Le Bénin, laboratoire de la convergence djihadiste : comment le Sahel a exporté sa guerre aux portes du golfe de Guinée

19 décembre 2025

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Un policier et un soldat béninois arrêtent un motocycliste à un point de contrôle à l'extérieur de Porga, au Bénin, le 26 mars 2022. (AP Photo/ Marco Simoncelli) © SIPA

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Le Bénin, laboratoire de la convergence djihadiste : comment le Sahel a exporté sa guerre aux portes du golfe de Guinée

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On les appelait « les confins ». Ces terres oubliées où le Bénin s’effiloche vers le Niger et le Nigeria, quelque part entre la savane et le Sahel. Aujourd’hui, ces marges sont devenues le terrain d’une expérience inédite : l’implantation méthodique d’une cellule du JNIM venue du Mali, qui a su absorber des dissidents de Boko Haram pour créer un groupe hybride. L’histoire de cette fusion raconte comment le djihad sahélien conquiert de nouveaux territoires.


Par Fiacre VIDJINGNINOU, PhD – Chercheur principal au Béhanzin Institute, chercheur associé senior à l’Egmont Institute et enseignant à École Nationale Supérieure des Armées (ENSA – Bénin).


C’est un vieux chef de village du Borgou qui m’a fait comprendre ce qui se passait. Nous étions assis sous un manguier, à quelques kilomètres de la frontière nigériane. « Avant, me dit-il, les bandits venaient du Nigeria. On savait qui ils étaient. Maintenant, il y a d’autres gens. Ils parlent peul, mais pas comme nos Peuls. Ils viennent de loin. Du Mali, peut-être. Et ils ont recruté certains des anciens. » Cette phrase résume tout : le djihad sahélien est descendu vers le sud et a su fédérer des combattants d’horizons différents.

Il y a dix ans, personne n’aurait parié sur le Bénin comme terre de djihad. Les observateurs parlaient de « débordement » de Boko Haram, comme on parle d’une rivière qui menace de sortir de son lit. Ils avaient tort. Ce n’est pas Boko Haram qui a débordé. C’est le JNIM – la grande coalition sahélienne – qui a décidé d’étendre son empire vers le sud.

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L’homme qui a tout commencé

Pour comprendre ce qui se joue, il faut remonter à 2020 et suivre la trajectoire d’un homme dont peu connaissent le nom : Tamimou. Ce Peul nigérian, d’ethnie haoussa, n’est pas un chef de guerre improvisé. C’est un vétéran forgé dans les rangs du JNIM au Mali, dans la région du Serma – l’un des bastions historiques d’Iyad Ag Ghali.

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En 2020, Tamimou reçoit une mission : descendre vers le sud et implanter une cellule aux confins du Nigeria et du Bénin. Il ne part pas seul. Avec lui, des combattants nigérians déjà intégrés au JNIM, au moins un Béninois ayant fait ses armes au Sahel, et d’autres vétérans des guerres maliennes. Un groupe aguerri, soudé par des années de combat commun.

L’objectif est clair : créer une tête de pont à mi-chemin entre le Sahel et le golfe de Guinée. Les forêts du nord Bénin, les parcs du W-Arly-Pendjari, les routes de contrebande vers les ports – tout cela intéresse la direction sahélienne.

Quand Boko Haram frappe à la porte

La cellule de Tamimou n’est pas restée longtemps un groupe purement sahélien. Des dissidents de Boko Haram la rejoignent rapidement – des combattants qui ont rompu avec la direction nigériane. Trop de violence aveugle contre les musulmans, pas assez de stratégie, des luttes de pouvoir sanglantes. Ils errent aux marges du lac Kainji, dans le nord-ouest du Nigeria, en quête d’une structure d’accueil.

À leur tête, un homme qui donnera plus tard son nom au groupe : Mahmuda. C’est un chef de guerre expérimenté. Mais quand sa faction rejoint Tamimou, il accepte de se soumettre à son autorité. La hiérarchie est claire : le JNIM commande, les ex-Boko Haram s’intègrent. Un ancien des services nigérians m’a décrit cette fusion avec une métaphore parlante : « Imaginez une entreprise qui rachète un concurrent en difficulté. Le patron reste le même, mais il récupère les employés, le savoir-faire. C’est exactement ce qui s’est passé. »

Trois chefs en quatre ans

L’histoire de la « katiba Mahmuda » est aussi celle d’une direction constamment renouvelée sous la pression des forces de sécurité. En quatre ans, le groupe a connu trois chefs – et il continue de fonctionner.

Tamimou, le fondateur, est capturé au Mali. Le commandement passe à un autre vétéran du Sahel. Ce successeur est tué au Nigeria. C’est alors Mahmuda qui prend les rênes – l’ancien chef de la faction Boko Haram devient le troisième émir. Ironie de l’histoire : son nom finit par désigner l’ensemble de la cellule dans les rapports de renseignement. Récemment, Mahmuda a été arrêté par les forces nigérianes. Et une fois encore, le groupe survit. Selon des sources concordantes, c’est désormais un Nigérien – ou peut-être un Béninois – qui commande. Le doute sur sa nationalité illustre à lui seul le caractère transfrontalier de cette organisation.

Une franchise qui s’exporte

Ce que révèle cette histoire, c’est la capacité du JNIM à projeter sa force bien au-delà de ses bastions maliens. Le modèle ressemble à celui d’une franchise. Le siège – quelque part dans le Sahel malien – fournit la marque, la doctrine, la formation initiale. Les cellules locales gardent une autonomie opérationnelle, mais rendent des comptes. Elles peuvent recruter des combattants d’origines diverses – anciens de Boko Haram, jeunes Béninois revenus des Émirats arabes unis sans équivalence de diplôme, bergers peuls en quête de protection – pourvu que l’allégeance ne soit pas remise en cause.

Un analyste du renseignement français m’a confié son inquiétude : « On a longtemps pensé que le JNIM était un problème sahélien. On se rend compte qu’il a des ambitions bien plus larges. La cellule du Bénin n’est probablement pas la seule. Il y en a d’autres en gestation, plus au sud. Le modèle est reproductible. »

Un policier et un soldat béninois arrêtent un motocycliste à un checkpoint à l’extérieur de Porga, au Bénin, le 26 mars 2022. (AP Photo/ Marco Simoncelli) © SIPA

S’implanter sans conquérir

Comment un groupe armé prend-il pied dans une région où personne ne l’attend ? La réponse tient en un mot : patience. Les hommes de Tamimou ne débarquent pas en conquérants. Ils s’infiltrent, observent, nouent des liens. Un commerçant rencontré sur un marché frontalier me l’a expliqué : « Ils ne volent pas. Ils achètent. Ils paient même plus cher que les autres. Au début, on se dit que ce sont de bons clients. »

Mais le véritable travail se fait sur un autre terrain : la religion. Depuis le début des années 2000, des prédicateurs d’un genre nouveau, souvent d’origine touarègue venus du Niger, ont ouvert des écoles coraniques là où l’État brillait par son absence. Ces écoles ne sont pas des « fabriques de djihadistes ». Mais elles ont créé un nouveau paysage religieux sur lequel la cellule JNIM peut s’appuyer.

Il y a une scène que m’ont racontée plusieurs témoins. Un camionneur qui transporte du bétail se fait arrêter sur une piste forestière. Des hommes armés l’encerclent. On lui demande poliment de payer une « taxe de passage ». Le montant est fixe, connu à l’avance. On lui remet même un reçu. « Avec ça, m’a-t-il dit, je suis tranquille pour le reste du trajet. » Cette économie de la protection est au cœur du modèle. Le groupe entre en compétition directe avec les agents de l’État – douaniers, policiers, militaires – qui prélèvent eux aussi leur dîme.

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La forêt comme sanctuaire

Regardez une carte du nord Bénin. Vous verrez une immense tache verte à cheval sur trois pay : le complexe W-Arly-Pendjari, l’un des derniers grands sanctuaires de faune sauvage d’Afrique de l’Ouest. Éléphants, lions – et désormais combattants du JNIM. Ces parcs créés pour protéger la nature sont devenus des bases arrière. Des milliers de kilomètres carrés de brousse dense où se cacher. Des frontières qui ne sont que des lignes sur une carte. Un ancien ranger m’a décrit la situation avec amertume : « On nous a formés pour compter les animaux. Pas pour affronter des gens avec des kalachnikovs. »

Depuis 2019, le tourisme s’est effondré. Les lodges sont vides. Les pisteurs ont perdu leur emploi – un vivier de recrutement pour qui sait s’y prendre.

Trois drapeaux noirs

Au moins trois mouvances se disputent aujourd’hui l’espace nord-béninois. Le JNIM, dont la katiba Mahmuda n’est qu’une composante. L’État islamique au Sahel, rival acharné, qui cherche à s’implanter le long du pipeline reliant Koulele (Niger) à sa descente Sèmè-Kraké (Bénin). Et des réseaux résiduels de Boko Haram à la frontière nigériane. Ces acteurs ne forment pas un front uni – JNIM et État islamique s’affrontent depuis des années. Mais ils partagent un même terrain de jeu. Un officier de renseignement nigérian m’a confié son désarroi : « On a été formés à traquer des organisations avec des organigrammes. Ici, c’est fluide. Un type peut travailler pour Mahmuda le lundi et convoyer de la marchandise pour l’EI le jeudi. »

Le Sahel (c) AFP

Ce que nous apprend le cas béninois

Non, le djihadisme au Bénin n’est pas un simple « débordement » de Boko Haram. C’est le fruit d’une stratégie délibérée du JNIM pour étendre son influence vers le golfe de Guinée. L’absorption de dissidents de Boko Haram n’était qu’une étape – une manière d’acquérir des combattants, des réseaux, une connaissance du terrain nigérian.

Mais la réponse ne peut pas être seulement militaire. Trois chefs éliminés ou capturés, et le groupe continue. La structure compte plus que les hommes. Et cette structure se nourrit des failles de l’État : routes non entretenues, écoles absentes, justice inaccessible, fonctionnaires prédateurs, des réalités communes à tous les pays de cette partie de l’Afrique de l’Ouest.

Dans les villages du Borgou, les habitants ne se posent pas de questions abstraites sur les rivalités entre Al-Qaïda et l’État islamique. Ils se demandent qui va protéger leurs troupeaux, qui va régler leurs conflits fonciers, qui va offrir un avenir à leurs enfants. Tant que l’État ne pourra pas répondre efficacement à ces questions simples, d’autres le feront à sa place.

REPÈRES • La généalogie de la katiba Mahmuda

2020 — Tamimou, Peul nigérian formé au JNIM dans le Serma (Mali), fonde une cellule aux confins du Bénin et du Nigeria avec des combattants sahéliens dont au moins un Béninois.
2020-2021 — Une faction dissidente de Boko Haram dirigée par Mahmuda rejoint la cellule. Mahmuda se soumet à l’autorité de Tamimou.
Succession — Tamimou capturé au Mali → vétéran sahélien tué au Nigeria → Mahmuda prend le commandement → Mahmuda arrêté → nouveau chef (Nigérien ou Béninois).

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