La question des limites de l’expansionnisme russe divise les pays de l’Union européenne et inquiète tout particulièrement les membres situés sur son flanc est. Le réarmement en cours témoigne de cette inquiétude de l’Europe de l’Est.
La question des limites de l’expansionnisme russe divise les pays de l’Union européenne et inquiète tout particulièrement les membres situés sur son flanc est. Illustrée par les déclarations du vice-président américain qui mettaient en avant les insuffisances des investissements européens en matière de défense à l’occasion de la conférence sur la sécurité de Munich, la volonté des États-Unis de partager le poids économique de la sécurité du Vieux continent a placé le sujet du réarmement et de son financement au rang de priorité.
Alors que la plupart des membres de l’Union européenne affichent des lacunes dans ce secteur, les pays qui se trouvent à proximité du front ukrainien ont décidé de se renforcer de manière significative. Ces derniers, notamment la Pologne et les pays baltes, ont entrepris des initiatives nationales, mais également transnationales afin de se préparer à l’éventualité d’un conflit avec la Russie.
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Ces différentes stratégies semblent recevoir un accueil favorable aux États-Unis où l’on se félicite de voir les entreprises américaines profiter de cette tendance au réarmement. De quoi atténuer les doutes quant à la solidité de l’investissement américain dans l’OTAN ? C’est ce que l’actualité de l’organisation tend à démontrer.
Le cas de la Pologne
À la tête d’un pays qui partage une frontière avec l’Ukraine, les dirigeants polonais nourrissent la crainte d’une invasion terrestre russe si les forces de Volodymyr Zelensky venaient à être défaites par celles de Vladimir Poutine. Ces craintes se sont manifestées dans la récente augmentation de la part du produit intérieur brut (PIB) que la Pologne affecte au financement de sa défense. Alors que certains pays situés plus au sud, comme l’Espagne ou l’Italie n’y consacrent respectivement que 1,28% et 1,57% de leur PIB, la Pologne y consacrait 4,1% de son PIB en 2024 avec l’objectif d’atteindre 4,7% en 2025[1].
Cette augmentation substantielle des sommes allouées au réarmement du pays est rendue possible par la croissance continue que connaît Varsovie depuis le passage à l’économie de marché, qui avait notamment permis l’ouverture aux investissements étrangers. Le déblocage des financements européens depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Tusk ainsi qu’une consommation en hausse sont autant d’atouts. Alors que le PIB par habitant a plus que doublé depuis 2004, l’OCDE prévoit que la croissance, établie à 2,8% pour l’exercice 2024, devrait grimper à 3,4% en 2025 avant de redescendre à 3% en 2026[2]. En plus d’une croissance significative, Varsovie parvient à conserver un taux d’endettement bien inférieur à celui de ses homologues européens. Pour 2023, le poids de la dette publique polonaise était de 49,6% du PIB[3], bien loin des 110,6% de Paris ou encore des 137,3% de Rome.
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De tels chiffres ont permis à la Pologne de fournir un effort financier considérable afin de procéder à son réarmement. Selon le département d’État américain, les divers équipements militaires que la Pologne a commandés aux États-Unis représenteraient approximativement 20 milliards de dollars[4]. Ces ventes incluent notamment des missiles et lance-missiles Javelin et 32 avions militaires F-35. Le 31 mars dernier, la Pologne a signé un contrat de soutien à la logistique de ses systèmes de défense antiaérienne d’un montant de 2 milliards de dollars avec Washington[5].
Parallèlement à ce réarmement d’ampleur, la Pologne entend grossir les rangs de son armée avec la volonté de pouvoir compter sur la plus grande armée d’Europe. Alors qu’elle comptait 143 500 soldats en 2022, soit l’année du déclenchement de l’« opération spéciale », la Pologne en compte aujourd’hui 200 000[6] et se fixe l’objectif de disposer d’une armée de 500 000 soldats[7]. La Pologne est actuellement la troisième force de l’OTAN, simplement devancée par les États-Unis et la Turquie.
Le Premier ministre Donald Tusk a indiqué vouloir former 100 000 volontaires par an à compter de 2027, précisant être « convaincu que les candidats ne manqueront pas »[8]. Une déclaration qui semble confortée par l’engouement de la jeunesse pour la question militaire. Comme le révèle un reportage proposé par le Figaro[9], les programmes scolaires comprennent désormais des heures d’initiation au tir. Les élèves suivent aussi divers entraînements physiques et tactiques et participent à des exercices de sauvetage. Signe que le sujet militaire a revêtu une importance grandissante ces dernières années, la question du nucléaire occupe une place importante dans les débats. Le président Duda a ainsi récemment demandé aux États-Unis de déployer des armes nucléaires dans son pays, estimant que cela constituerait un atout de taille dans l’optique de contenir la menace russe.
Les pays baltes également mobilisés
Les craintes polonaises suscitées par la résurgence de l’impérialisme russe sont largement partagées par l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie. Ces anciens états soviétiques sont traditionnellement considérés par le Kremlin comme des menaces pour la souveraineté et la sécurité de la Russie du fait de leur appartenance à l’Union européenne et à l’OTAN. Conscients de leur positionnement stratégique et fréquemment ciblés par des campagnes de désinformation et de déstabilisation en provenance de Moscou, ces pays ont entrepris des démarches visant à se renforcer.
En Lettonie, le gouvernement considère qu’en cas d’arrêt de la guerre en Ukraine, la Russie pourrait constituer une menace pour ce front de l’OTAN dans un délai de 5 ans. Le parlement letton a ainsi adopté un budget 2025 qui prévoit de porter les dépenses relatives à la défense à 3,45% du PIB du pays (soit 1,559 milliard d’euros pour un pays comptant près de 2 millions d’habitants)[10]. Ces fonds permettront l’acquisition de nouveaux équipements ainsi que la reconstitution des divers stocks d’armements dont le pays dispose déjà. Le ministère de la Défense letton a par ailleurs décidé de réinstaurer le service militaire à compter de 2023, une initiative largement approuvée par la population, et mettait ainsi fin à l’exception régionale lettonne ; la Lituanie l’ayant réinstaurée dès 2015 quand l’Estonie ne l’avait jamais aboli. L’objectif de Riga est de pouvoir compter sur 4 000 soldats prêts au combat d’ici 2028[11]. Par ailleurs, le pays tente de contrer l’influence de Moscou auprès des minorités russes présentes sur son territoire au moyen de la Chayka, un média en ligne indépendant dont le but est de contrer la propagande russe en s’appuyant sur une équipe de journalistes russophones soutenant la Lettonie[12].
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La Lituanie s’est engagée à consacrer entre 5 et 6% de son PIB au secteur de la défense pour la période allant de 2026 à 2030[13]. Le gouvernement lituanien renforce également son arsenal et a ainsi commandé 44 chars Léopard 2A8 à l’Allemagne en 2024. Le montant total des dépenses militaires lituaniennes pour l’exercice 2025 atteint la somme de 3,2 milliards d’euros, soit 3,9% de son PIB[14]. La Lituanie dispose de 12 000 soldats auxquels il convient d’ajouter entre 5 000 et 6 000 volontaires[15]. Depuis le retour du service militaire, 4 000 citoyens sont réunis sous les drapeaux chaque année[16]. En 2023, le ministère de la Défense lituanien mettait en place un plan de « défense totale » visant à protéger l’intégrité territoriale du pays au moyen d’une armée forte, mais aussi d’une société civile participant à l’effort de guerre. À ce titre, le plan prévoit l’amélioration du système de mobilisation, le renforcement de la cyber sécurité mais aussi la préparation et la formation de la population civile, cette dernière pouvant notamment bénéficier de divers entraînements militaires, mais aussi être formée à la résistance civile n’impliquant pas de recours aux armes[17].
En Estonie, le gouvernement a approuvé un projet de loi de financement supplémentaire devant porter la part moyenne de son PIB allouée à la défense à 5,4% jusqu’en 2029, soit une augmentation de plus de 2% en un an qui prendra effet dès 2026[18]. Ce plan vise à renforcer tous les secteurs de l’armée estonienne, de l’armée de terre à la marine en passant par l’armée de l’air. Cet effort financier permettra notamment l’acquisition de six lance-roquettes HIMARS pour un montant de 200 millions de dollars[19] ainsi que le potentiel achat de missiles Javelin auprès des États-Unis pour un coût de 296 millions de dollars[20]. En termes de ressources humaines, l’Estonie dispose de 4 200 soldats ainsi que d’une capacité de mobilisation importante permettant de rapidement former une réserve de 20 000 soldats[21].
Des initiatives internationales de renforcement de la défense
Le 19 janvier 2024, la Lettonie, la Lituanie et l’Estonie ont annoncé le lancement du projet « Baltic Defence Line » qui prévoit la fortification des frontières que ces pays entretiennent avec la Russie et la Biélorussie sur une distance de 1 360 kilomètres[22]. Ce renforcement comprend notamment la construction de 1 000 bunkers, de tranchées, de dépôts de munitions ou encore de tranchées anti-char. En février 2025, les pays baltes et la Pologne ont évoqué l’hypothèse de mettre en commun leurs projets de lignes de défense pour construire ce qui deviendrait alors le « North-East Border Shield ». La mise en œuvre de ce plan représenterait entre 8 et 10 milliards d’euros[23] et inclurait également la constitution de stocks d’armes et de munitions, mais aussi la création d’un bouclier de défense aérienne. Outre un coût élevé et une répartition de celui-ci restant à définir, le délai de construction, estimé à 10 ans, pourrait s’avérer problématique au regard des prévisions selon lesquelles la Russie pourrait constituer une menace pour la zone dans 5 ans. L’idée d’étendre ce projet à la Finlande et à sa frontière longue de 1 340 kilomètres avec la Russie est également considérée.
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Parallèlement, les pays baltes, la Pologne et la Finlande ont tous indiqué leur volonté de quitter la convention d’Ottawa et se trouvent à des stades plus ou moins avancés de la procédure. Signée en 1997, cette convention prévoit l’interdiction de l’emploi, du stockage, de la production et du transfert des mines terrestres antipersonnel. Face à la controverse provoquée, ces pays ont mis en avant une « situation de sécurité fondamentalement détériorée ». Le gouvernement letton a notamment souligné l’efficacité de ces mines dès lors qu’il s’agit de limiter les « mouvements de masse de l’armée russe »[24].
Signe que les initiatives réunissent les acteurs du front est voire nord-est de l’Union européenne, mais aussi au-delà, le Premier ministre suédois a récemment annoncé la conclusion d’un accord d’achat conjoint entre la Suède, la Lituanie et la Norvège, membre de l’OTAN, mais non de l’Union européenne, visant à financer l’acquisition de centaines de véhicules blindés de combat d’infanterie « Combat Vehicle 90 » ou CV90 de fabrication suédoise. Le recours à cet outil contractuel permet de mutualiser l’effort financier qu’implique le réarmement, mais aussi d’accélérer la production des équipements objet de l’opération. Selon Foreign Policy, la commande porterait sur 1 000 de ces véhicules à la fois plus petits, mais aussi plus mobiles que des chars traditionnels[25].
Le flanc est de l’Union européenne : nouveau moteur de l’OTAN ?
Les efforts collectifs et individuels des pays du flanc est de l’Union européenne vont dans le sens des attentes de l’administration Trump II quant à la répartition financière du coût de la défense du continent. Les dépenses entreprises par la Pologne lui ont ainsi valu les félicitations du secrétaire à la Défense américain à l’occasion d’une visite récente à Varsovie. Au cours de ce déplacement, Pete Hegseth a indiqué considérer la Pologne comme « un allié exemplaire »[26]. Le choix de certains pays comme la Pologne ou l’Estonie de faire l’acquisition d’équipements militaires de confection américaine aura par ailleurs certainement su répondre aux attentes de Donald Trump, qui privilégie l’approche transactionnelle. Ces éléments, tout comme le renforcement de la présence militaire américaine dans certains lieux stratégiques en Europe, sont des signes tendant à démontrer que les États-Unis demeurent impliqués dans l’organisation des défenses de l’OTAN.
Sur l’île suédoise de Gotland, située en mer baltique, les États-Unis ont ainsi doublé leur contingent de soldats[27]. Afin de profiter de l’élargissement récent de l’OTAN à la Suède et à la Finlande, les pays ayant dépêché des soldats sur place entendent procéder à divers exercices visant à prévoir des scénarios de guerre potentiels. Répondant à la volonté de Donald Trump de rendre l’OTAN plus « létale », ces différentes manœuvres visent également à améliorer la vitesse de déploiement de systèmes de lance-roquettes HIMARS.
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Cette île, située à un peu plus de 300 kilomètres au large de Kaliningrad, constitue en emplacement stratégique important auquel Vladimir Poutine a indiqué être attentif. La zone est considérée comme clef dans la mesure où la Russie serait susceptible de tenter de s’emparer rapidement de certains ports importants afin de ne pas avoir à risquer de longs affrontements que sa flotte, jugée relativement faible dans la mer baltique, pourrait ne pas lui permettre de remporter[28].
Le renforcement du flanc est de l’Union européenne fait dorénavant figure de priorité. L’actualité tend à valider cette approche ainsi que les différentes initiatives individuelles et collectives des pays concernés. En effet, la Russie a entamé le renforcement de sa présence aux environs de sa frontière avec la Finlande. Des photos satellites révèlent que les Russes procèdent à des travaux d’agrandissement de leurs bases[29]. Le général Sami Nurmi, chef de la stratégie des forces de défense finlandaises, estime qu’il s’agit des « préparatifs » d’une menace qui pourrait prendre forme dans 5 ans. Soit le délai auquel se réfèrent les pays baltes pour planifier l’augmentation de leurs dépenses en matière de défense.
[1] https://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/la-pologne-veut-graver-dans-sa-constitution-un-budget-de-defense-jamais-vu-1020041.html
[2] https://www.oecd.org/fr/publications/perspectives-economiques-de-l-ocde-volume-2024-numero-2_0481cf21-fr/full-report/poland_92d0d323.html#indicator-d1e8332-880f1c425f
[3] https://www.insee.fr/fr/statistiques/2830286
[4] https://www.state.gov/u-s-security-cooperation-with-poland/
[5] https://www.gifas.fr/press-summary/la-pologne-signe-avec-les-etats-unis-un-contrat-de-soutien-a-la-logistique-de-ses-systemes-de-defense-antiaerienne
[6] https://www.politico.eu/article/donald-tusk-plan-train-poland-men-military-service-russia/
[7] https://www.lemonde.fr/international/article/2025/03/31/en-pologne-le-retour-de-la-menace-russe_6588587_3210.html
[8] https://www.lecho.be/economie-politique/europe/general/guerre-en-ukraine-la-pologne-veut-former-militairement-jusqu-a-100-000-volontaires-par-an/10597356.html
[9] https://www.lefigaro.fr/international/face-au-spectre-d-une-guerre-contre-la-russie-les-jeunes-polonais-prennent-les-armes-20250501
[10] https://www.mod.gov.lv/en/news/saeima-approves-latvian-defence-budget-2025-more-eur-1559-billion#:~:text=On%20Friday,%206%20December,%20the,domestic%20product,%20for%20strengthening%20defence.
[11] https://fr.euronews.com/my-europe/2024/10/18/la-lettonie-se-prepare-a-une-eventuelle-invasion-russe
[12] https://www.franceinfo.fr/replay-magazine/france-2/nous-les-europeens/video-nous-sommes-potentiellement-les-prochains-menaces-par-la-guerre-consciente-de-la-menace-russe-la-lettonie-s-organise-pour-eviter-un-futur-conflit_7139547.html
[13] https://www.reuters.com/world/europe/lithuania-allocate-5-6-gdp-defence-2026-2030-foreign-minister-says-2025-01-17/
[14] https://www.defensenews.com/global/europe/2025/03/31/lithuania-buys-more-weapons-beckons-their-makers-to-invest-locally/
[15] https://www.lemonde.fr/international/article/2025/02/14/la-lituanie-aux-avant-postes-de-la-defense-de-l-europe_6545960_3210.html
[16] https://www.karys.lt/en/military-service/conscript-service/conscripts/400
[17] https://kam.lt/en/strategic-provisions/
[18] https://fr.euronews.com/my-europe/2025/04/26/estonie-le-gouvernement-approuve-un-budget-supplementaire-pour-porter-les-depenses-de-defe
[19] https://breakingdefense.com/2025/04/estonia-approves-3-2b-defense-spending-spike-locks-in-5-4-percent-gdp-target/
[20] https://fr.tradingview.com/news/reuters.com,2025:newsml_L8N3RU1UZ:0/
[21] https://www.lefigaro.fr/international/a-la-frontiere-russe-l-estonie-se-prepare-a-la-possibilite-d-une-guerre-20240620
[22] https://www.fpri.org/article/2024/12/the-new-baltic-way-assessing-the-baltic-defensive-line-concept/
[23] https://www.euractiv.com/section/defence/news/frontline-countries-pitch-e10-billion-defence-line-for-russia-belarus-border/
[24] https://fr.euronews.com/my-europe/2025/04/10/le-retrait-de-pays-de-lue-du-traite-contre-les-mines-terrestres-suscite-la-controverse
[25] https://foreignpolicy.com/2025/05/05/europe-russia-cv90-joint-procurement-defense/
[26] https://www.lefigaro.fr/international/malgre-la-tempete-trump-la-pologne-redouble-d-efforts-pour-maintenir-l-engagement-americain-20250224
[27] https://www.wsj.com/world/europe/the-u-s-reinforces-europes-northern-front-fearing-war-with-russia-b499ef50?mod=saved_content
[28] https://www.wsj.com/world/europe/the-u-s-reinforces-europes-northern-front-fearing-war-with-russia-b499ef50?mod=saved_content
[29] https://www.lefigaro.fr/international/finlande-arctique-poutine-renforce-ses-troupes-sur-le-flanc-nord-est-de-l-otan-20250526