Peut-on visiter Le Caire sans sombrer dans la nostalgie ? Peut-on échapper aux discours de Nasser, aux fastes d’Héliopolis, aux rêves de Bonaparte ? Dans la poussière cairote, les miroirs brisés de l’Orient se laissent contempler.
Article paru dans le no56 – Trump renverse la table
Un café pour un dialogue. Traverser les boulevards de la place Tahrir, marcher au milieu des voitures filantes puisqu’il n’y a ni passages piétons ni feux tricolores, pour gagner l’autre côté et le Wadi el Nile café. Sur les trottoirs, des bouquinistes étalent leurs livres. Des biographies des dirigeants du monde arabe, des souvenirs d’une histoire mêlée et des Tintin où les pages couleurs alternent avec celles en noir et blanc. Un café turc, comme à Constantinople, comme à Famagouste, recette héritée de la présence ottomane. Aux murs, des photos sépia des écrivains et des journalistes qui ont fréquenté ce café de la place Tahrir.
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Peut-on visiter Le Caire sans nostalgie quand, pour entrer sur le plateau des pyramides, il faut traverser un quartier où les enfants pieds nus avoisinent les chevaux faméliques ? Peut-on voir dans les ordures qui s’amoncellent sur les rives du Nil, le lieu où Moïse fut sauvé, le don vanté par Hérodote, l’axe principal raconté par Strabon ? Dans le musée du Caire au charme désuet des années 1950, dans les vitrines où s’amoncellent les collections arrachées au sable par les archéologues et où dans chaque pièce semble se mouvoir l’ombre du capitaine Blake se rappelle la rencontre de l’Orient et de l’Occident initiée en 1798 par Bonaparte sur le plateau de Gizeh, débutée par les amours de Cléopâtre et de César. Quand on traverse Garden City, quartier des ambassades construit par les Anglais, avec ses immeubles de style Art déco, ses lampadaires ouvragés des années 1920, ses anciens parcs aménagés pour capter le peu de fraîcheur de l’été, peut-on ne pas penser à ce que l’Égypte aurait pu être quand on voit aujourd’hui ce quartier délabré et émietté ? Quand on visite le musée copte, qui retrace mille ans d’histoire de présence chrétienne, rappelant que l’Égypte est la terre d’Origène, de Clément et de Cyrille d’Alexandrie, le lieu du désert de saint Antoine, père de tous les moines du monde, quand on aperçoit les clochers qui rappellent la présence de tous les chrétiens d’Orient, syriaques, arméniens, grecs, coptes, melkites et les Latins ayant fait souche, comment ne pas épouser la mélancolie de l’histoire ?
La cassure Nasser
L’Égypte a toujours été le cœur d’un empire : romain jadis, ottoman autrefois, anglais hier. Saint Louis, lui aussi, voulait en faire le centre de son empire latin d’Orient, mais le scorbut à Tunis brisa ce grand rêve de l’histoire.
En 1952, quand Nasser et les officiers libres chassent la dynastie albanaise des Farouk, pour la première fois de son histoire l’Égypte est dirigée par des Égyptiens. Tout à sa rhétorique nationaliste, Nasser nationalise, dont le canal de Suez n’est que l’un des symboles, et spolie les biens de la bourgeoisie besogneuse égyptienne. Le calcul est simple et s’est tant de fois répété dans l’histoire : au nom de l’idéologie et de la lutte contre les inégalités, on brise la propriété privée, on capture les entreprises et les biens immobiliers. L’Égypte prospère et multiculturelle n’est plus : Italiens, Grecs, Arméniens, Français, Anglais, tous s’en vont car ils sont chassés. Avec eux ferment les entreprises, captées par l’État et administrées par des militaires, avec eux s’échappent ce qui avait fait la richesse culturelle, historique et économique de l’Égypte. Les Égyptiens voulaient du pain et des chaussures, on leur donna du nationalisme. Un exemple : les prix des loyers sont bloqués à des tarifs dérisoires (à peine 1 € par mois aujourd’hui). Les propriétaires ne peuvent plus entretenir leurs immeubles, qui tombent en ruine, témoin les magnifiques façades d’autrefois, aujourd’hui délabrées. Pour ceux qui portent l’affaire devant les tribunaux, il n’y a aucun cadastre clair, aucune justice impartiale et des procès qui peuvent durer plus de vingt ans. Nasser a cassé l’Égypte, comme les Castro à Cuba. Avec la mainmise de l’armée sur les affaires économiques, la corruption et l’incompétence se diffusent. Aujourd’hui, le souvenir de Nasser est effacé. Nulle statue au Caire, nulle nostalgie de la population envers lui. Nasser est au mieux ignoré, au pire détesté. Le raïs est davantage aimé à l’étranger que chez lui, comme Mandela pour l’Afrique du Sud.
Bouillonnement intellectuel
Malgré les Frères musulmans et le peu de libertés politiques, la vie intellectuelle demeure vive au Caire. Témoin les nombreuses librairies, les publications et les impressions, les journaux anglophones et francophones, les discussions de café, les universitaires en activité. Il n’y a pas que la plongée sous-marine en mer Rouge ni les croisières romanesques sur le Nil. Il y a, toujours, les lettrés coptes, le débat et la vie. Le maréchal al-Sissi s’est lancé dans des travaux pharaoniques : un nouveau Caire pour mettre un terme aux bidonvilles, un nouveau musée, pour conserver et rappeler l’histoire de l’Égypte.
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Immense, à la muséographie moderniste, le Grand musée d’Égypte (GEM) a ouvert ses premières portes en octobre 2024 même si toutes les ailes ne sont pas encore visibles. Un grand escalier invite à côtoyer les sarcophages de granit, les sphinx et les obélisques, les bustes des Ptolémée et des Ramsès. Puis une longue et vaste salle retrace toute l’histoire de l’Égypte, des millénaires reculés à l’époque romaine. On y retrouve le pouvoir, la religion et la vie. Des statues de scribes, des scarabées de porphyre et des Anubis en albâtre, des papyrus sauvés par le sable et la chaleur, des sarcophages polychromes et des bas-reliefs sculptés. Cela n’a pas le charme suranné du musée de la place Tahrir, mais la grandeur des expositions d’aujourd’hui. Aux pyramides, le gouvernement ouvre le King Khufu Center, projet ambitieux pour mêler hôtel de luxe, centre de congrès et restaurants de qualité. Pour l’instant, seul Ladurée est installé, offrant un morceau de France avec vue sur Kefren, damant aux Anglais l’art du thé et du raffinement posé. Mais les touristes semblent préférer les photos TikTok et les tours de dromadaires. Il n’empêche que chercher à substituer un tourisme de shorts et de baskets par un tourisme d’aristocrates est une heureuse initiative, qui renoue avec les heures glorieuses d’Agatha Christie. Pour une fois, la nostalgie peut être constructive.
Calme des tempêtes
L’Égypte tient encore. Partout à côté d’elle règne le chaos. La Libye est dans l’état que l’on sait, le Soudan, arrière-cour de l’Égypte, se déchire dans une guerre ethnique d’une cruauté que l’on devine, de Gaza, il ne reste que des décombres, les Frères musulmans se réjouissent d’un régime syrien qui ne gardera pas longtemps son maquillage démocratique, le canal de Suez est l’otage des houthis qu’on laisse faire. Une étincelle, et les touristes ne viendront plus, les investisseurs fuiront ailleurs. La situation fragile ne tient que parce que l’expérience des Frères musulmans s’est révélée désastreuse. Que l’un des chefs annonçât vouloir raser les pyramides, qu’un autre fit plonger l’économie et que tous se révélèrent incompétents, voire dangereux, permet au gouvernement actuel de se maintenir en dépit d’une inflation qui lamine la population. On peut rêver d’une Égypte qui aurait su s’appuyer sur ses minorités créatrices, qui serait parvenue à mettre en valeur son gaz, son Nil et son delta, d’une Égypte qui serait le cœur d’un monde arabe debout, d’un empire intellectuel et culturel dont les points névralgiques se nomment Alep, Damas, Beyrouth, Alexandrie et Le Caire. La nostalgie ne bâtit pas l’avenir, mais si elle irrigue les rêves, elle peut servir au renouveau.