Le premier des chefs

24 mai 2022

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Le premier des chefs

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Bien que né dans une famille très modeste, Antonin Carême est devenu l’un des plus grands chefs cuisiniers du début du XIXe siècle. Il a porté la gastronomie française a des sommets et lui a permis de devenir l’un des éléments de la puissance française. Entretien avec Marie-Pierre Rey, auteur d’une biographie de Carême.

Marie-Pierre Rey est professeur d’histoire russe et soviétique à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et directrice du Centre de recherches en histoire des Slaves, de l’Institut Pierre Renouvin. Elle est l’auteur de Le premier des chefs. L’exceptionnel destin d’Antonin Carême (Flammarion, 2021). Propos recueillis par Etienne de Givry

Jeune homme Marie-Antoine Carême se voyait architecte, les cuisines de son époque étaient bien souvent sombres et peu ventilées, a-t-il travaillé à révolutionner l’aménagement des cuisines ?

Marie-Antoine dit Antonin Carême (1783-1833), a très tôt été conscient des conditions de travail particulièrement difficiles auxquelles étaient exposés les maitres queux de son temps, contraint de travailler dans des cuisines souvent situées en sous-sol, aux plafonds bas, mal aérées. À l’époque, en France, les fours et les réchauds fonctionnent encore au charbon de bois d’où se dégagent en permanence des vapeurs toxiques. Dans ces lieux souvent humides, il est difficile de maintenir de hautes températures ; c’est pourquoi les fenêtres y sont fermées en toute saison et en été, la chaleur peut y être suffocante. Carême a non seulement dénoncé cette situation dans ses ouvrages, se plaignant du « charbon qui nous tue », mais il a également participé à l’amélioration des cuisines des grandes maisons où il officiait : ainsi chez Rothschild à Boulogne où les cuisines étaient particulièrement vastes et bien ventilées, à l’image de celles du Prince régent George à Brighton.

Antonin Carême a marqué son temps, par ses dressages majestueux et millimétrés, mais cette pratique de la cuisine et du service a-t-elle perduré après sa mort ?  

D’une manière générale, Carême était un adepte convaincu du « service à la française » dans lequel il voyait un chef-d’œuvre d’esthétique, car pour lui, émotions visuelles et gustatives devaient être à l’unisson. Et sur la table, il est vrai que le service à la française, où les mets sont servis dans des plats de porcelaine, d’argent ou de vermeil géométriquement disposés dans des compositions savantes de formes et de couleurs, attirait tout particulièrement le regard. Toutefois, à la fin de sa vie, en phase avec son temps, Carême s’est rallié au « service à la russe », certes moins imposant visuellement, mais beaucoup plus pratique puisque la découpe des plats se fait à l’office et que les mets sont servis à l’assiette, les uns après les autres ce qui permet, en particulier de les déguster à bonne température.

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Toutefois, son ralliement tardif au « service à la russe » n’a pas empêché Carême de rester profondément attaché à des créations époustouflantes (ainsi de ses pièces montées et de ses croquembouches) qu’il a reproduites dans ses ouvrages en les accompagnant de plans et de données chiffrées dignes de véritables traités d’architecture. Après sa mort, plusieurs de ses disciples ont continué à s’identifier à cette cuisine décorative et à cette pâtisserie ornementale, tout en les faisant évoluer pour mieux répondre aux attentes d’une clientèle bourgeoise plus économe que la noblesse de l’Empire. Ce sera tout particulièrement le cas d’Urbain Dubois qui ira jusqu’à publier un volume intitulé La cuisine artistique, et celui de Jules Gouffé qui partageait la passion de Carême pour les pièces montées monumentales.

Carême participa à développer la cuisine maigre au début du XIXe siècle avant de tomber en disgrâce à sa mort. Dans les années 70, la Nouvelle cuisine révélée par Gault et Millau, tente de développer une cuisine plus légère, plus fraiche et saine. L’histoire de la cuisine, est-elle constituée de cycles ?

Carême n’est pas tombé en disgrâce immédiatement après sa mort ; au contraire, il a même fait l’objet d’un culte durable au point que pour le centième anniversaire de sa disparition en 1933, dix jours de célébrations ont été orchestrés dans toute la France et jusqu’au sommet de l’État !  Mais il est vrai que par la suite, il a peu à peu été oublié, sans doute parce que sa cuisine jugée coûteuse et compliquée à exécuter ne correspondait plus au goût des années 1960-70. Toutefois, il est à noter, et c’est tout à son honneur, que nombre des préceptes mis en avant par la nouvelle cuisine dans les années 70, à savoir une cuisine diététique, se méfiant des sauces trop lourdes, préférant les herbes aromatiques aux épices, adepte des cuissons courtes pour mieux révéler la texture naturelle des ingrédients et fondée sur des produits de saison à leur meilleur, figuraient déjà dans les ouvrages de Carême datés de 1833 !  De ce point de vue, les années 70 comme nos années actuelles s’inscrivent dans le temps long d’une histoire de la cuisine certes faite de cycles, mais plus encore, me semble-t-il, de filiation et de transmission.

Auguste Escoffier, cuisinier du XIXe siècle et théoricien de la grande cuisine, est héritier du même titre que Carême : « Roi des cuisiniers, cuisiniers des rois ». À défaut d’avoir eu une grande lignée de sang, possède-t-il encore aujourd’hui, une filiation de maitre à apprenti ?

Carême a compté une belle lignée de disciples prestigieux. J’ai déjà mentionné Urbain Dubois et Jules Gouffé, mais il faut évidemment intégrer Escoffier dans cette lignée. Ce dernier n’a pas été directement formé par Carême puisqu’il est né en 1846 soit 13 ans après la mort du maître. Mais il fut initié aux préceptes du chef par Jules Gouffé auprès duquel il fut placé en apprentissage. En outre, il faut souligner que si Carême forma de jeunes marmitons qui devinrent ses disciples, il eut aussi des émules par ses ouvrages et en particulier par son magistral Art de la cuisine française au XIXe siècle publié en cinq volumes.  Véritables best-sellers de l’époque, ses livres, dont les tirages importants pour l’époque (4 à 5000 exemplaires en moyenne) perdurèrent après sa disparition, constituèrent autant de « bibles » pour des générations et des générations de cuisiniers. Parmi eux, Paul Bocuse qui vouait un véritable culte à Carême au point de l’avoir fait peindre sur la grande fresque de son restaurant de Collonges au Mont d’Or.

La diplomatie de la table, animée entre le XVIIIe et le XIXe par Talleyrand existe-t-elle toujours ?

Oui, la diplomatie de la table existe toujours et nombre de décisions politiques ou diplomatiques ont pu et peuvent encore être infléchies par des liens personnels, des rencontres voire des négociations nouées autour d’un bon repas. Les dîners officiels des chefs d’État s’inscrivent aussi dans cette « diplomatie culinaire », initiée par Talleyrand où il s’agit non seulement de régaler les papilles, mais aussi de déployer lors du service toute la gamme d’un précieux savoir-faire artisanal en matière d’arts de la table. De la même manière, « les repas d’affaires », comme du temps des Rothschild au service desquels Carême finit sa carrière, ont très tôt constitué et constituent encore des moments privilégiés pour mieux se connaître et rapprocher les points de vue. Enfin, aujourd’hui, on recourt même au concept de « gastro-diplomatie » qui consiste pour un État à user de sa cuisine et de la diffusion de cette dernière à l’étranger, pour aider à une meilleure connaissance et compréhension de son identité et par là même à promouvoir de son pays une image favorable sur la scène internationale.  C’est dire si la table constitue encore aujourd’hui un outil non négligeable d’influence diplomatique et géopolitique.

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Sommes-nous dans une époque anhistorique pour la cuisine française ? A-t-elle connu de récentes et importantes innovations ?

Il m’est difficile de répondre à cette question, car je suis historienne et non critique gastronomique ! Mais je n’ai pas le sentiment que la cuisine française ait porté de récentes et importantes innovations.

Si l’on observe les grandes tendances culinaires apparues durant ces quatre dernières décennies, force est de constater que la France s’est rarement trouvée à leur origine. Certes, la cuisine moléculaire a partiellement vu le jour en France, sous la houlette du chimiste Hervé This en particulier, mais ce sont des chefs étrangers qui l’ont popularisée et diffusée. De même, la « cuisine fusion », qui consiste à mélanger des saveurs et des savoir-faire venus de pays différents pour aboutir à une cuisine qu’on pourra qualifier d’ « interculturelle », -par exemple lorsqu’on cuisine des nems au foie gras ou au fromage de chèvre ou bien encore lorsqu’on prépare un risotto au gingembre- est venue des États-Unis,  en particulier sous l’influence du chef américain d’origine autrichienne, Wolfgang Puck qui, formé en France à l’art culinaire, a ouvert son premier restaurant de cuisine fusion en Californie, à Los Angeles, en 1982.

Il en va de même de la mode des « food-trucks », de la cuisine de rue, ou bien encore de la « slow food », un concept apparu en Italie au début des années 1980, à l’initiative de Carlo Petrini, qui en fait un mouvement protestataire, en réaction à la fast food incarnée par MacDonald’s. Enfin encore plus récemment, les « dark kitchen », également appelées « ghost kitchens » qui pour la plupart ont surgi à l’heure de la pandémie et correspondent à des établissements sans salle, dédiés uniquement à la préparation de plats destinés à la livraison, ne sont pas davantage nées en France même si aujourd’hui on en compte un grand nombre dans l’Hexagone.

Cela étant, si la France n’impulse sans doute pas autant d’innovations que par le passé, tant l’art culinaire et la passion de l’art culinaire se sont  « mondialisés », il  n’en reste pas moins que la gastronomie et la cuisine en général occupent toujours une place majeure en France. Des statistiques récemment publiées attestent ainsi que le pays comptait en 2021, 175 000 restaurants dont 638 étoilés, témoignant ainsi d’une gamme très large d’établissements, et ce en dépit de la pandémie qui a durement affecté la profession. Par ailleurs la restauration constitue également une source majeure d’emplois puisque le secteur représentait, là encore en 2021, 1 700 000 personnes.  Enfin le succès populaire rencontré par les émissions culinaires, en particulier auprès des jeunes générations, participe aussi d’un engouement renouvelé pour la cuisine qui a va à l’encontre des idées reçues. Et de ce point de vue, l’attachement à la gastronomie et plus généralement à la cuisine, a encore en France  de beaux jours devant lui.

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