Les industries de défense française et ukrainienne s’avèrent très complémentaires. Une étroite collaboration, notamment dans le domaine des drones, serait mutuellement bénéfique et permettrait d’accélérer le réarmement de la France.
Une tribune de Arnaud Dassier et Mat Hauser
Arnaud Dassier est Entrepreneur et investisseur, actif en Ukraine depuis 2005. Mat Hauser est co-fondateur de Strateon, cabinet d’intelligence économique spécialisé sur l’Ukraine
Main dans la main avec l’administration militaire, la base industrielle de défense française a pris l’habitude, comme tous les autres pays occidentaux, de fabriquer lentement des armes de plus en plus sophistiquées et couteuses. Au début du conflit ukrainien, beaucoup d’armes occidentales se sont avérées inopérantes, impraticables et beaucoup trop couteuses pour être risquées sur le front. Nombreux sont les témoignages de soldats ukrainiens qui affirment ne pas faire voler les drones occidentaux, craignant de voir partir en fumée plusieurs dizaines de milliers d’euros, pour une mission qu’un appareil à 500€ peut réaliser efficacement. Pire, des dronistes combattant à Chasiv Yar confirment que certains techniciens ukrainiens préfèrent désosser le matériel reçu de l’Ouest pour en récupérer les composants et assembler des prototypes plus utilisables dans le contexte des tranchées de l’Est.
Loin de cette course à la haute technicité qui a doté l’hexagone d’armement couteux souvent inadaptés aux réalités modernes, l’Ukraine a fait le choix de développer une industrie de défense agile et hyper-réactive. Au pays des cosaques, ce sont des centaines de micro-ateliers qui produisent chaque jour plusieurs milliers de drones commandés directement par les bataillons du front.
L’enjeu des drones
Les drones ont largement démontré leur efficacité, dans tous les secteurs (renseignement, frappes en profondeur, frappes tactiques, destruction de navires, etc.), et permettent à l’Ukraine de mener une forme de techno-guérilla suffisamment puissante pour bloquer l’avancée russe. Ainsi, en 2024, 60% des soldats russes auraient été tués par des drones. De même, la flotte russe de la mer Noire a été rendue largement inutilisable par les drones maritimes MAGURA et SEA BABY. Enfin, la logistique et les raffineries russes sont menacées par des petits ULM civils dronisés, qui frappent le cœur de la Russie jusqu’à 1200km.
Cette stratégie implique de se doter d’importantes capacité de production, pour approvisionner l’ensemble des unités ukrainiennes, dont la consommation annuelle de drones est exponentielle : elle est estimée à 1,4 millions de drones en 2024 et devrait atteindre plus de 4 millions de drones en 2025. Quantité donc, avec des drones peu coûteux et peu sophistiqués, mais parfaitement adaptés aux réalités du terrain. Mais qualité également : certains ateliers ukrainiens produisent, à des prix très concurrentiels, des drones résistant au brouillage ou capables de se géopositionner avec des centrales inertielles ou de l’intelligence artificielle. Le Ministère ukrainien des industries stratégiques annonce même que l’Ukraine produira en 2025 les 1000 premiers drones intégralement européens, sans aucun composant chinois. Une première pour une filière drone qui embarque très fréquemment des micros conducteurs, des moteurs ou de l’optique importés d’Asie.
Dans le même temps, la France annonce vouloir se doter d’une capacité de production de 700 drones…par an. A peine de quoi tenir quelques heures sur le front ukrainien. Le drone français de frappe en profondeur Aarok annonce une mise à disposition dans 5 ans, temps nécessaire pour réaliser des tests que les Ukrainiens réalisent en quelques semaines. Il parait évident que la France ne parviendra pas à satisfaire seule son besoin de drones militaires.
Partenariats avec l’Ukraine
De son côté, à l’issue de la guerre, l’Ukraine va se retrouver avec une capacité de production de drones colossale, qu’il faudra écouler à l’étranger, ainsi qu’avec des compétences précieuses qui pourront être partagées avec ses alliés et clients. C’est une opportunité extraordinaire pour les acteurs français de tisser des partenariats stratégiques avec des sociétés ukrainiennes qui leur apporteront des capacités de production, de maintenance et de R&D, des technologies innovantes et éprouvées, à un coût très compétitif.
Les Ukrainiens sont très demandeurs de créer des joint-ventures avec des acteurs occidentaux dotés de moyens financiers, d’une crédibilité et de plateformes commerciales internationales dont ils sont dépourvus. L’industrie française de défense bénéficie d’une excellente image en Ukraine, du fait de la grande qualité de ses matériels (canons Caesar, avions, missiles, véhicules de transport, etc.). La complémentarité est parfaite sur le papier. Dans la pratique, il convient de créer des habitudes de collaboration et une relation de confiance au plus tôt. Par exemple en répondant aux besoins des Ukrainiens en matière de soutien financier, de matériels et de composants technologiques.
À défaut, les entreprises françaises risquent de se retrouver à terme confrontées à une redoutable concurrence ukrainienne proposant des produits de qualité, éprouvés sur le front, à des prix nettement inférieurs, notamment sur les marchés des pays émergents.
Et l’innovation ukrainienne ne se limite pas aux drones. Les Ukrainiens développent aussi des missiles de croisière, des systèmes de guerre électronique ou des blindés, tous capables de concurrencer les fleurons de la BITD. Le canon Caesar lui-même n’est pas à l’abri de cette concurrence, les Ukrainiens produisant aujourd’hui 150 exemplaires par an de leur canon BOGDANA, qui intégrera bientôt un module d’optimisation de tir 80% moins cher que le dispositif équivalent chez KNDS.
Développement de l’industrie
L’Ukraine peut devenir la Chine de l’Europe de la défense, un atelier de recherche et de production high tech et low-cost, lui permettant au passage de réduire sa dépendance aux composants chinois ou aux armes américaines. Plus que de grands discours politiques et de promesses utopiques d’adhésion lointaine à l’Union européenne, le futur de la sécurité européenne et de l’industrie de défense française passera concrètement par la mise en place de partenariats étroits avec les sociétés ukrainiennes les plus performantes.
Trop peu d’entreprises françaises l’ont compris. Nos voisins eux, se positionnent déjà. Les Allemands Rheinmetall et Diehl, sont actifs pour implanter des sites de production sur place. Les Tchèques de CZ y ont ouvert des sites de production pour des armes légères. Les pays scandinaves sont les premiers partenaires des Ukrainiens et projettent des dizaines de projets de co-investissements sur le « modèle danois », permettant de produire du matériel en Ukraine, tout en bénéficiant de précieux retours d’expérience.
L’industrie de défense tricolore est à un tournant existentiel. La France également : nous ne réussirons pas notre réarmement sans adapter notre modèle de production et de R&D. Il est encore temps prendre le train de nuit vers Kiev pour démontrer notre solidarité aux braves ukrainiens, admirer leur résilience et s’inspirer de leur créativité en visitant leurs incroyables ateliers de production. Nous avons tout à gagner à les aider maintenant pour mieux préparer l’Europe de la défense, ensemble.