<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’Argentine de Javier Milei, antichambre du libéralisme européen ?

9 août 2025

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Argentina's President Javier Milei delivers a speech during the closing campaign rally for Manuel Adorni, a contender in the upcoming elections for the Buenos Aires city legislature, in Buenos Aires, Argentina, Wednesday, May 14, 2025. (AP Photo/Rodrigo Abd)/ABD105/25134841814615//2505150130

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L’Argentine de Javier Milei, antichambre du libéralisme européen ?

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Vertigineuse expérience que celle de l’Argentine de Javier Milei. Élu en décembre 2023 malgré un statut de non-favori des sondages, le président libertarien se prête depuis plus d’un an à un rôle de chirurgien de l’extrême, prêt à tout pour refermer les plaies de la corruption et de l’inflation après vingt ans de kirchnérisme (2003-2023).

Article paru dans le no58 – Drogues La France submergée

Guilhem Lugagne Delpon

Le président argentin a initié une nouvelle dynamique, et il n’hésite pas à la mettre en avant pour en tirer profit, comme lorsqu’il s’adresse aux dirigeants du monde au cours de son discours à Davos en janvier 2024 : « Vous êtes les véritables protagonistes de cette histoire, et sachez qu’à partir d’aujourd’hui, vous avez un allié indéfectible en la République d’Argentine. » Une influence qu’il espère donc mondiale[1].

L’avènement d’un outsider

Fervent admirateur de l’école autrichienne et solide chercheur en économie, ce n’est qu’à partir de la fin des années 2010 que Javier Milei esquisse les traits d’un dessein politique. Président du Parti libertarien, il guide la coalition La Libertad avanza en 2021 lors des élections de mi-mandat d’Alberto Fernandez et accède au congrès en dénonçant une « caste politique corrompue ». Le 19 novembre 2023, après une campagne virale dans le monde entier placée sous le signe de la tronçonneuse, Javier Milei défait le candidat péroniste Sergio Massa avec un score historique de 55,65 %[2] des voix au suffrage universel direct, qui le propulse au palais présidentiel, la Casa Rosada. Prenant ses fonctions en décembre de la même année, il succède à Alberto Fernandez, successeur désigné de Cristina Fernandez de Kirchner.

Il hérite d’une situation économique devenue incontrôlable avec une inflation exponentielle, un déficit budgétaire ayant dépassé les 6 % alors que, dans le même temps, 41,7 % de la population vivait sous le seuil de pauvreté. Un chantier monumental. Dès lors, Javier Milei applique sa doctrine économique qui repose sur la confiance dans le marché, tout en comptant sur l’appui des cadors de l’économie mondiale.

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Un casse-tête politique

Dès sa prise de fonction, Javier Milei ne peut qu’observer la difficulté qui se pose à lui : un hémicycle morcelé dont il ne peut tirer aucune majorité. La Chambre des députés se renouvelant de moitié tous les deux ans et le Sénat d’un tiers selon le même rythme, le nouveau président se voit contraint de gouverner en faisant usage de subterfuges politiques. Le gouvernement argentin présente immédiatement après sa prise de fonction une loi spéciale au Congrès nommée Ley Bases contenant 232 articles relatifs à la dérégulation de l’économie argentine, à des réformes fiscales de grande ampleur, à une série de privatisations d’entreprises, à une flexibilisation du marché du travail ainsi qu’à « un régime d’incitation aux grands investissements ». Cette loi extraordinaire prévoit également l’état d’urgence dans quatre domaines : administratif, économique, financier et énergétique, pour une durée d’un an qui permet au gouvernement de légiférer par décrets nationaux d’urgence dans ces secteurs. Cette loi, qui est une manière musclée de contourner le Congrès, suscite de nombreuses contestations, mais est finalement adoptée par le Congrès grâce au vote décisif de la vice-présidente Victoria Villarruel[3] en juin 2024 et à une large coalition de groupes politiques.

Un président face au mur inflationniste

Lors de la fin du gouvernement d’Alberto Fernandez, le mois de décembre connaît une inflation extrême de 25,5 %, clôturant une année record avec une inflation annuelle cumulée s’élevant à 211,4 %. Pour cause majeure, un modèle de remboursement structurel de la dette non viable, reposant sur l’émission débridée de monnaie par la Banque centrale argentine.

Afin d’affronter le problème qu’il a promis de régler durant toute sa campagne, c’est dans les livres de l’école autrichienne d’économie que Javier Milei trouve ses recettes en appliquant à la lettre une méthode de rigueur dans l’émission de la monnaie. Premièrement, il transfère les passifs de la Banque centrale au Trésor : des bons sont émis par le Trésor argentin avec un taux flottant, mais une échéance de remboursement en juillet 2025. Cette mesure oblige le Trésor à financer ses obligations par des excédents budgétaires ou par des emprunts plutôt que par un fonctionnement intense de la planche à billets. Une politique nécessaire, mais qui rend de facto le pays particulièrement vulnérable aux fluctuations du marché international et aux potentiels chocs externes.

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Dans le même temps, le gouvernement s’attelle à contrôler l’envol du taux de change (lequel maintiendrait une inflation aiguë) en imposant une politique dite du « Cepo Cambiario » : contrôle des changes. Cette politique constitue un ensemble de mesures de restrictions imposées par l’État sur l’achat de devises étrangères, notamment le dollar américain. En limitant la libre convertibilité du peso, le gouvernement protège les réserves de la Banque centrale.

En parallèle, les exportateurs sont sommés de liquider leurs devises au taux officiel, pour permettre à la Banque centrale d’acheter des dollars à un prix plus bas et de renforcer ses réserves de change. Cette politique, que le président entend stopper quand la base monétaire sera suffisamment stable, s’est traduite par une inflation totale de 117,8 % en 2024, soit pratiquement 94 points de moins que l’année précédente. Depuis octobre 2024, l’inflation s’est stabilisée pour atteindre un niveau oscillant entre 2,7 et 2,4 % par mois, contrastant avec les sommets connus sous les années kirchnéristes. Un résultat qui n’a pas manqué de faire réagir dans le monde occidental, à commencer par Donald Trump qui a désigné Javier Milei comme son « président préféré ». Alors que le candidat républicain était en campagne, l’influence de Javier Milei éclata au grand jour grâce à une surmédiatisation du milliardaire Elon Musk, qui mettait constamment en avant les mêmes thèses libertariennes.

La tronçonneuse au service du remboursement de la dette

Javier Milei avait surtout promis de s’attaquer au principal fléau de l’économie argentine : la dépense publique, cause d’un déficit budgétaire exponentiel au cours de la dernière décennie. C’est en brandissant une tronçonneuse en plein rassemblement qu’il exposait au grand public son idée de découpes des dépenses de l’État.

En 2023, le déficit fiscal réel de l’Argentine atteignait le seuil de 6,1 % du PIB, creusant toujours plus une dette publique de plus en plus alarmante au regard des doutes quant à sa solvabilité émise par le FMI. Les services sociaux et le fonctionnement de l’appareil d’État constituaient la part la plus importante de la dépense publique, respectivement à hauteur de 67,3 % et 15,7 %.

Une fois au pouvoir, le président argentin entendait donc faire fondre les dépenses de l’État fédéral en réduisant structurellement le nombre de fonctionnaires ainsi qu’en réduisant au maximum l’accès aux aides publiques. Rapidement, le gouvernement ordonnait la suppression de ministères entiers, à commencer par le ministère des Femmes, du Genre et de la Diversité, dont J. Milei estime qu’il « a été créé à des fins politiques, pour propager et imposer un programme idéologique ». Depuis le début de sa prise de fonctions, le gouvernement Milei aura supprimé 45 000 emplois de fonctionnaires publics.

Grâce également à une non-indexation des subventions et des salaires sur l’inflation, l’année 2024 s’est soldée par une réduction de la dépense publique de 35 %. Une politique efficace au niveau macro-économique, qui a néanmoins causé un pic de pauvreté, la faisant passer de 41 % à presque 53 % en six mois. Ce coût social de court terme a été récemment amorti, notamment grâce aux investissements des entreprises privées internationales, faisant replonger le taux de pauvreté à 38,1 % au deuxième semestre 2024.

En parallèle, le président argentin s’est attelé à un chantier de rééquilibrage de la balance commerciale du pays. Déficitaire de 6,9 milliards de dollars en 2023, son ajustement constituait un chantier stratégique dans la course à la rentabilité souhaitée. Pour ce faire, J. Milei s’est appuyé sur plusieurs outils. D’abord, la dévaluation du peso argentin de plus de 50 % a eu un effet direct de contraction de la consommation intérieure et donc, de facto, une baisse du volume des importations. Aidée en plus par les politiques de dérégulation de l’économie, une production agricole favorable et l’exploitation très lucrative de ressources énergétiques, l’Argentine a vu ses exportations exploser. La conséquence est directe : la balance commerciale de 2024 a largement été rééquilibrée, pour arriver à un excédent commercial de 18 milliards de dollars. Un record depuis 2009. De cette dualité d’actions découle le bilan suivant : le gouvernement annonce un excédent fiscal primaire de 10,4 milliards de dollars, soit 1,8 % du PIB et un excédent financier réel – après intérêts de la dette – de 1 800 millions de dollars, soit 0,3 % du PIB. Une situation inédite qui a permis au pays de se voir octroyer un prêt de 20 milliards de dollars sur quatre ans par le FMI, servant à un rachat des titres détenus par la Banque centrale et à un remboursement d’une partie de la dette pour recrédibiliser l’économie du pays. La conjoncture économique positive ne faisant aucun doute, c’est désormais le défi de pérenniser ce modèle que va devoir relever Javier Milei.

Un modèle inspirant les grandes puissances

Une seule année de mandat suffit à J. Milei pour braquer sur lui les projecteurs du monde entier. Son bilan économique sur une seule année ne surprend pas uniquement par l’efficience de ses méthodes, mais aussi par la rapidité avec laquelle il a su les mettre en place. La conversion lente des élites au modèle argentin témoigne de l’influence croissante du président libertarien dans le monde politique occidental.

Avec des géants comme Elon Musk qui lui servent de cheval de Troie dans la superpuissance américaine, Javier Milei a su peu à peu faire accepter dans le débat public ses idées de dérégulation de l’économie et de déracinement de l’appareil d’État. De même, en Europe, le président à la tronçonneuse intéresse de plus en plus. Le récent budget d’austérité – succédant à une année de réduction du déficit fiscal italien – dévoilé par le gouvernement de Giorgia Meloni en témoigne. Sans encore procéder à une réduction aussi drastique de la taille de l’appareil d’État, la politique italienne s’inspire de plus en plus des codes du mileisme. Des pratiques dont la dirigeante se targue, incarnées en leur paroxysme en décembre 2024 lors d’une visite présidentielle à Rome, où celle-ci a remis à Javier Milei la nationalité italienne, comme pour sceller publiquement une union de proximité idéologique. Au-delà des frontières italiennes, l’Europe dans sa globalité ne semble pas faire exception au développement du phénomène Milei. Portées historiquement par les partis libéraux-conservateurs, les thèses libertariennes gagnent peu à peu du terrain dans le débat public. Bien qu’il soit encore impossible de mesurer l’ampleur réelle du phénomène, nombreux sont ceux qui voient dans le modèle argentin la solution pour se conformer aux 3 % de déficit budgétaire imposés par les traités européens.

À l’heure où la France s’interroge sur le poids de l’État et la soutenabilité de sa dépense publique, la méthode Milei pourrait-elle y trouver une traduction politique adaptée à ses spécificités locales ? Si, par ses réformes, le président argentin est parvenu à faire de son pays le laboratoire du libéralisme économique, le retentissement de son action semble pour l’instant relever davantage de l’influence que de l’inspiration fondatrice.

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[1] Sauf mention contraire, les données évoquées dans cet article proviennent de l’Instituto Nacional de Estadística y Censos et du ministère de l’Économie.

[2] Il s’agit du président argentin le mieux élu depuis le rétablissement de la démocratie.

[3] En Argentine, le vice-président est également président de la Chambre des sénateurs et ne vote qu’en cas d’égalité, ce que l’on appelle « vote décisif ».

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À propos de l’auteur
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Revue Conflits

Fondée en 2014, Conflits est devenue la principale revue francophone de géopolitique. Elle publie sur tous les supports (magazine, web, podcast, vidéos) et regroupe les auteurs de l'école de géopolitique réaliste et pragmatique.

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