Une publication de la Documentation photographique pour mieux connaître et comprendre l’Afrique contemporaine
Afrique contemporaine – documentation photographique – éditions du CNRS – 2025 – Guillaume Blanc.
Dans la mise au point scientifique qui précède les différents documents avec les analyses thématiques qui composent tout le numéro deux « la doc photo », l’auteur fait directement référence aux débats enflammés, sur la scène politique française, à propos de la perception de la colonisation en général, et de celle de l’Afrique en particulier.
La loi du 23 février 2005 sur le « rôle positif de la présence française outre-mer », la référence au discours de Dakar le 26 juillet 2007, à propos de « l’homme africain qui n’est pas assez entré dans l’histoire », la question de la « repentance », jusqu’à l’absence de « merci », lors du départ des troupes françaises du théâtre d’opérations sahélien : voici tous les ingrédients d’un débat qui n’en finit pas, et sur lequel le positionnement politique a pris le pas depuis longtemps sur le débat historique.
L’auteur fait donc le choix, après avoir mis en évidence les enjeux partisans, de traiter l’histoire de l’Afrique du point de vue du continent, et déjà de parler même de « l’invention » du continent africain, même si la géographie physique permet de le délimiter clairement, contrairement à l’Europe et l’Asie. Dans la première moitié du XIXe siècle, le naturaliste Jean-Baptiste Bory de Saint-Vincent établit une forme de hiérarchie sur un planisphère, abordant « la race » européenne comme la plus ancienne, et donc naturellement au sommet de la hiérarchie. Cette notion s’ancre durablement jusqu’au XXe siècle, même si au XIXe siècle elle a pu servir de justification à la colonisation. L’invention des continents a donc accompagné celle des races, et l’identité africaine servir de justification à la domination européenne.
De ce fait, la lutte pour les indépendances ne pourra être que globale, les Africains partageant une communauté de destin, et donc un objectif commun, celui de leur libération.
Paradoxalement, cette « fausse unité » du continent africain, qui reste quand même très largement présente dans les discours qui abordent les évolutions du continent, fait donc très peu de cas de sa propre chronologie. L’auteur le souligne d’ailleurs en disant : « l’Afrique généralement envisageait par le prisme trompeur de la décolonisation. Cela n’est d’ailleurs pas neutre, car l’idée sous-jacente serait que les Européens, les colonisateurs, ont « consenti » à la décolonisation.
La chronologie de l’histoire de l’Afrique serait donc à considérer à travers trois grandes périodes historiques.
Des années 1880 au début des années 1930.
L’ordre colonial, dans un contexte de rivalités entre les puissances européennes, s’impose par la violence, avec une domination juridique (code de l’indigénat, travail forcé), une domination économique, et même sociale. La réalité de l’œuvre coloniale se situe dans les différentes formes de dominations croisées, ce qui n’a tout de même pas empêché l’émergence des élites indigènes.
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Pour autant les résistances à l’ordre colonial n’ont jamais cessé, et on évoquera la personne de Samori Touré, luttant contre la pénétration franco-britannique au Sahel jusqu’en 1880, ainsi que la figure d’Abd El Krim, luttant dans le rif marocain contre les Espagnols, puis les Français dans les années 1920.
La lutte contre les monopoles imposés par le colonisateur est également une forme de résistance souterraine ; l’auteur cite d’ailleurs les débits de boissons clandestins dans l’Union sud-africaine, de même que le braconnage, une façon de contourner l’interdiction aux indigènes de la chasse imposée par les colonisateurs.
La deuxième période est celle des années 1930, jusqu’à la fin des années 1970, avec l’indépendance de la Rhodésie, devenue Zimbabwe.
La revendication qui s’exprime, lorsqu’elle n’est pas directement indépendantiste, s’inscrit dans une logique de refus des discriminations, sans que forcément la présence européenne ne soit radicalement remise en cause. Du moins au début. La Seconde Guerre mondiale constitue à cet égard un tournant, et on pourrait parler de l’impôt du sang payé en Afrique du Nord et en Afrique occidentale. Cela contribue en partie à l’affirmation du mouvement indépendantiste.
On oppose souvent, dans le processus de décolonisation, les indépendances acquises par la lutte de libération nationale, comme en Algérie ou au Cameroun, en Angola et au Mozambique, à celles obtenues par la négociation. Pour éviter toute polémique, l’auteur évoque la naissance d’une sorte « d’État franco – africain », pour ne pas dire Françafrique. La définition en serait celle d’un État gouverné par d’anciens fonctionnaires coloniaux africains soutenus par la France. Au Nigéria comme au Kenya, colonies britanniques, les structures fédérales ou centralisées sont conservées par les nouveaux états. On notera d’ailleurs que les frontières ont été conservées.
La troisième période commence sans doute avec la disparition de l’empire colonial portugais, dont l’effondrement mute de façon quasiment automatique en guerre civile.
Malgré la fin de la guerre froide, le retrait (temporaire), de l’influence soviétique, qui avait largement contribué directement et indirectement à des transformations en Éthiopie, Angola et Mozambique, de nouveaux acteurs extérieurs au continent fait leur apparition, la Chine, puis à nouveau la Russie, et on pourrait aborder également la pénétration économique indienne et turque.
Une nouvelle génération de dirigeants, qui n’a pas connu la colonisation, les guerres d’indépendance s’impose progressivement, ou à tout le moins cherche à s’imposer, ce qui conduit un développement de la contestation qui semble, dans les périodes les plus proches de nous, sous contrôle, au prix d’une remise en cause des timides réformes démocratiques qui avaient eu lieu dans les années 1990. À cet égard les coups d’état militaires, au Mali, au Burkina Faso, au Niger, tout comme le maintien de la junte militaire en Algérie, parviennent à empêcher l’émergence d’une culture démocratique dans différentes parties du continent.
L’Afrique postcoloniale
Les études postcoloniales inscrivent dans un premier temps dans une démarche militante, celle de Franz Fanon notamment, qui justifie la nécessité de la lutte, y compris armée, pour débarrasser les colonisés de son complexe d’infériorité. Dans les années 1980, des chercheurs indiens, comme Ranajit Guha, attirent l’attention sur l’histoire des masses, celle des « sans voix », qui peuvent avoir une capacité d’action et qui parviennent à peser sur leur destin. Pour autant le lien de subordination entre dominants et dominés a pu perdurer, même si les dominants d’aujourd’hui sont eux-mêmes issus de l’histoire de la colonisation.
L’histoire postcoloniale permet d’analyser cette période comme celle de l’hybridation, avec des interactions entre les différentes cultures présentes dans les territoires. L’auteur n’aborde pas, à propos de l’Algérie, ce que l’on appellerait aujourd’hui « la culture pied-noir », car l’expression ne serait sans doute pas politiquement correcte, mais elle traduit bien, qu’on le veuille ou non, cette forme d’hybridation qui n’excluait pas la violence et la discrimination.
L’évolution du continent africain a pu également peser sur les sociétés européennes, par l’introduction de nouveaux produits de consommation, comme le cacao au Ghana, pour reprendre l’exemple cité, avec une sorte d’échange réciproque, qui n’exclut pas tout de même l’échange inégal.
Paradoxalement, cette « unité coloniale », qui assimilait tous les colonisés à un seul peuple, a pu servir pendant un temps la cause des indépendantistes. C’est notamment le cas en Algérie, puisque tous les Algériens étaient considérés comme arabes et musulmans. Ce n’est évidemment pas le cas, l’arabisation de l’Algérie, voulue par le président Boumediene, aboutit à la première contestation, « le printemps berbère », de cet ordre voulu par le FLN.
De la même façon, en voulant favoriser la référence culturelle à l’islam comme moyen de combattre les contestations étudiantes, le régime algérien, tout comme celui de Habib Bourguiba en Tunisie, a surtout légitimé l’action des islamistes, ce qui a pu conduire la guerre civile en Algérie jusqu’au début des années 2000.
L’Afrique extravertie – ou le continent connecté.
L’histoire de l’Afrique ne peut être séparée de celle des autres régions du monde, ne serait-ce que pour la traite négrière occidentale, mais également arabe. L’Amérique du Nord, l’Europe et l’Afrique, ont pu se construire et se transformer l’une avec les autres. Cela concerne la circulation des hommes, des végétaux, des microbes également. Au passage, certains historiens africanistes ont tendance parfois à considérer leur histoire comme une forme d’exceptionnalisme. La réaction à cette tendance se retrouve dans les recherches sur l’histoire connectée qui cherche à montrer que les civilisations se relient en permanence par des échanges de toute nature. À cet égard il convie de citer les pionniers, comme Sanjay Subrahmanyam.
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En remettant en cause l’occidentalisation du monde, cette histoire envisage les sociétés et les continents en termes de contacts et d’échanges. L’histoire des empires devient celle des mondes connectés.
Cela permet d’envisager aujourd’hui l’histoire postcoloniale sous un angle novateur. La période postcoloniale est marquée par l’instrumentalisation de la contrainte externe par les détenteurs du pouvoir. Et, bien entendu cela concerne les pouvoirs en place actuellement.
L’extraversion démocratique qui avait été promue dans les dernières décennies du XXe siècle est aujourd’hui remise en cause, car ce sont les guerres et les conflits politiques intérieurs qui ont dicté les rapports des sociétés africaines au monde. C’est le cas en Somalie, au Libéria, au Rwanda, et ailleurs.
Les institutions financières internationales, le FMI et la banque mondiale, mais aussi les O.N.G. contribuent également cette extraversion, de même que le niveau des sociétés locales, la volonté de fuite qui s’exprime par les courants migratoires pour une partie importante des populations.
L’Afrique déconstruite.
Finalement, bien des savoirs sur l’Afrique ont ainsi été déconstruits. Et même si le terme suscite, sans être véritablement compris, une forme de rejet, davantage dicté par des considérations médiatiques ou politiques que par une réflexion scientifique, il n’en reste pas moins, à certains égards, pertinent.
De même que le terme « intersectionnel », issu de la réflexion de la communiste américaine Louise Thompson, il s’agit de montrer les mécanismes des relations de pouvoir à l’intersection des rapports sociaux de race, de classe et de genre. Le terme est très largement disqualifié, il n’en reste pas moins intéressant pour analyser les convergences en matière d’oppression, ce qui permet de comprendre différents types d’événements, comme les massacres au Rwanda, qui relève selon les travaux de Hélène Dumas de la concrétisation d’un discours raciste élaboré par les missionnaires et les colons au début du XXe siècle, puis érigé en mode de gouvernement par les dirigeants du pays après l’indépendance.
La notion d’hybridation est également à prendre en compte du point de vue politique, avec les formations marxistes de plusieurs politiques africains, souvent formés à Moscou, qui ont cherché à développer une sorte de socialisme dont les résultats en matière économique n’ont pas été, c’est le moins que l’on puisse en dire, très concluants. On se souvient de « l’industrie industrialisante » que le FLN a voulu développer en Algérie, sacrifiant ainsi son agriculture, pour développer une économie de rente permettant d’acheter, encore jusqu’à présent, la paix sociale.
On peut retrouver également cela dans la perception que certains régimes africains peuvent avoir de l’émancipation des femmes, refusant la généralisation de la contraception, ce qui permet de maintenir leur soumission. Dans les différents conflits, notamment au nord Kivu, le viol comme arme de guerre, marque toujours l’expression de cette domination, qui a pu exister pendant la période coloniale. On se souvient par exemple de « l’érotisation des mauresques », largement développée pendant la colonisation de l’Algérie.
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Encore une fois, pour reprendre l’expression de Michelle Perrot, pour l’Afrique comme pour bien d’autres sujets, « c’est le regard qui fait l’histoire ». Et à cet égard, même si cette mise au point scientifique de Guillaume Blanc n’est pas évidente d’accès, et suscitera sans doute des réactions en dehors du champ de la recherche historique, elle n’en demeure pas moins stimulante et utile, pour peu que l’on se donne la peine d’en maîtriser les nuances.