<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Le Kazakhstan en Asie centrale et dans l’appétit des puissances

19 décembre 2022

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Le Kazakhstan en Asie centrale et dans l’appétit des puissances

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Développant une diplomatie multivectorielle, le Kazakhstan cherche à être un point d’équilibre entre la Chine et la Russie et un lieu où les échanges et les négociations sont possibles. Entouré de voisins compliqués, situés non loin de l’Afghanistan et de l’Iran, il cherche à contribuer à maintenir la paix dans la région.

Catherine Poujol fut directrice de l’Institut français d’études sur l’Asie centrale (IFEAC) entre 2016 et 2020. Elle est professeure à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO) et a notamment publié L’Asie centrale au carrefour des mondes (Ellipses, 2013) et Le Kazakhstan (PUF, 2000).

Propos recueillis par Pierre Camus

Le Kazakhstan fut longtemps une des républiques socialistes de l’URSS et est indépendant depuis 1991. En trente ans, a-t-il réussi à sortir du lot dans la mosaïque des anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale ?

Le Kazakhstan s’est distingué de ses voisins d’Asie centrale parce qu’il est le plus riche, le plus doté d’éléments stratégiques dans son sous-sol (hydrocarbures et uranium) et qu’il a un très vaste territoire frontalier de la Russie (7 000 km de frontières communes) et de la Chine (1 400 km). Il est de ce point de vue un maillon clef, et pour la Russie et pour la Chine. Il est donc sorti du lot du fait de sa nature géographique, économique et énergétique. Il pâtit cependant également de sa situation géographique, notamment à cause de son enclavement, de son voisinage au sud et de sa proximité avec l’Afghanistan. 

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Situé au carrefour des routes entre grandes puissances, notamment entre l’Asie et l’Europe, comment le Kazakhstan tire-t-il profit de cet avantage géographique ?

La première stratégie pour tirer profit de cette situation fut très clairement sa politique étrangère, qu’il qualifie lui-même de multivectorielle au sens où il ne met pas tous ses œufs dans le même panier et qu’il n’a pas d’interlocuteur privilégié. Il discute, échange et commerce avec tout le monde. Enfin, du moins jusqu’à récemment. Cette politique multivectorielle a porté ses fruits, car il a toujours réussi à garder un dialogue tout à fait ouvert, y compris après le rattachement de la Crimée à la Russie en 2014. Cependant, quand Poutine a demandé au Kazakhstan de soutenir cette campagne, celui-ci est resté neutre, ce qui lui a valu d’ailleurs quelques soucis avec la Russie. Ce qui se passe aujourd’hui n’est que la suite d’un processus qui a déjà commencé : il veut assurer sa souveraineté politique, internationale, économique, et pour ce faire il ne s’aliène aucun des acteurs dans ses relations internationales, qu’il soit voisin ou éloigné. Effectivement, il a démantelé son arsenal nucléaire avec l’aide des États-Unis en 1992, mais il dialogue beaucoup avec l’Union européenne, la Chine, mais surtout depuis février 2022, et il cherche à diversifier ses corridors d’exportation, vers l’Asie, mais aussi pour contourner la Russie vers l’Europe.

En tant que puissance régionale importante, quelle est la politique du Kazakhstan vis-à-vis de ses voisins d’Asie centrale ?

Le Kazakhstan a, disons, une double position. Lorsqu’il y a eu de nombreux problèmes de terrorisme dans le monde, avec une menace très claire venant des pays plus au sud, qu’il y a eu des attentats en Ouzbékistan, au Kirghizstan, en Afghanistan, etc., il a voulu se démarquer, en demandant à ne pas être confondu avec le sud, expliquant qu’il était orienté entre l’Asie et l’Europe et qu’il ne regardait pas vraiment vers le sud. Mais en même temps, il a une politique de voisinage avec tous ses voisins d’Asie centrale avec lesquels il partage des problématiques communes : des problèmes hydriques, des problèmes d’énergie, de lignes de chemin de fer, etc. Il tente de régler ces problèmes au fur et à mesure depuis trente ans. Il a donc un discours local, régional, mais aussi international. Cela ne l’a pas empêché d’avoir lui-même une grave problématique islamiste, surtout à l’ouest, avec des attentats kamikazes qui font qu’il ne peut pas se mettre complètement hors-jeu non plus de ces problèmes-là. Il essaie d’avoir une image positive dans les relations internationales et de se montrer différent de ses voisins.

Depuis l’arrivée des talibans au pouvoir, il a voulu se montrer comme un hub régional pour conserver des échanges avec l’Afghanistan, sans reconnaître le gouvernement, pour faire de l’humanitaire, envoyer des céréales et des produits humanitaires. Il essaie d’avoir une politique régionale de développement pour apparaître comme une puissance régionale.

Mais le Kazakhstan souhaite aussi se bâtir une image internationale. C’était l’un des axes de la politique du premier président, Noursoultan Nazarbaïev (1991-2019). Le changement de lieu de la capitale (1998), passant d’Almaty à Astana, a permis d’édifier une ville nouvelle et moderne qui est une vitrine du Kazakhstan à l’international. De nombreux événements internationaux y sont organisés. Noursoultan Nazarbaïev souhaitait qu’Astana soit un lieu de rencontres internationales, de négociation des problèmes du monde, d’où la création du processus d’Astana. Le Forum des religions mondiales s’inscrit dans cet objectif de dialogue international et de paix. Cela a été couronné par la visite du pape François lors de la conférence de septembre 2022. Car le Kazakhstan se veut aussi un lieu de discours interreligieux et interculturel. Cela s’inscrit dans l’image de marque qu’il veut donner.

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Et à l’inverse, quelles sont les politiques des grandes puissances vis-à-vis du Kazakhstan ? Notamment celles de ses voisins, la Chine et la Russie, et comment la guerre en Ukraine a-t-elle fait évoluer ces relations depuis quelques mois ?   

Il est clair que le Kazakhstan doit être un partenaire important pour la Chine, puisque c’est le chaînon manquant entre la Chine et l’Europe. Ce n’est pas par hasard que Xi Jinping a annoncé en 2013 son énorme projet des nouvelles routes de la soie à Astana. Ce n’est pas un hasard non plus si la veille de la grande conférence à Samarcande du sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), Xi Jinping a fait sa première sortie internationale depuis le Covid au Kazakhstan. Il voulait marquer qu’il le considérait comme un partenaire privilégié, et plus encore, il a annoncé à Tokaïev que si le Kazakhstan était attaqué par une puissance étrangère, la Chine le défendrait. Ce qui amène à la question de la Russie.

Normalement les relations sont excellentes, en apparence, entre le Kazakhstan et la Russie puisque la frontière entre les deux pays est immense et qu’il y a quasiment 4 millions de Russes citoyens du Kazakhstan, dans les grandes villes bien sûr, mais aussi installés dans les régions frontalières. C’est pour cela que le Kazakhstan s’est naturellement senti concerné par la question ukrainienne. Le scénario aurait pu être le même pour lui, ce qu’on n’a pas manqué de lui dire. Et pour cause, sa success-story s’est un peu ternie en janvier dernier lorsque se sont produits de graves problèmes sociaux (déjà arrivés en 2011 et toujours à partir des régions pétrolières de l’ouest) et que le pouvoir a été sauvé par l’intervention de la force militaire du traité de Sécurité collective (organisme fondé en 1992 à la dislocation de l’URSS, à Tachkent), qui n’était jamais intervenue militairement dans les problèmes de sécurité de la région. Poutine a donc déclenché pour la première fois le processus en janvier, dans lequel il y avait environ 2 000 soldats russes, 800 Biélorusses, quelques centaines d’Arméniens, quelques Tadjiks et Kirghizes. Ils ne sont pas restés longtemps, mais cela a suffi à stabiliser la situation et à faire en sorte que le pouvoir reste en place. Une partie de la population était mécontente qu’on ait fait appel à ce qu’ils désignaient comme la Russie et le président Tokaïev a compris qu’il fallait qu’il donne des gages d’éloignement avec la Russie. Mais bien entendu, en janvier, nous ne savions pas ce qui allait se passer en février.

J’ai donc compris après coup pourquoi Poutine était intervenu avec l’hypothèse qu’il n’avait pas besoin d’avoir en plus à son sud un pays comme le Kazakhstan qui se disloquait. Ainsi, la manifestation sociale qui avait démarré là avait été volée à la population et a débordé vers une sorte de coup d’État fomenté par le chef des forces de sécurité du pays avec des gens en survêtement et armés qui ont démoli les bâtiments, ont pris l’aéroport et la tour de télévision, et ont violemment attaqué les forces de l’ordre… Bref, ça n’avait plus rien à voir avec la protestation sociale initiale. C’est ce qui a suscité l’arrivée de l’armée étrangère pour régler un problème d’insécurité « venu de l’extérieur », à savoir de terroristes qui étaient à la manœuvre. Mais quelques mois plus tard, le président kazakh est allé en Russie pour dire à Poutine qu’il ne reconnaîtrait pas les nouvelles républiques annexées par la Russie dans l’est de l’Ukraine. On voit bien qu’il n’appuie pas l’opération spéciale menée par le Kremlin, ce qui lui est vertement reproché par les propagandistes de la chaîne Russie 1.

Archipel Tyuleniy, mer Caspienne

Aujourd’hui les choses ont changé, le Kazakhstan ne s’aligne pas sur Moscou, mais il n’est pas le seul : le Kirghizstan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan interdisent en effet à leurs ressortissants qui travaillent en Russie de s’engager dans l’armée russe pour en obtenir la nationalité et qu’il perdrait la leur, les empêchant de revenir dans leur pays d’origine.

C’est un vrai tournant. J’ai l’impression que cette affaire d’Ukraine met un terme à l’URSS, maintenant, du moins à la période dite « postsoviétique ». Le désenchantement est total, la Russie n’est plus la grande puissance, son armée n’est plus crédible. Ce qui entraînera des conséquences délétères et directes, car les problèmes entre les uns et les autres qui étaient sous cloche commencent à ressortir : entre le Kirghizstan et le Tadjikistan, entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie…

Autrement dit, il y avait une situation stable, une politique multivectorielle du Kazakhstan, mais il est trop tôt pour dire ce qui a changé, car nous sommes en pleine transformation, à l’exemple de la Turquie qui se profile peu à peu dans le paysage, du président kirghize et du président tadjik qui font attendre Poutine au sommet de l’OCS. Pour l’instant, ce sont des micro-événements, on ne peut pas dire que cela définisse des tendances définitives ni ce qui va se passer, mais la situation est instable.

J’ai d’ailleurs dit à mes étudiants de considérer que tout ce que nous avions vu en cours sur les enjeux régionaux dans le Caucase et l’Asie centrale avant le 24 février était de l’histoire maintenant, et qu’on ne peut pas dire actuellement ce qui va se passer.

Une dernière chose à ajouter tout de même est que la Chine a beaucoup de travail à faire pour améliorer son image, car la population d’Asie centrale est très sinophobe. Aussi bien en Russie qu’au Kazakhstan et chez leurs voisins, il y a régulièrement des magasins chinois qui brûlent, des manifestations antichinoises ; l’ancien président kazakh avait voulu louer des terres à des Chinois pendant quatre-vingt-dix-neuf ans mais cela a provoqué de grandes manifestations et le projet a dû être abandonné.

De fait, malgré tout, ces populations sont élevées dans la langue russe, dans la culture russe, dans la logique russe. Ainsi comme ils disent souvent : « Les Russes on les calcule, on les connaît, on pense comme eux puisqu’on a appris leur langue, tandis que les Chinois non. » Il y a donc quand même des éléments qui freinent l’élan de la Chine, et qui peuvent aussi freiner la désintégration du grand amour avec la Russie, d’autant plus que maintenant il y a une fracture dans la société et même dans les familles, entre ceux qui soutiennent l’Ukraine et ceux qui soutiennent Poutine. Avec cependant une majorité de gens qui ne soutiennent personne, mais qui sont surtout contre les États-Unis et donc adoptent une posture pro-Poutine par anti-américanisme. S’ajoute toutefois à cela l’arrivée de nombreux Russes dans ces pays, 100 000 au Kazakhstan en quelques jours, ce qui ne sera pas forcément enthousiasmant, car cela fait monter les prix, perdre des postes de travail aux populations locales, et exacerbe le nationalisme.

L’arrivée au pouvoir de Kassym-Jomart Tokaïev en 2019 fut un événement important notamment pour toutes les réformes majeures qu’il souhaite mener pour transformer le pays. Quel est pour l’instant l’impact de ces réformes sur le Kazakhstan, et comment sont-elles perçues à l’étranger ?  

Honnêtement, les pays autour s’en fichent un peu : ils sont tous très repliés chacun dans leurs frontières. Cependant, la population kazakhe souffre de l’inflation et de plein d’autres choses qui durent depuis longtemps. Elle entend bien les bonnes paroles, mais demeure très méfiante envers les élites politiques et attend donc de voir les résultats. Tokaïev a tout de suite senti ce qu’il fallait faire, et notamment démanteler les monopoles, pour que la population puisse tirer quelque profit de la richesse du pays. Reste à voir si cela aura une certaine efficacité. De manière générale, tout le monde est dans l’attente de voir ce qui va être fait. Il est important enfin de souligner que Kassym-Jomart Tokaïev est diplomate de formation et qu’il parle très bien chinois, ce qui bien évidemment plaît énormément à Xi Jinping.

Une dernière chose que je voudrais ajouter : les religieux de l’Ouzbékistan ont édicté une fatwa de la direction spirituelle interdisant aux Ouzbeks d’aller servir en Ukraine. Ce qui bien sûr est vu par les voisins et pourrait avoir un impact dans leur société respective. Donc vous voyez, il y a un mouvement dans la région, qui se retrouve à beaucoup de niveaux et même très profondément, pas seulement dans les sphères politiques.

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Pierre Camus

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