<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’audace dans la bataille. Gilles Haberey

6 décembre 2021

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Photo : L’audace dans la bataille. Gilles Haberey. Crédit photo : Unsplash
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L’audace dans la bataille. Gilles Haberey

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L’audace dans la bataille. Gilles Haberey. Entretien extrait d’une émission avec Gilles Haberey, à retrouver sur notre chaine podcast.

 

Jean-Baptiste Noé : La notion d’audace semble à la fois évidente et peu évidente, vu qu’un plan de bataille est a priori prédéfini. Les hommes peuvent-ils réellement avoir une part de liberté, d’audace ? Pourquoi avoir voulu étudier cette vertu sur les champs de bataille ?

Gilles Haberey : Vous touchez du doigt toute la complexité de l’activité guerrière, qui oppose des organisations massives dont le seul objectif est d’atteindre ceux fixés par les autorités politiques au moindre coût. C’est pourquoi se mettent en place autour de ces systèmes guerriers des méthodologies de planification, de coordination, parce qu’il y a tant de moyens dans les trois (voire plus avec les champs immatériels) dimensions que se mettent en place des systèmes visant à utiliser chaque capacité au mieux de ce qu’elle peut offrir sans créer de friction entre les systèmes. Il faut une planification, une organisation, des délais, des états-majors. De plus, la bataille est une opposition entre deux acteurs qui veulent l’emporter et qui exposent leur système et leur puissance à leur adversaire. La question est celle de ce choc et de la nécessité pour le plus fort de pouvoir dérouler son plan et ses procédures, et pour le plus faible de trouver un ou plusieurs biais de contournement pour rééquilibrer ce défaut de puissance et l’emporter. C’est en ce sens que les actions audacieuses sont fondamentales : il s’agit de rééquilibrer.

 

JBN : Vous avez publié Les sept péchés capitaux du chef militaire. Ici, c’est l’inverse, ce sont les vertus…

GH : Oui et non. C’est une vertu, mais qui doit s’appuyer sur plusieurs éléments : une parfaite connaissance de ses propres capacités, et en ce sens les armées, quelles qu’elles soient, à travers leur doctrine, leur système de commandement, vise à utiliser les capacités à leur maximum, mais c’est en même temps une prise de risque, car le résultat n’est pas assuré. Quelle que soit la rigueur de la manœuvre, il y a une capacité à échouer. Cette audace se prépare et s’organise donc et laisse une part au hasard dans ce que l’ennemi comprendra de notre manœuvre, ce qu’il verra ou pas.

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JBN : Qui ose ne gagne pas toujours donc ?

GH : Qui ose ne gagne pas toujours. Aujourd’hui, tous les systèmes militaires ou civils visent à se prémunir contre le risque, c’est une forme de culture de la précaution et le milieu militaire lui aussi rentre dans cette problématique par la mise en place de systèmes, de procédures qui visent à éviter la surprise. Or l’audace renvoie à une forme positive de hardiesse, à une disposition qui porte au dépassement d’obstacles fixés par l’adversaire ou nous-mêmes, pour atteindre un objectif. La prise de risque suscite souvent des réactions plus négatives parce que la finalité est moins assurée, et on est dans une réalité physique plutôt que dans un trait de caractère, et il faut mesurer cette prise de risque. Il s’agit de modéliser cette prise de risque pour pouvoir aboutir au résultat attendu sachant qu’une prise de risque dont la finalité n’est pas assurée peut parfois aboutir à un échec.

 

JBN : Vous analysez des batailles de l’Antiquité à nos jours. Y a-t-il des traits communs dans la manière dont l’audace est réalisée, des tactiques communes, attaquer l’ennemi sur son point faible ou bien là où se trouve son chef ? Y a-t-il une typologie de coups d’audace qui peuvent réussir ?

GH : Avec Gilles Perrot, nous avons essayé de faire ça, de regrouper par thèmes, à travers des époques et cultures tactiques différentes. Quand on pense à la manœuvre sur les arrières, on peut autant s’appuyer sur les campagnes napoléoniennes que sur un raid d’un général sudiste sur les arrières nordistes…

 

JBN : Il y a aussi le fait d’attaquer l’adversaire sur un terrain auquel il ne s’attend pas, comme les marécages d’Austerlitz. Le choix également du terrain et essayer de prendre l’adversaire sur un plan qui contrebalance ce à quoi il s’attend…

GH : Exactement. Le terrain peut être vu par un des acteurs comme difficilement franchissable de manière à rendre peu possible une manœuvre de contournement. En termes de terrains improbables, il y a eu au XIIIe siècle une campagne de Gengis Khan contre un shah qui met en place un dispositif le long d’une rivière et attend avec son armée supérieure en nombre : Gengis Khan fait traverser à deux armées un désert supposément infranchissable où le shah n’a laissé personne avec pour résultat que le shah se retrouve avec deux armées dans son dos, et son royaume est tombé en une année. Le deuxième exemple est naturellement celui de 1940 avec les Allemands dans les Ardennes. L’état-major français était, je pense, conscient que ce n’était pas infranchissable et puis entre la Meuse et les Allemands il y avait une partie de l’armée belge, mais le franchissement était certes complexe. L’effort franco-britannique était articulé autour d’un dispositif en Belgique et très peu de moyens de haute technologie et entraînés dans les Ardennes. Ce choix en théorie pertinent s’est retrouvé inadapté à la manœuvre allemande.

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JBN : Vous parlez de la campagne de Tanganyika, dans l’empire colonial allemand en Afrique. Le lieutenant-colonel von Lettow-Vorbeck à la tête des troupes allemandes, a dit son adversaire anglais, prenait d’ordinaire « la quatrième » des « trois routes ouvertes à l’ennemi ». C’est une belle définition de l’audace, prendre la quatrième route que personne n’avait vue…

GH : En 1914, cette colonie est encerclée par les autres puissances coloniales. On s’attendait à peu de résistance allemande et pourtant von Lettow-Vorbeck part du principe que les capacités utilisées ici seront en moins pour les alliés en Europe, aussi il décide de mener avec une dizaine de milliers de soldats indigènes une guerre contre 54000 hommes autour des Britanniques et au moins 17000 Belges, en attaquant le premier : c’est un succès ! Ensuite, ses adversaires montent en puissance et lui adapte ses méthodes en jouant sur les espaces face aux logistiques lourdes adverses, les usant. Il attaque ensuite au Mozambique, chez les Portugais, et ne capitule que le 25 novembre 1918, 14 jours après la fin de la guerre dont il n’était pas au courant ; il veut négocier l’armistice, et il a droit à un défilé de la victoire à Berlin, puisqu’il est le seul à avoir capitulé après l’armistice.

 

JBN : Comment a-t-il fait en termes de logistique ?

JBN : Son choix est celui d’une logistique limitée, articulée autour de porteurs : il porte lui-même sa logistique, sans camions, et peut donc manœuvrer dans un terrain sans route carrossable. Il bénéficie aussi de conditions endogènes favorables : lorsque les Sud-Africains se déploient, 75% de leurs chevaux qui, eux, meurent de maladie. Lettow-Vorbeck fait le choix de s’approvisionner sur les ressources prises sur l’adversaire, faisant l’économie de dépôts logistiques intermédiaires.

 

JBN : Il a atteint ses objectifs en fixant des troupes alliées en Afrique pendant quatre ans…

GH : Avec 12000 combattants, il en aurait bloqué près de 200000 alliés. C’est disproportionné. Ces forces auraient-elles été déployées en Europe ? Toujours est-il que cette audace a posé un problème et a obligé les Alliés à déployer des troupes en arrière pour tenir les zones conquises, etc. Ceux-ci ont accepté son piège dans un but psychologique, celui de la conquête de l’ensemble des colonies allemandes.

 

JBN : Vous citez Mao Zedong comme chef de guerre, qui disait recourir à la « guerre des partisans » et la ramène aux principes suivants : « disperser les forces pour soulever les masses, concentrer les forces pour faire face à l’ennemi, l’ennemi avance – nous reculons, l’ennemi s’immobilise – nous le harcelons, l’ennemi s’épuise – nous le frappons, l’ennemi recule – nous le pourchassons. Pour créer des bases révolutionnaires stables, recourir à la tactique de la progression par vagues. Au cas où on est talonné par un ennemi puissant, adopter la tactique qui consiste à tourner en rond ». C’est remarquable d’ainsi faire le tour en quelques lignes de tout ce qu’est la guerre de guérilla, c’est une remarquable analyse de chef de guerre qu’il a lui-même appliquée…

GH : La guérilla communiste elle-même tâtonne dans ses modes d’action, et quand elle essaie de rentrer dans une logique de symétrie avec les forces nationalistes, elle perd faute de moyens aériens, de feu et de volume de force. C’est en ce sens que Mao a une vision pertinente du combat qu’il peut mener. Au travers de cette citation, se lit un refus des règles, de cohérence dans la manœuvre, de sorte que l’adversaire n’arrive pas à appliquer une doctrine face à la découverte permanente de modes d’action inattendus. Cette citation s’applique à la guérilla comme aux conflits de haute intensité.

 

JBN : Une bataille que vous étudiez également est la campagne de Birmanie qui se déroule entre février et août 1944. Les Américains affrontent les Japonais dans l’Empire des Indes, et il s’agit d’intervenir dans la jungle avec la chaleur, l’humidité et les bestioles… Comment les Américains conçoivent-ils leur offensive contre les Japonais et s’organisent face à ces éléments naturels ?

GH : Une fois de plus, on voit le refus de certaines évidences et la mise en place d’une modalité tactique originale et risquée. Orde Wingate, officier britannique atypique, part du postulat suivant : les troupes occidentales sont mal adaptées au combat en jungle et sur les arrières, qui seraient le domaine privilégié des Japonais. Une école traditionnelle dans l’armée britannique vise à défendre les frontières de l’Inde quand d’autres, dont Wingate, veulent entrer dans l’espace de puissance ennemie et le contester là où il est bon : les Japonais ne s’y attendent pas, donc je vais déstabiliser le commandement ennemi. Ces combats de la jungle se font sur l’arrière des Japonais ! On lui donne les moyens de transporter 10000 hommes, une division de six brigades sur les arrières japonais, ce qui est très risqué : si les Japonais tombent sur les zones de posée immédiatement, un fiasco est à craindre, et ces troupes ne peuvent être ravitaillées que par les airs. Cette opération lorsqu’elle est déclenchée, on n’est pas sûr que les 10000 hommes parviennent à déstabiliser les arrières japonais et puissent être récupérés à l’issue de l’action. Cette opération fonctionne bien puisque Britanniques et Indiens parviennent à faire face aux Japonais sur un tel terrain, et au même moment les Japonais lancent leur offensive en Inde, l’opération U-Go.

 

JBN : Si on attaque l’adversaire sur son point fort et qu’on arrive à le vaincre, on a tout gagné. Mais c’est là que c’est le plus difficile…

GH : Tout à fait, c’est là toute la prise de risque. Contester à l’adversaire la suprématie qui est la sienne peut échouer si elle est trop ambitieuse par rapport aux capacités réelles.

 

JBN : Pendant la bataille antique de Leuctres, il s’est agi de prendre l’adversaire à contre-pied. Les Spartiates font face aux Thébains, qui n’ont pas leur puissance, mais parviennent pourtant à les vaincre…

GH : Oui. Leuctres donne l’exemple du refus de suivre une règle et de mettre l’adversaire face à une situation inattendue. Pendant la guerre du Péloponnèse, par principe, l’aile la plus puissante dans chaque armée est la droite, de sorte que sur le champ de bataille les ailes les plus puissantes ne s’opposent pas. Les Spartiates sont maîtres en la matière, et à cette occasion Thèbes qui est la puissance émergente décide, avec Epaminondas, de ne pas jouer le jeu, et de placer ses forces d’élite sur l’aile gauche pour faire face à leurs homologues ennemis. De plus, le nombre de lignes de la phalange est normé, mais comme Epaminondas a perçu que la phalange est la plus dangereuse il sait que l’ensemble va se déliter. Le bataillon sacré des 300 meilleurs combattants est donc sur le flanc gauche et sur une épaisseur plus grande que celle des Spartiates, et il fait reculer le reste de son armée pour éviter le contact. Les Spartiates sont surpris et n’ont pas le temps de réagir avant de découvrir une aile puissante et plus compacte que la leur. Epaminondas déstabilise les règles.

 

JBN : À vous lire, on voit que l’histoire militaire n’est pas qu’une érudition, comprendre la manière dont on pouvait mener le combat à l’époque peut encore servir aujourd’hui…

GH : Oui, comme le montre la bataille de Leuctres. La manœuvre de l’ordre oblique qui s’y fait jour est reprise par Frédéric II à Leuthen 2000 ans plus tard face aux Autrichiens : il fait basculer son flanc le plus puissant et manœuvrer face à des Autrichiens surpris. Ces deux batailles font toujours école : il s’agit, dans une perspective de duel, d’imposer à son adversaire sa manœuvre et de le surcharger de dilemme, le faire s’interroger sur le pourquoi de ces manœuvres… Il ne s’agit pas de reproduire les systèmes, mais de réfléchir en termes de méthodologie, de tendre des pièges, de jouer des actions audacieuses pour déstabiliser l’adversaire et le frapper à la tête, par des biais cognitifs. Frapper le chef ennemi à la tête est toujours une volonté, le prendre à contrepied en n’appliquant pas les doctrines comme il s’y attend… Lorsque le fil logistique avec les arrières est coupé, c’est mauvais pour le moral de l’armée, c’est ancien.

 

JBN : De toutes ses batailles, dans laquelle Napoléon a-t-il pu renverser le sort des armes par l’audace ?

GH : À regarder celles qui semblaient perdues, on pense à Marengo, où le général Desaix intervient opportunément pour faire basculer le dispositif ennemi. Parmi les actions les plus audacieuses, sachant que l’audace n’est pas juste l’impétuosité, c’est aussi un calcul, je pense à la bataille d’Iéna. Celle-ci vise à engager le combat avec les Prussiens avant qu’ils fassent eux-mêmes jonction avec un contingent russe plein ouest : il prend contact avec ce qu’il croit être le cœur de l’armée autrichienne à Iéna et contrebat une manœuvre autrichienne qui vise à reproduire ce que faisait Frédéric II (dont il connaissait les campagnes par cœur), et met sur les arrières autrichiens un corps du maréchal Davout à Auerstedt que les Autrichiens n’attendaient pas. Dans le même espace géographique, deux batailles se déroulent et deux belles victoires. C’est une manœuvre aussi pertinente intellectuellement qu’audacieuse.

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