Le général Hervé Pierre vient de publier une biographie du général André Beaufre intitulée : Le général Beaufre, père de la stratégie française aux éditions Perrin. Cette biographie est particulièrement bienvenue à plus d’un titre. Fruit d’une thèse de doctorat, elle permet de redécouvrir une belle figure d’officier méconnue ou trop souvent réduite à celle d’un intellectuel-stratège en raison de la renommée de son premier livre, Introduction à la stratégie, publié en 1963 alors qu’il vient de quitter l’armée.
Un article à retrouver dans le N60 de Conflits. Vatican. La puissance du temps long.
Par le colonel (e.r) François-Régis Legrier
Or, André Beaufre, avant d’être un stratège de premier plan, est d’abord un officier et un chef militaire dans toute l’acception du terme. Ce n’est donc pas le moindre mérite de l’auteur que de faire revivre, sans complaisance, la vie d’un officier au tempérament bien trempé, rythmée par les bouleversements planétaires de l’époque et les rencontres. En effet, à travers la carrière de Beaufre, c’est toute la douloureuse période de la Seconde Guerre mondiale, de l’Indochine, de l’Algérie et de la guerre froide qui est ici remblayée et nous fait prendre conscience de la fragilité de nos destins et de nos vies. S’agissant des rencontres, il y a tout d’abord celle avec le Britannique Lidell Hart, maître à penser de son époque, qui va donner lieu à une amitié et une fécondité intellectuelle dont les deux sauront tirer profit et puis celle avec le général de Lattre, haï ou admiré selon la coterie à laquelle on appartient, mais qui permettra à Beaufre d’accéder au généralat.
Une carrière militaire
Admis à Saint-Cyr en 1921 à une époque où le métier militaire semble sans avenir, André Beaufre participe à la guerre du Rif comme lieutenant et y gagne la Légion d’honneur. Capitaine en 1940, il fait partie de la délégation franco-britannique envoyée à Moscou en 1939 pour tenter de négocier un accord avec l’URSS. Il en retire une leçon¹ qui n’a rien perdu de sa pertinence : vouloir négocier un accord technique et militaire avant d’avoir réglé les questions de fond d’ordre politique est une voie sans issue. Affecté au Grand Quartier général, il vit le traumatisme de 1940 dans l’ombre des grands chefs de l’époque, les généraux Doumenc et Weygand avant d’être muté à la Direction des services de l’Armistice où il fait la connaissance de celui qui deviendra le général Ailleret. En 1941, il parvient à rejoindre l’Afrique du Nord, se retrouve emprisonné pour atteinte à la sûreté de l’État avant d’être libéré et embarqué dans le sillage du général Giraud. Mauvais cheval ! Beaufre s’en rend compte assez vite et obtient le commandement d’un bataillon en Tunisie. Retour à la dure réalité de la guerre, dans laquelle le chef donne toute la mesure de lui-même, avant de retrouver un nouveau parrain en la personne du général de Lattre. Il finit la guerre comme chef des opérations de la 1re armée.
En 1947, Beaufre est désigné pour prendre le commandement d’un groupement en Indochine et est engagé sur la fameuse RC4, route coloniale numéro 4, entre Lang Son et Cao Bang. Cet engagement lui vaudra ce bel éloge de l’un de ses subordonnés, devenu par la suite général et ministre de l’Intérieur du Maroc, Mohamed Oufkir : « Vous savez, dit-il en s’adressant au fils d’André, votre père est un homme exceptionnel. J’étais sous son commandement en Indochine. Il ne se contentait pas d’étudier le plan de bataille et de donner des ordres. Il était en première ligne pour attaquer ! Croyez-moi, peu d’officiers avait son courage². »
Nommé en 1954 à la tête de la 2e DI (division d’infanterie), Beaufre, devenu général, en fait une unité expérimentale apte à combattre en ambiance atomique et renommée 2e DIM (division d’infanterie motorisée). Préparée pour le combat en Centre Europe, la 2e DIM, cette « précieuse division moderne », se retrouve engagée dans le conflit algérien. Beaufre expérimente ce difficile questionnement qui resurgit à chaque époque et que l’auteur formule ainsi : « Est-il raisonnable de se préparer à la guerre la plus improbable, même si elle est la plus dangereuse, au risque de rater celle qui s’impose de fait³ ? » Même s’il pense que ce type de conflit appartient au passé, Beaufre s’y engage à fond et applique ce que Lyautey avait préconisé en son temps, la pacification, c’est-à-dire une approche globale, combinaison d’opérations militaires et civiles dans laquelle l’adhésion de la population est prioritairement recherchée. En 1956, Beaufre est nommé à la tête des forces terrestres de l’expédition franco-britannique de Suez, dont l’échec politique constitue un deuxième traumatisme après celui de la défaite de 1940. Son action donnera lieu à quelques polémiques traitées avec beaucoup de rigueur et de finesse dans l’ouvrage.
Des champs de bataille aux batailles stratégiques
En 1962, Beaufre décide de quitter l’institution pour se lancer dans les études stratégiques à travers la création d’un Institut français d’études stratégiques (IFDES⁴), précurseurs des think tanks de notre époque et la publication de nombreux ouvrages dont les principaux sont : Introduction à la stratégie⁵ en 1963, qui lui vaut une renommée internationale, puis Dissuasion et stratégie en 1964 et Stratégie de l’action en 1964, ouvrages qui sont le prolongement des pensées esquissées dans le premier. Celui qui définit la stratégie comme « la dialectique des volontés employant la force pour résoudre un conflit⁶ » y développe ses convictions sur la stratégie totale et la dissuasion. Il est intéressant de noter que ses réflexions rejoignent celles de notre époque. À la différence de la doctrine officielle limitant la dissuasion au seul emploi de l’arme nucléaire dans un cadre national, Beaufre se prononce pour une dissuasion globale, articulée avec la doctrine de l’OTAN et intégrant le nucléaire tactique, les forces conventionnelles et l’esprit de défense.
Ses nombreux travaux lui valent une grande réputation internationale et des invitations sur tous les continents pendant une dizaine d’années. Il décède le 13 février 1975 d’un infarctus alors qu’il se trouve en Serbie pour une conférence.
Beaufre est donc à la fois un homme d’action qui paye de sa personne et ne craint pas de se coltiner les réalités les plus triviales de la guerre mais aussi un homme de réflexion capable d’embrasser les grands sujets de politique et de stratégie par une longue maturation des idées au risque de passer pour un intellectuel hors-sol. C’est ainsi que Bernard Brodie, stratège américain, l’invite à descendre de « son grand cheval intellectuel » et à arrêter de perdre son temps à manipuler « de beaux concepts qui n’ont d’autres buts qu’eux-mêmes ». Éternel débat entre l’école pragmatique et ceux qui cherchent, derrière le chaos des événements, à dégager des grands principes et éclairer l’avenir.

André Beaufre (à droite) en 1964.
Le père de la stratégie française
Si Beaufre n’échappe pas aux critiques parfois justifiées, ses travaux lui valent néanmoins le titre bien mérité de « père de la stratégie française ». En effet, Beaufre est le chef de file français de ce que le professeur Coutau-Bégarie⁷ appelle l’école néoclassique⁸. École qui ne se limite pas à la science de la guerre, mais qui intègre les disciplines civiles et tient compte d’un horizon conflictuel élargi à toutes les activités humaines, en particulier le domaine psychologique. En effet, Beaufre soutient que « le raisonnement stratégique doit combiner les données psychologiques et les données matérielles ». C’est donc sur ce sujet particulier de la pensée militaire que l’ouvrage du général Hervé Pierre se révèle également d’un grand intérêt.
Alors que nous traversons une période d’ébullition stratégique, avec des questionnements d’une exceptionnelle gravité sur l’avenir de notre continent, de notre pays, de nos armées, cette biographie doit inciter les décideurs et en particulier les jeunes officiers, à nourrir leur réflexion et élaborer la philosophie et la stratégie dont nous avons besoin avant qu’il ne soit trop tard.
« Trop tard. » C’est en effet le constat amer que tire André Beaufre de nos engagements militaires de la Seconde Guerre mondiale à Suez en passant par l’Indochine et l’Algérie. Nous sommes toujours en retard d’une guerre, moins sur le plan des équipements que sur le plan intellectuel, faute d’une philosophie de l’action et d’une stratégie. Voici ce qu’il en dit dans son ouvrage le plus connu, Introduction à la stratégie : « Or, mon expérience de quarante années, pendant lesquelles j’ai été témoin ou acteur de la plupart des évènements importants qui se sont produits, m’a convaincu que c’est par l’absence de ces deux guides (la philosophie et la stratégie) que nous avons si régulièrement rencontré l’échec. »
“Une stratégie adaptée aux exigences de son temps”
Le message subliminal de l’auteur que nous exprimons ici de façon plus explicite est assez clair : quelle est notre philosophie ? Quelle est notre stratégie pour que ne se répète pas le drame de 1940 ?
Comment ne pas être pris de doute lorsque l’on voit le décalage, pour ne pas dire le fossé, entre le discours martial et la réalité de nos moyens militaires ? Est-on vraiment certain que le slogan « gagner la guerre avant la guerre » soit de nature à nous redonner la supériorité sur nos compétiteurs ? Que voulons-nous faire de notre dissuasion nucléaire ? Sommes-nous capables en tant que nation de nous défendre ? et comment devons-nous le faire ? Indochine ou Centre-Europe ? C’est-à-dire défense de notre empire colonial ou défense de l’Europe occidentale ? Tel était le dilemme stratégique de l’après-guerre posé par Beaufre. « Plutôt Varsovie que Tahiti » lui répond en écho le journaliste spécialiste des questions de défense, Jean-Dominique Merchet. Voilà les questions auxquelles les stratèges de notre temps doivent répondre avant qu’il ne soit trop tard.
Formons ici le vœu que la lecture de cet ouvrage stimule puissamment la réflexion de ceux qui, civils et militaires, ont en charge les destinées de notre pays en gardant à l’esprit ce que disait Napoléon : « Ce n’est pas un génie qui me révèle, tout à coup, en secret, ce que j’ai à dire ou à faire dans une vie inattendue pour les autres, c’est la réflexion, la méditation. »
Le général Hervé Pierre a servi au cabinet du ministre des Armées. Saint-cyrien de la promotion maréchal Lannes (1993-1996), il a servi dans les troupes de marine et commandé la 9e brigade d’infanterie de marine. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et publications collectives dont De la 9e DIC à la 9e BIMa. 80 ans d’une brigade tournée vers l’avenir, éditions Pierre de Taillac, 2023.
¹ Et un ouvrage Le drame de 1940 paru en 1965 et réédité chez Perrin en 2020 avec une préface du général Nicolas Le Nen.
² Général Hervé Pierre, Le général Beaufre, père de la stratégie française, Perrin, 2025, p. 172.
³ Ibid. p. 182.
⁴ Cet institut, sans doute trop dépendant de sa personne et des subsides de l’État, ne lui survivra pas.
⁵ Dans Introduction à la stratégie, Beaufre présente cinq modèles, la menace directe, la pression indirecte, le modèle par actions successives, combinaison des deux premiers, la lutte totale type guerre de décolonisation et le conflit violent de type clausewitzien.
⁶ Dialectique des volontés ou dialectique des intelligences ? La question est débattue. Le sociologue Julien Freund pose que : « La stratégie est d’intelligence, la tactique est de volonté. » Non pour déprécier la volonté mais pour souligner l’importance de l’intelligence qui doit se traduire par la maîtrise de la situation. Relire à ce sujet Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, paragraphe 29 et 30, Economica, 3e édition, 2002, p. 73-75.
⁷ Coutau-Bégarie fut professeur de stratégie à l’école de guerre et l’EPHE pendant de nombreuses années. Il est décédé en 2012 à l’âge de 55 ans.
⁸ Coutau-Bégarie distingue l’école classique centrée sur la conduite de la guerre (xixe-début xxe), l’école néoclassique et l’école moderne abandonnant le paradigme de la victoire.







