Le pouvoir d’influence américain dans la recherche en gestion en France

6 décembre 2023

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Photo : Université de Harvard, ponte de la recherche mondiale. (c) unsplash
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Le pouvoir d’influence américain dans la recherche en gestion en France

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En imposant leurs normes de classements des revues et des écoles supérieures, les Etats-Unis ont fait main basse sur la recherche occidentale. Un pouvoir des normes qui imposent une vision du monde, notamment dans les écoles de commerce.

Comment améliorer les performances des entreprises ? C’est un vaste sujet qui fait réfléchir les universitaires du monde entier, spécialisés dans la recherche en gestion.

Contrairement à une idée reçue, la discipline de gestion n’a pas été inventée aux États-Unis en 1840 comme le suggère Alfred Chandler, au moment de la conquête de l’Ouest, mais en France à partir du XVIe siècle par Olivier de Serres (Le théâtre d’agriculture et mesnage des champs), puis au XVIIe siècle par le marquis de Vauban pour rationaliser le coût du travail, et enfin au XIXe siècle par l’ingénieur Émile Rimailho pour établir les bases de la comptabilité de fabrication. D’ailleurs, c’est à cette époque que la première école de commerce voit le jour à Paris. Il s’agit de l’ESCP, l’École Supérieure de Commerce de Paris créée en 1819.

Evaluation universitaire

Pourtant, ce sont les États-Unis, première puissance économique mondiale, qui jouent aujourd’hui un rôle prépondérant, pour évaluer les recherches en gestion, pour orienter l’innovation, pour sanctionner ou récompenser les laboratoires de management dans le monde entier.

En France, la recherche en gestion émane principalement d’établissements privés (des écoles de commerces) et des établissements publics (des universités, des écoles universitaires de gestion comme les IAE-Institut d’Administration des Entreprises, des grands établissements de recherche comme le CNRS).

Dans le secteur privé, la plupart des écoles de commerces rivalisent pour faire partie d’un club d’excellence académique fondé sur la réputation de la marque d’établissement : le club des grandes écoles mondiales. Pour faire partie du club restreint des grandes écoles, il est nécessaire d’obtenir des critères d’accréditation validant la qualité de la pédagogie, et surtout la qualité de la recherche suivant des normes d’excellences calquées sur les universités américaines. Obtenir des accréditations est devenu indispensable pour permettre aux écoles de commerce de monter dans les classements internationaux, et donc pour attirer les meilleurs étudiants et professeurs, pour améliorer leur notoriété et leurs capacités de développement financière à l’international.

Ce phénomène est amplifié depuis que des fonds d’investissement comme Apax, Galileo Global Éducation, financent des écoles de commerce, en lieu et place des chambres de commerce et d’industrie, depuis la réforme sur la loi PACTE en 2018. Un grand nombre d’écoles de commerce françaises doivent répondre aux attentes des nouveaux actionnaires privés, en matière de retour sur investissement.

Pour rassurer ces actionnaires exigeants, il convient de gravir les classements internationaux, et notamment, de devenir membre du club fermé des écoles triplement accréditées à l’international (EQUIS, AMBA, AACSB). Pour atteindre cet objectif, il est nécessaire de publier dans un cercle fermé de revues scientifiques à fort impact[1], dirigées par un club fermé de rédacteurs en chef, avant d’être évaluées par un club fermé d’auditeurs, club en majeure partie d’origine américaine.

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Normes mondiales ou normes américaines ?

De cette manière, les États-Unis ont étalonné la compétition mondiale des écoles de commerce principalement occidentales : les États-Unis contrôlent le club fermé des grandes écoles de management à l’échelle globale ; ils définissent les critères d’entrée et de progression dans les classements internationaux, dominés par les universités américaines ; ils valident la cooptation des écoles du monde entier pour faire partie du club, par des certificateurs américains jouant le rôle de tiers de confiance (AACSB), alors que dans le même temps les critères d’accréditations européens (AMBA et EQUIS) sont ignorés aux États-Unis. L’Europe n’est pas la seule à s’engager dans une relation asymétrique avec les États-Unis.

Lorsque les liens économiques entre la Chine et les États-Unis étaient étroits, avant la politique protectionniste initiée par Donald Trump, les universitaires chinois de l’université de Jiao Tong de Shanghai avaient établi un classement des universités mondiales (le fameux « classement de Shanghai ») aligné sur les critères d’excellence à l’américaine, en tenant compte de 6 critères pondérés : le nombre d’anciens élèves prix Nobel et Médailles Fields (10% de la note globale), le nombre d’enseignants-chercheurs prix Nobel et Médailles Fields (20%), le nombre de chercheurs hautement cités (20%), le nombre d’articles publiés dans Nature et Science (20%), le nombre d’articles indexés dans Science Citation Index-Expanded et Social Science Citation Index (20%) ainsi que la performance académique des professeurs, reprenant les 5 indicateurs précédents divisés par le nombre d’enseignants-chercheurs permanents (10%).

À travers ces exemples, le baromètre de l’excellence scientifique, notamment dans la recherche en gestion d’entreprise, apparaît comme un instrument d’influence américaine sur le reste du monde, au même titre que l’établissement des standards internationaux de comptabilité (International Financial Reporting Standards), l’extra-territorialité du droit américain, le déplacement de l’Art contemporain de Paris vers New York analysé par Aude de Kerros[2], etc.

À la différence du secteur privé, le secteur universitaire public en France, par vocation et par manque de ressources, ne peut pas rivaliser sur le même plan que les écoles de commerces. Les universités publiques envisagent un autre type de stratégie pour rayonner dans la recherche en gestion, celle qui consiste à disséminer en libre accès les découvertes scientifiques pour avoir de l’impact sur la représentation sociale et l’évolution de la société.

Cette stratégie consiste à nouer des partenariats à travers le monde, y compris en dehors des États-Unis, sans chercher à faire partie d’un club élitiste, qui nécessite des investissements financiers considérables que l’université ne possède pas.

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L’objectif consiste alors à massifier l’enseignement et à diffuser la recherche au plus grand nombre, en dehors des revues propriétaires américaines, et sans viser l’accréditation scientifique américaine. En France, à partir du moment où la recherche publique est financée par le contribuable, elle devient en principe un bien public. Or, lorsque la recherche en gestion produite à l’université française est référencée dans des revues américaines, il n’est plus possible pour l’université française de diffuser les travaux de recherches à ses étudiants, sans souscrire un abonnement payant auxdites revues. Le contribuable français est ainsi sollicité deux fois : la première pour financer la recherche à l’université, la deuxième pour accéder à la diffusion de sa propre recherche à partir des abonnements de revues américaines.

Diffusion en sources ouvertes

Face à cette aberration dans l’intérêt général, se développe une alternative qualifiée de science ouverte, visant à diffuser les travaux de recherche en source ouverte.

Dans ce domaine, certains éditeurs chinois ont investi le créneau des revues dites « prédatrices », en raison de la concurrence qu’elles livrent aux revues anglo-saxonnes, à partir d’un autre modèle d’affaires, fondé sur le copyleft (préservation des droits de propriété intellectuelle) et non sur le copyright (cession des droits de propriété intellectuelle). Autrement dit, l’auteur d’un article dans une « Revue dite prédatrice » rémunère la revue pour financer l’évaluation et la publication digitale d’un article scientifique libre de droits, dont la diffusion s’opère en ligne, sans intermédiaire et sans abonnement. Ce modèle alternatif présente l’avantage d’une publication rapide et librement accessible pour le lecteur, avec néanmoins une grande hétérogénéité des supports de diffusion, sans offrir les mêmes garanties sur la rigueur scientifique et la qualité des travaux.

Pour remédier à une partie de ces critiques, afin de capter l’attention et concentrer le savoir comme un bien public, le CNRS a créé en France, le portail HAL – Hyper Article en Ligne : un portail d’archive ouverte de la science.

En 2023, il constitue la plus grande base de données pour la recherche francophone avec l’archivage de 1 100 000 publications. Avec cette stratégie de diffusion, il n’est pas question de monter dans les classements internationaux, mais de viser un impact plus grand de la recherche dans la société, à une époque où une information prend de la valeur lorsqu’elle est partagée et relayée massivement sur Internet. Néanmoins, durant cet exercice, la tentation est grande de produire des travaux de recherche conformes aux sujets à la mode, comme la transition écologique, la responsabilité sociétale, le décolonialisme, dont le sous-bassement idéologique provient des campus américains. En conséquence, l’influence américaine s’exerce aussi fortement, dans la recherche en source ouverte, en orientant le travail du chercheur français pour obtenir un impact sociétal et de la notoriété.

[1] Le facteur d’impact d’une revue académique, tel que calculé par Thomson Reuters, a été créé à l’origine comme un outil d’aide à la décision pour les bibliothécaires afin de sélectionner les revues à acheter, et non pour mesurer la qualité scientifique d’un article. Aujourd’hui, le facteur d’impact d’une revue sert par convention à départager « le bon grain de l’ivraie » dans les publications, en conditionnant les carrières académiques, pour obtenir des financements, des nominations et des promotions.

[2] De Kerros A. (2023), L’art caché enfin dévoilé : la concurrence de l’Art contemporain, Éditions Eyrolles.

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À propos de l’auteur
Christophe Assens

Christophe Assens

Professeur de stratégie université Paris-Saclay
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