place. On accuse de Gaulle d’être un dictateur, car il fait des appels au peuple. On le reproche en fait d’être populiste. Au contraire, certains le voient comme un acte démocratique. En effet, l’appel au peuple relève d’un césarisme très profond, car il suscite les oppositions.

Aujourd’hui, la vision est différente. On le constate à travers une controverse très étrange, qui sont les deux moyens de provoquer un référendum : les fameux articles 11 et 89. L’article 11 est celui qu’a utilisé le général de Gaulle en 1962 pour transformer la constitution, et pour opérer l’élection du chef de l’État au suffrage universel. C’est la réforme la plus importante de tout son mandat. On passe d’un système où le président est élu par des notables, à un président élu par le peuple. Toute la philosophie de la constitution s’en trouve modifiée, et on nous déclare aujourd’hui que c’était inconstitutionnel. Il y a bien eu un débat, mais finalement les juges ont laissé faire. Je suis un des seuls à penser cela parmi mes collègues, mais je pense qu’une coutume constitutionnelle s’est créée. À l’époque, j’étais au service militaire. Je pensais que nous étions à la limite du cadre de la démocratie d’État de droit. Mais une coutume s’est constituée, maintenant depuis 1962. On ne peut pas dire que la décision la plus fondamentale de l’histoire de la république ait été inconstitutionnelle. Cela serait paradoxal.

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Je pense donc qu’un président fraîchement élu peut recourir à l’article 11. Ces derniers temps, on a assisté à tout un ballet d’avertissements, y compris de la part du président du Conseil constitutionnel, Laurent Fabius. Certains disent que l’épisode du général est terminé.

Le constat est clair : il y a une très forte montée de l’abstention, même aux municipales. Mais on refuse le référendum, comme celui sur l’immigration par exemple, au motif que les sujets sont complexes, que le peuple ne peut pas les comprendre ou bien qu’il ne répond pas à la question posée. Une façon de dire que le peuple ne peut pas voter correctement.

Maurice Hauriou, homme de gauche, s’exprimait en plein milieu de la Troisième République pour déclarer que le peuple français était maintenant mûr, l’un des peuples les plus évolués de la planète. Il serait capable de comprendre la question si celle-ci est posée clairement. Mais il y a une vraie objection. L’hypothèse du harcèlement référendaire à l’italienne serait l’entrave suprême. Il y aurait beaucoup de précautions à prendre.

Nous évoquions tout à l’heure la Troisième République. C’est un texte intéressant, car il n’y a pas une constitution, mais des lois constitutionnelles, d’ailleurs très courtes. Le tout tient sur quelques feuillets et celle-ci a duré très longtemps. La plasticité serait donc une condition de la longévité. Le rôle du président sous la Troisième République est d’ailleurs un rôle qui se construit aussi. On a gardé l’idée d’un président qui inaugure des squares avec des chrysanthèmes, mais il a tout de même un peu de pouvoir, selon le texte. Ainsi, Raymond Poincaré n’hésitait pas à intervenir et à agir, tout en respectant le cadre constitutionnel. Par conséquent, la constitution de la Troisième République s’est construite au fil du temps.

Il s’agit presque d’une constitution coutumière, une série de lois constitutionnelles extrêmement brèves pouvant amener à toutes les interprétations. Rendez-vous compte, la fonction du président du Conseil n’est pas traitée par ces textes, et le président de la République pouvait connaître un tout autre destin. Quand on lit littéralement la constitution de la Troisième République, on constate qu’il a tout de même un certain pouvoir en main. Est survenue la fameuse crise du 16 mai 1877 où le président Mac-Mahon a voulu s’imposer. Il a cru pouvoir imposer sa direction au gouvernement et à l’Assemblée. Il a échoué. Selon le mot de l’un des successeurs de Mac-Mahon, les présidents se sont comportés en reine d’Angleterre. Ils ont pris le verdict du 16 mai à leur compte, et ont exercé un pouvoir d’influence, comme Poincaré. D’ailleurs, à l’origine, la Troisième République a été instituée dans l’attente du roi. Il s’agit donc d’une république monarchique au sens propre. C’est là tout le paradoxe de la Troisième République, fondée par des républicains radicaux, qui envahissent l’Hôtel de Ville sous la conduite des députés de Paris à la fin du Second Empire. Paris était le Sénat de l’opposition. Une majorité monarchique en ressort. Au début de la république, tout le monde attend le monarque, d’où le fameux épisode du comte de Chambord qui s’obstine sur la question du drapeau et refuse le pouvoir au nom d’un symbole. La majorité monarchiste attend encore, d’où le gouvernement de 7 ans. 7 ans, c’est assez pour les forces physiques du président Mac-Mahon, et assez pour attendre la suite du comte de Chambord, sans héritier.

À l’époque révolutionnaire, de nombreuses constitutions ont été mises en place, entre des gouvernements populaires, d’autres plus despotiques. Il y a eu une profusion de grande inventivité. D’ailleurs, certains textes n’ont jamais été vraiment appliqués. En 1793, le Comité de salut public n’est qu’un épisode, une sorte de démocratie populaire à la française qui fait couler le sang de tous les côtés, tandis que l’internationalisme est un peu retenu. Les constituants prétendent rédiger un texte qui servira à toutes les nations. En 1793, ils se gaussent : nous sommes les constituants de l’univers. Un épisode très peu connu est d’ailleurs révélateur : la constitution, sous Robespierre, d’une sorte d’internationale, composée de divers membres. Une grande séance se tient au club des Jacobins, où les différentes nations sont représentées : le Proche-Orient, des exilés américains, britanniques, des Italiens…

Vous évoquiez le côté universel de la Cinquième République. Elle l’a été, puisqu’elle a servi de modèle pour beaucoup de constitutions africaines. Elle a été dupliquée dans la Françafrique.

Absolument. Dans la période des indépendances, toutes les constitutions africaines reprenaient parfois mot pour mot notre constitution. Anecdote intéressante : j’avais été chargé de la constitution des Nouvelles-Hébrides. Il y avait un parti francophile et un parti très antifrançais. Les Nouvelles-Hébrides étaient un condominium, appartenant à la fois à la fois à la France et à la Grande-Bretagne. Les membres du parti francophile voulaient reprendre la constitution de la Cinquième République. Mais je leur ai dit qu’ils étaient minoritaires, et qu’avec un système parlementaire, ils avaient des chances d’accéder un jour au pouvoir. Alors qu’avec une constitution du type de la Ve République, ils ne pourraient jamais y accéder. D’après les sondages, la majorité était anglophone. Il a fallu beaucoup d’énergie pour leur faire saisir cela, le fait que la Cinquième République n’était pas adaptée à un petit pays de 120 000 habitants.

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À propos de l’auteur
Charles Zorgbibe

Charles Zorgbibe

Agrégé de droit public, Charles Zorgbibe a été doyen de la faculté de droit et vice-président de l’université de Paris-Sud, recteur de l’académie d’Aix-Marseille et professeur à Paris I-Panthéon Sorbonne, où il dirigeait le troisième cycle d’études diplomatiques.
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