Le Château de Vascoeuil accueille une exposition sur l’art Visionnaire, collection d’Hervé Sérane. L’occasion de découvrir cet art méconnu du XXe siècle.
Hommage rendu par Laure Papillard à la collection d’art Visionnaire de l’amateur d’art, artiste et galeriste Hervé Sérane
Il existe en France des lieux patrimoniaux privés qui accueillent l’œuvre d’artistes non reconnus par l’État pour des expositions de haut niveau. C’est le cas du château médiéval de Vascoeuil au cœur du bocage normand. Cette demeure fut au XIXe siècle le refuge de l’historien Jules Michelet (1778-1874)[1]. La restauration admirable des lieux est l’œuvre de deux générations de la famille de Marie Laure Papillard, qui s’est entièrement consacrée à leur ouverture et destination à l’art, ce qui a permis à cette demeure d’obtenir le classement « destination d’excellence » par le ministère du Tourisme.
Amatrice d’art, esprit libre, elle les ouvre au public depuis les années 1970. Elle en a fait l’écrin d’expositions consacrées à des artistes vivants dont elle estime personnellement le talent et la singularité. Cette ambition s’est avérée être, une initiative qui mérite aujourd’hui un hommage. En effet elle n’a pas suivi les normes de l’art institutionnel français marqué par le conceptualisme exclusif. Elle n’a pas utilisé le patrimoine pour le « mettre en abîme », en « déconstruire la forme et le sens » et ainsi pratiquer une « critique sociale », officielle, subventionnée et cotée. Au contraire, elle a voulu mettre en harmonie les œuvres choisies et le lieu d’exception.
Un art contemporain
Avec une souveraine liberté, elle a organisé l’exposition de très nombreux artistes appartenant à des courants très divers qui forment la réalité de la scène artistique française de ce dernier demi-siècle. Les archives et catalogues de ces évènements sont à cet égard précieux. En 2025, elle a voulu consacrer ses cimaises au courant Visionnaire apparu en France au début des années 1970, très visible jusqu’aux années 1990, et qui a continué à exister par la suite dans l’ombre. Pour ce faire elle a demandé à l’amateur-collectionneur passionné, Hervé Serane, de choisir quelques-uns des peintres qu’il a soutenus grâce à sa Galerie Râ entre 1977 et 1996 et fait connaître jusqu’au Japon. Cette forme de représentation de l’imaginaire et de l’invisible a, il est vrai, une résonance dans le monde entier, on peut parler de l’existence d’un courant international.
Ce mot « visionnaire », que nous dit-il ? Qu’en dit Hervé Sérane ? Lui-même est un photographe que l’on pourrait qualifier de visionnaire. C’est sans doute grâce à cette expérience profondément vécue qu’il a reconnu d’autres œuvres d’artistes autour de lui et a voulu ouvrir une galerie pour les défendre en 1977, à proximité du Centre Pompidou inauguré la même année… preuve que deux mondes contraires peuvent exister simultanément !
Il évoque ainsi le fil rouge de sa collection : pour lui l’art visionnaire n’est pas un sujet, une thématique, illustrant l’extraordinaire, le déjanté, le spectaculaire, comme c’est le cas de l’Art fantastique. Ce n’est pas davantage un style, une théorie, ni même l’inspiration de personnes illuminées, sans raison, marginales et ignorant tout métier comme se définit l’Art brut. L’esprit des visionnaires c’est la contemplation de l’âme qui parvient à être mise en forme.
Pour réaliser une telle œuvre, précise-t-il, « il faut avoir été visité par bien plus grand que soi et disposer d’une maîtrise technique « parfaite permettant d’incarner la vision intérieure ».
L’art visionnaire
« Les œuvres visionnaires ainsi engendrées témoignent du monde de l’âme, monde exigeant entre tous qui vit dans une intemporalité ne permettant pas à l’artiste de le programmer à volonté. Comment programmer un monde de présence et de transparence, intrinsèquement lumineux ?
Plus que des artistes visionnaires, il existe des œuvres visionnaires.
Pour le collectionneur, trouver ces œuvres est le fruit d’une quête, chaque tableau étant une rencontre imprévisible.
Hervé Sérane a beaucoup écrit sur cette aventure, ses rencontres avec ces artistes [2] l’époque, le contexte, il a aussi tenu un journal non encore publié. À l’occasion de cette exposition, un livre, « Un autre art contemporain, non officiel » évoque ce courant dans son contexte historique.
Il n’est pas le seul à s’y être intéressé. En France, on peut citer Michel Random[3], historien d’art qui a écrit sur le sujet un livre qui fait référence. Il a fait le recensement, si non exhaustif du moins très important, des peintres, graveurs et sculpteurs. La galeriste Michel Broutta, a joué ce rôle pour l’estampe, dont la création a été si féconde, virtuose, diverse et même créatrice de nouvelles techniques. En découvrant ce continent caché de l’art en France, on pourrait dire que l’imaginaire a trouvé là un de ses refuges.
Le monde visionnaire est présent à toutes les époques de la peinture. Parfois ce courant est foisonnant et visible, parfois plus caché et même rare. Le romantisme au 19e siècle, qui a été aussi le siècle de la raison et du progrès, a eu des peintres comme Turner, Gaspard David Friedrich, John Martin. En 1970, le « matérialisme, historique, scientifique » se posait comme le sommet de la pensée et pourtant cela n’a pas empêché au courant visionnaire d’éclore, foisonner et avoir un public. En France ce courant visionnaire a été rendu invisible à partir des années 90, rejetées par la doxa officielle de l’art conceptuel, ce qui n’a pas été le cas dans d’autres pays, dont le Japon et l’Autriche.
Certains de ces peintres vivants et travaillant en France sont morts, dont Yves Thomas et Alain Margotton en 2025. Certains ont connu le plus complet dénuement, d’autres continuent à peindre mais sans ressource. Certains ont choisi de s’expatrier pour bénéficier d’une plus grande reconnaissance.
À Vascoeuil, cette exposition présente le choix singulier d’un collectionneur amateur, soit le contraire de celui d’un collectionneur de produits financiers. En effet, Hervé Sérane a choisi ses tableaux un par un. Il n’a pas regardé la signature ni s’est laissé impressionner par la seule perfection. Il lui est essentiel de rencontrer l’œuvre, d’être à être.
C’est aujourd’hui une notion peu reconnue que l’art puisse être un travail de métamorphose de la matière chaotique pour lui donner forme en lui communiquant esprit, souffle et vie. L’œuvre alors est dotée d’une présence. Saint Thomas d’Aquin, dans le sillage d’Aristote l’évoque au XIIIe siècle et son écho résonne encore au XXe sous la plume d’Etienne Gilson dans ses trois articles écrits sur la beauté lors de sa captivité pendant la Guerre de 14 en Allemagne. Il considérait l’œuvre d’art comme un objet à part, de l’ordre du vivant, de l’être. Il ne sera pas le seul à l’évoquer au cours du siècle qui vient de s’écouler. Cependant malgré la notoriété de ceux qui l’ont défendu, ce courant est aujourd’hui méconnu.
Les œuvres exposées ici du 12 avril au 26 octobre 2025 ne sont qu’une petite partie de sa collection et il ne s’agit que de quelques artistes de cette collection : Jean Paul LANDAIS (1950-2021) Yves THOMAS (1937-2025) Alain MARGOTTON (1948-2025) Gérard DI-MACCIO (1938), Klaus DIETRICH (1940-2002) Hervé SERANE (1952)
[1] Cet historien amoureux du Moyen Âge a eu le talent de le faire aimer. Son cabinet de travail en haut de la tour médiévale abrite son musée.
[2] Hervé Sérane, Voyage au bout de l’Art moderne, Éditions Michel de Maule, Paris, 1996
Voyage d’un photographe observé par des paysages, Paris, Hervé Serane éditeur, 2010
Un autre art contemporain, non-officiel, Paris, 2025
[3] Michel Random, L’Art Visionnaire, Ed. Fernand Nathan, 1979, réédité en 1991