La frontière est un mythe omniprésent de la philosophie politique américaine. Ce mythe s’est traduit dans l’art : littérature, peinture et cinéma. Un vecteur pour enraciner le mythe dans la conscience américaine et pour l’exporter au-delà de ses propres frontières.
« Les Américains sont des explorateurs, des bâtisseurs, des innovateurs, des entrepreneurs et des pionniers. L’esprit de la Frontière est gravé dans nos cœurs. L’appel de la prochaine grande aventure résonne au plus profond de nos âmes. Nos ancêtres américains ont transformé un petit groupe de colonies au bord d’un vaste continent en une République puissante composée des citoyens les plus extraordinaires sur Terre ». Discours de Donald Trump lors de son investiture le 20 janvier 2025.
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La frontière, c’est l’aventure, c’est un horizon qui, dans l’exemple de l’Amérique, ne doit pas tant être défendu qu’être dépassé. Il existe une distinction fondamentale en anglais entre le terme frontier, qui renvoie à la limite des terres conquises et occupées, dont l’origine est la « ligne de front » militaire, avec ses forts, et le terme border qui renvoie à la limite entre 2 états, comme c’est le cas aujourd’hui entre les États-Unis et le Mexique et ses problèmes. Il s’agit là d’une border crisis. L’utilisation du mythe de la Frontière dans le discours politique dépasse donc la simple métaphore ou le cadre descriptif. C’est une prescription pour l’action à mener, pour aller plus loin, pour agrandir son territoire et, partant, comme une expérience formatrice majeure, voire un mythe fondateur de l’identité et de la pensée politique américaine. Seuls les États-Unis ont théorisé la frontière qui occupe une telle place dans l’imaginaire et le narratif de l’histoire américaine.
L’importance de la frontière
En 1893, durant un colloque d’historiens à Chicago, Frederick Jackson Turner prononce un discours intitulé « The significance of Frontier in american History » qui sera publié en 1920. Il s’oppose alors à son professeur à l’Université Johns-Hopkins de Washington, Herbert B.Adams, qui avait avancé le fait que les institutions américaines de l’époque puisaient leurs origines dans les institutions allemandes et surtout anglaises. Turner démontre, a contrario, que l’identité américaine est unique et tient à l’histoire de la « frontière », qui rappelle que la survie de la civilisation passe par une lutte héroïque armée qui fait la distinction entre ce qui appartient au monde dit civilisé et le monde sauvage. Ce mythe, lié à la conquête de l’ouest, va incarner une vision du monde, une manière de penser l’individu, la société et les valeurs américaines, avec ses pionniers et ses héros en développant un récit fondateur, une sorte de « roman national ». On va retrouver de nos jours ces éléments sémantiques du « mythe de la frontière » dans les discours, les comportements et les stratégies expansionnistes visant à justifier une politique agressive.
Les héros
La frontière représente un espace de liberté, loin des contraintes de l’ordre établi. Cela nourrit le culte de l’individualisme, très présent dans la culture américaine, et le mythe va valoriser l’homme pionnier (cité dans le discours d’investiture de Donald Trump)), l’image du cow-boy, du trappeur ou du colon, du hors-la-loi, libre et indépendant devenues des sortes d’icônes culturelles : Davy Crockett, Kit Carson, Buffalo Bill, Jesse James, Billy the Kid…. Ces personnages incarnent des individus autosuffisants, capables de façonner leur destin et alimentent l’idée du self-made-man, un pilier de l’imaginaire américain.
La littérature
Le thème de la frontière dans la littérature américaine est constitutif de l’identité littéraire des États-Unis. Il symbolise à la fois l’espace, le rêve, le danger, la liberté, la violence. Dans la littérature du XIXe siècle, la frontière est souvent glorifiée. Elle représente l’idée d’un nouveau départ, loin de la société européenne perçue comme figée.
On peut citer deux écrivains du XIXe siècle qui ont magnifié la frontière comme synonymes de nature sauvage (wilderness), d’immensité, mais aussi d’espace de liberté et d’héroïsme :
James Fenimore Cooper (1789-1851) et son livre Le dernier des Mohicans) (The Last of the Mohicans).
Walt Whitman (1819-1892) et son recueil de poèmes « Feuilles d’herbe » (Leaves of Grass).
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Mais, cette conquête de l’Ouest américain à un coût humain et moral dont certains écrivains s’emparent pour relater la violence des relations avec les populations autochtones (les tribus indiennes et la population noire). Deux écrivains ont particulièrement exprimé ce côté conflictuel et violent de la frontière :
Cormac McCarthy (1933-2023) dans son livre Méridien de sang (Blood Meridian) et Toni Morrison (1931-2019), prix Nobel de littérature en 1993, et son livre Beloved.
On ne peut parler du mythe de la frontière sans évoquer le western, qui est un genre clé illustrant les grands espaces, l’expansion, l’héroïsme et ses héros, mais aussi la solitude et, là encore, la violence. On retrouvera, bien sûr, ce genre culturel dans le cinéma. Deux exemples pour illustrer l’incursion du western dans la littérature américaine :
Larry McMurtry (1936-2021) et son livre Lonesome Dove, prix Pulitzer, et Annie Proulx (née le 22 août 1935) et son livre Brokeback Mountain également prix Pulitzer.
À partir du XXe siècle, la frontière va devenir symbolique en tant que frontière psychologique, sociale et identitaire avec des écrivains comme Jack Kerouac (1922-1969), Don DeLillo (né en 1936) et Thomas Pynchon (né en 1937).
La peinture
La frontière, c’est aussi la nature sauvage à dompter : l’idée que les terres de l’Ouest étaient « vierges » et prêtes à être « civilisées » et que les pionniers, en découvrant ces terres nouvelles, allaient construire un espace qui serait le symbole du rêve américain, de l’expansion coast to coast et de la Destinée Manifeste (manifest destiny). Les paysages de l’Ouest ont particulièrement été peints par les artistes de la Hudson River School (milieu du XIXe siècle) qui est un mouvement qui glorifie la nature américaine, en reprenant le thème de la frontière entre civilisation et monde sauvage.
Le mouvement fût créé par Thomas Cole (1801-1848). Les artistes de l’Hudson River School étaient des adeptes de la « philosophie du Sublime », théorisée par le philosophe irlandais Edmund Burke (1729-1797) et pensaient que la Nature était la manifestation de la puissance et de la bonté divine. Les paysages encore vierges des États-Unis étaient comparés au Paradis originel.
Après la mort de Thomas Cole en 1848, Asher Durand (1796-1886) prit la tête du mouvement. C’est dans cette 2e génération qu’on trouvera les peintres les plus représentatifs de cette école, comme Albert Bierstein (1830-1902) et Frederic Edwin Church (1826-1900).
Il y eut également des peintres spécialisés dans la représentation de la vie des pionniers et des cowboys avec les deux artistes emblématiques que sont Frederic Remington (1861-1909) et Charles Marion Russell (1864-1926), qui allient esthétique et nostalgie.
Ces peintures représentent les peuples autochtones de manière idéalisée ou romantique, reflétant ainsi la vision coloniale de l’époque.
La musique
À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, des compositeurs américains cherchent à créer une musique « nationale », inspirée des grands espaces et de l’idéal de conquête, mais aussi du folklore, des et des sons du Far West pour évoquer la frontière. On va retrouver ces thèmes chez des compositeurs comme Charles Ives (1874-1954), et Roy Harris (1898-1979) et Aaron Copeland (1900-1990), le plus célèbre et célebré, avec des œuvres comme Appalachian Spring, Billy the Kid, Rodeo, Fanfare for the Common Man. Paradoxalement, un des compositeurs les plus emblématiques de musique américaine est tchèque.
Il s’agit d’Antonin Dvorak (1841-1904) qui composa, lors de son séjour américain, la Symphonie du Nouveau Monde (1893) sorte de fresque puissante où Dvorak va intégrer des éléments inspirés de spirituals afro-américains, de musiques amérindiennes et de folklore cowboy. En complément de la musique dite classique, l’esprit de la frontière va se développer dans d’autres genres musicaux, principalement dans le folk et la country. Ces genres ont largement construit l’image d’un Ouest mythique, peuplés de cow-boys, de grands espaces, de routes sans fin. On peut citer Johnny Cash (1932-2003) avec des titres comme Don’t Take Your Guns to Town, Folsom Prison Blues, Woody Guthrie (1912-1967), This Land is Your Land, chanson emblématique qui parle des terres américaines comme une promesse partagée… mais aussi avec une critique sociale en toile de fond, et Bruce Springsteen (né le 23 septembre 1940) avec The Line, Across the Border. La frontière va devenir ensuite métaphorique avec le rock et une sorte de blues. La frontière va alors incarner la route, le voyage, la rupture avec l’ordre établi avec Bob Dylan (né le 24 mai 1941), The Eagles et Chuck Berry (1926-2017) avec son titre emblématique « Route 66 (Road 66).
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Le ballet américain a aussi célébré l’esprit de la frontière et l’histoire de l’ouest avec trois exemples :
Martha Graham (1894-1991), grande figure du modern dance américain avec sa pièce Appalachian Spring (1944), sur une musique d’Aaron Copland, où elle raconte la vie de pionniers dans l’Ouest américain.
Agnès de Mille (1905-1993) dans Rodeo (1942), musique également d’Aaron Copeland, où une cow-girl cherche sa place dans un monde masculin. Ce ballet célèbre aussi le folklore de l’Ouest, avec humour et vivacité
Et surtout, le chorégraphe d’origine géorgienne Georges Balanchine (1904-1983) dans son ballet « Western Symphony » (1954), sur une musique de Hershy Kay (1919-1981), inspirée de chansons traditionnelles de l’Ouest américain qui met en scène un décor de western avec cow-boys, saloon girls dans un style « Broadway musicals » et qui est une célébration du folklore américain.
Le cinéma
Le mythe de la frontière dans le cinéma américain est un thème central et fondateur de la culture américaine. Il s’agit d’un narratif symbolique qui dépasse l’histoire réelle de la conquête de l’Ouest pour incarner les valeurs, les tensions, et les idéaux profonds de l’identité américaine.
Bien sûr, le Western représente le genre mythique par excellence
On y retrouve :
Le héros solitaire (cowboy, shérif, mais aussi le hors-la-loi) qui affronte la sauvagerie pour imposer l’ordre au milieu de paysages grandioses.
Le conflit civilisation vs. sauvagerie : entre pionniers et Indiens, loi et anarchie, nature et progrès. L’armée américaine y est glorifiée, comme dans le film « Custer, homme de l’Ouest » (Custer of the West), de 1967, de Robert Siodmak, où le général Custer, pourtant battu à la bataille de Little Big Horn par les Indiens devient un héros de l’histoire américaine.
La conquête du territoire : le voyage, le train, la construction de villes.
On note l’importance des trains dans les westerns comme moyen de locomotion, mais aussi comme lien entre la civilisation et les nouvelles villes qui se montent autour de la voie de chemin de fer. La liste des westerns américains est extrêmement vaste, mais prenons quelques exemples emblématiques qui se rapprochent du mythe de la frontière et de ses valeurs :
La chevauchée fantastique (Stage Coach) John Ford 1939.
Les Affameurs (Bend of the River) Anthony Mann 1950.
La Flèche brisée (Broken Arrow) Sam Peckinpah 1950.
L’Homme des vallées perdues (Shane) Georges Stevens 1953.
La Prisonnière du désert (The Searchers) John Ford 1956.
La Horde sauvage (The Wild Bunch) Sam Peckinpah 1969.
Danse avec les loups (Dance with the wolves) Kevin Costner 1990.
La Frontière aujourd’hui ?
Le mythe de la Frontière raconte l’idéalisme américain constitué de liberté, progrès, courage individuels, mais aussi ses contradictions : violence, colonialisme et destruction des peuples autochtones. C’est un mythe fondateur lié à la nature, la conquête, mais aussi à l’imagination et l’esprit d’entreprendre.
Aujourd’hui, la conquête de l’Ouest américain est terminée, Le cycle est achevé : la frontière, en tant que telle, est désormais un objet de fantasme, à la fois nostalgique et imaginé, d’une époque révolue, mais qui a construit l’Amérique d’aujourd’hui, dans ses forces et dans ses fragilités. Le 15 juillet 1960, à Los Angeles, le Président John Fitzgerald Kennedy lance le terme de « Nouvelle Frontière » (New Frontier). Dans son discours, JFK définit ainsi ce concept de « Nouvelle Frontière » :
« Que nous le voulions ou non, la Nouvelle Frontière est devant nous. De l’autre côté se trouvent les champs inexplorés de la science et de l’espace, les problèmes non résolus de la paix et de la guerre, les derniers bastions de l’ignorance et des préjugés, les questions sans réponse de la pauvreté et de l’abondance ». Nouveau mythe ou réalignement de la Frontière en l’adaptant aux siècles à venir ?
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Dans son discours du 20 janvier 2025, Donald Trump, en mentionnant l’esprit de la Frontière, pensait-il à l’annexion du Canada et du Groenland, aux expéditions futures sur Mars ? La course à la Frontière n’est peut-être pas terminée, mais se tourne désormais vers d’autres horizons.
Antonin Dvorak (1841-1904), le plus américain des compositeurs tchèques.
Comme beaucoup d’artistes, le compositeur tchèque Antonin Dvorak (1841-1904), a effectué un séjour aux États-Unis.
Il est invité en 1891 aux États-Unis par une richissime Américaine, Jeannette Meyers Thurber, pour diriger le Conservatoire de New York qu’elle a fondé sur le modèle du conservatoire de Paris. Il va également diriger 10 concerts dans tout le pays. Dvorak arrive donc le 27 septembre 1892 à New York. Il donne son premier concert américain le 1er octobre suivant au Carnegie Hall. Le public est subjugué. Dvorak va rester aux États-Unis jusqu’en 1895. Durant ce séjour, il va créer des œuvres dans l’histoire de la musique :
*Symphonie n°9 en mi mineur, op. 95, dite Du Nouveau Monde (1893) où on peut sentir à l’écoute le souffle de l’épopée de la frontière et des grands espaces.
*Quatuor à cordes n°12 en fa majeur, op. 96, dit Américain (1893).
En écoutant ce quatuor, on peut imaginer parfois les pionniers ou cowboys, réunis le soir autour d’un feu de camp, écoutant des airs folkloriques au son d’un violon !!
Pour aller plus loin
D’Aoust, A.-M. (2004). Frontière et identité américaine : vers une américanisation/« manichéisation » du monde ? Bulletin d’histoire politique, 13(1), 179–195. https://doi.org/10.7202/1055018ar
Michelin J. Mythe et réalité de la Frontière dans l’espace américain 2020 https://shs.cairn.info/revue-inflexions-2020-1-page-117?lang=fr
Agacinski D. Le héros de la Frontière, un mythe de la fondation en mouvement 2011 URL : http://journals.openedition.org/miranda/2403
Dorel G. L’idée de frontière dans l’histoire et la géographie des États-Unis. Une approche géohistorique du concept de frontière à travers le cas étatsunien 2006 https://www.persee.fr/doc/tigr_0048-7163_2006_num_32_125_1512
Rieupeyrout J.L Histoire du Far West Ed.Tallandier 2023.