<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Le taureau et le territoire

31 août 2023

Temps de lecture : 6 minutes
Photo : Rejoneadora Bruno Modica
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Le taureau et le territoire

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Elle a marqué les poètes et les artistes, qui l’ont chantée, peinte, filmée. Elle déchaîne les passions, entre les afficionados et leurs opposants, elle façonne les territoires, les centres urbains et les campagnes ; la course de taureaux s’inscrit dans une terre, un lieu, un terroir, et plonge dans une histoire qui ramène au plus lointain de l’homme. 

Corrida de cheval (Rejon) ou à pied, courses camarguaises, fête de saint Firmin à Pampelune, les festivités autour du taureau demeurent en Méditerranée, avec une extension en Amérique latine du fait de la colonisation espagnole. Difficile d’en fixer précisément le début. Dès l’Antiquité, la Méditerranée est marquée par le culte de Mithra et le sacrifice du taureau, que l’on retrouve ensuite en Crète avec le Minotaure et en Égypte avec Apis. Le taureau n’est pas un animal du nord, étranger aux Celtes, il marque, par sa présence, une frontière culturelle et religieuse entre deux mondes. À l’époque médiévale, les chevaliers s’entraînent aux combats dans des parties de lutte à cheval contre les taureaux. Au nord, les sangliers et les cerfs, dans les grandes forêts de feuillus. Au sud, en climat sec et chaud et en paysage de conifères, les combats de taureaux. C’est au xviiie siècle que la corrida est codifiée et réglée. Francisco Romero, à Ronda, est l’un des premiers à porter l’estocade au taureau et à capter la gloire à la place des picadors à cheval. Puis Francisco Montes la codifie dans un traité paru en 1836. Dès lors, le matador passe au premier plan même si la corrida à cheval demeure. L’engouement se diffuse en France où les arènes de taureaux s’édifient dans le Midi, et jusqu’à Paris, où une arène est construite pour l’Exposition universelle de 1889. Une présence septentrionale de courte durée avant que les spectacles de taureaux ne reprennent la route du sud. 

Le Rhône, un marqueur

Entre le Languedoc et la Provence, ce sont deux approches différentes du taureau. La Provence s’articule autour de la course de raseteur, autrefois nommée course à la cocarde, puis course libre et enfin course camarguaise à partir de 1975. Ici, pas de sang versé, mais des cocardes placées sur les cornes du taureau castré qu’il faut attraper avec un crochet. Une course qui remonte elle aussi aux temps médiévaux, que certains historiens rattachent aux combats que menaient les bouviers contre les bœufs. Des sports ruraux et populaires devenus sports de villes, codifiés et encadrés par des règlements et des fédérations. Martigues est l’une des grandes villes de la course camarguaise, avec Arles, qui est aussi le lieu des corridas. Entre la Provence blanche et le Midi rouge, ce sont deux approches taurines différentes, deux cultures, deux façons d’aborder l’animal ; comme une frontière à la fois politique, culturelle et sociale. 

Troisième région taurine : les Landes. Face à la vache, les écarteurs et les sauteurs. Les premiers l’esquivent au moment où celle-ci va les toucher ; les seconds exécutent un saut au-dessus d’elle. Trois régions, trois passions, trois rencontres entre l’homme et l’animal, une même histoire entre espaces, terroirs et racines. 

L’arène, un point d’expression

Avec l’arène, lieu des combats, des festivités et le centre des villes. Mont-de-Marsan, Dax, Bayonne, Vic-Fezensac pour les Landes, Béziers, Nîmes et Arles pour la corrida sont les principales arènes du circuit taurin français ; des lieux dont l’architecture particulière connecte la pratique d’aujourd’hui à l’histoire d’hier, très loin des stades de football à l’architecture « déterroirisée ».

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L’arène n’est que le débouché du processus taurin. Avant elle, c’est toute une économie agricole qui vit et dépend du taureau ; une économie qui façonne les paysages et les construit. La Camargue est un paysage façonné par l’homme, dont les marais ont été asséchés et les bras du Rhône maîtrisés. D’une terre inculte et dangereuse, siège de la malaria et de la pauvreté, les habitants, à partir du xixe siècle, en ont fait une terre de culture et d’élevage. Les chevaux blancs et les taureaux noirs sont une arrivée récente dans l’histoire de ce terroir. Tout comme les manades, en Languedoc, qui limitent l’urbanisation massive et qui sont des réservoirs de biodiversité. Sans elles, ces centaines d’hectares nécessaires pour l’élevage des taureaux de combat auraient été transformées en bungalows de vacances et en campings pour accroître la population touristique des plages languedociennes. 

Curieux paradoxe : cette activité qui consiste à tuer un animal est le garant de la biodiversité et de l’existence même de cette race taurine, formidable conservatoire de gènes et de généalogie. L’élevage taurin n’est pas rentable. Vendu autour de 15 000 €, le taureau de corrida, âgé de 5 printemps révolus, ne permet pas de couvrir les frais nécessaires à son élevage. Pour survivre, les manades doivent pratiquer d’autres activités : hôtellerie, restauration, élevage de chevaux et de cochons. Sans la corrida, ces races de vaches n’existeraient pas. Le taureau est d’abord le fruit d’une passion, d’une tradition qui s’ancre dans l’histoire de la Méditerranée, non d’une activité économique. Tout comme ceux qui affrontent le taureau, les toreros, en traje de luz, raseteur en tenue blanche et rouge, sauteurs en boléros colorés ; la course face au taureau est un mélange de vitalité et de morts, raison pour laquelle les courses taurines n’ont jamais laissé indifférentes, plusieurs fois interdites et plusieurs fois restaurées. Pour certains, elles sont une incongruité, pour d’autres une exception et une expression culturelle. Elles marquent les paysages, elles les façonnent, elles donnent un visage à un Midi qui y trouve matière pour s’unir à la nature et tisser une communauté.

Le picador – Fier et majestueux sous les sifflets de la foule

Dans la corrida de tradition espagnole, le picador (piquero) désigne ce cavalier au cheval protégé par une jupe de cuir qui encaisse directement la charge du taureau. Dans cet espace clos que constitue l’arène, le cheval représente une menace pour l’animal. Sa présence déclenche la charge et le picador inflige au taureau une blessure sur le murillo, la masse musculeuse située en arrière de la tête du taureau, à l’intersection des antérieurs.

Cette blessure au combat constitue paradoxalement l’élément le plus dangereux pour les hommes qui vont devoir affronter l’animal. Lorsque le taureau a été « piqué », il va se montrer plus attentif, plus précis dans sa charge, son port de tête descendra vers le sol, ce qui mettra ses cornes à la hauteur du corps du torero qui devra l’affronter. Contrairement à ce que croient les adversaires de la tauromachie, le taureau n’est pas « affaibli » par cette blessure, mais il est rendu, en raison de son port de tête plus bas, propice à l’expression artistique proposée par le matador. 

Le taureau de combat porte bien son nom. Car malgré cette première blessure dont l’impact est limité par un règlement taurin très strict, il sera enclin à revenir charger, ce qui traduira bien ce que l’éleveur recherche, à la fois la bravoure, c’est-à-dire l’instinct du combat, et la noblesse, sa capacité à charger le leurre (la muleta) que lui présente le matador. C’est cette alchimie mystérieuse qui donne à la tauromachie tout son sens, la fusion d’un combat et d’une expression artistique dans laquelle l’homme s’engage devant les cornes d’un animal sauvage. 

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Contrairement à ce que l’on croit également, le picador s’expose, car le cheval reçoit la charge d’un animal de près de 500 kg dont la vitesse sur le démarrage est supérieure à celle d’un cheval au galop. Le cheval de picador est aussi un athlète et seuls de fins cavaliers, capables de manœuvrer leur monture sous l’impact, peuvent se livrer à cet exercice. 

Seule la pique permet d’évaluer la valeur du taureau au combat, et c’est d’ailleurs le sens de ces mystérieux petits papiers que le représentant de l’éleveur, le majoral, présent pendant la corrida, remplit pendant cette phase essentielle de ce qui est bien plus qu’un spectacle. Ces petits papiers permettent d’inscrire le taureau en piste dans une longue généalogie de guerriers que seul l’éleveur connaît. La corrida, c’est aussi une succession de mystères. 

Symbole taurin

Animal du bassin méditerranéen, le taureau est présent dans de nombreuses religions et civilisations. Partout, il exprime la force, la puissance, la vitalité. C’est en sacrifice de grande valeur qu’il est offert aux dieux. En Égypte, Pharaon porte à sa ceinture une queue de taureau, comme un sceptre de gloire, hommage à Apis le dieu taureau. Dans sa forme anthropomorphe, ses cornes enserrent le disque solaire. Apis n’est pas si éloigné du mythe du Minotaure. Mais dans le palais de Minos, c’est au taureau que l’on sacrifie de jeunes Athéniens. Son combat avec Thésée et sa mort permet de briser le cercle sacrificiel. Désormais, ce sont des hécatombes que les Grecs vont offrir, c’est-à-dire le sacrifice de 100 bœufs : des bêtes égorgées, dépecées, découpées, dont le sang est versé sur le sol pour abreuver les dieux chtoniens et les chairs brûlées pour que les fumets puissent en nourrir les dieux ouraniens. Les Hébreux aussi pratiquent les hécatombes, même si, comme chez les Grecs, le terme générique s’applique également à des sacrifices de moindre ampleur. Souvent, seul un taureau est sacrifié, la bête la plus précieuse, les autres animaux étant prélevés parmi des boucs, des moutons, voire des poulets. C’est en se métamorphosant en taureau que Zeus séduit Europe et ce sont des taureaux que Mithra sacrifie. Tout change avec les Hébreux. Au pied du Sinaï, alors que Moïse reçoit de Dieu les Tables de la loi, voici les Hébreux qui se perdent une nouvelle fois dans le sacrifice du taureau, cette fois-ci un veau, mais en or. Nouvelle colère de Moïse qui veut substituer les Dix commandements au culte taurin. Le Christ aurait pu, lui aussi, comme Apis, Zeus ou Mithra, choisir le taureau comme animal symbolique. C’est pourtant à l’agneau qu’il s’est identifié, l’agnus Dei plutôt que l’hécatombe bovine. La charité, la simplicité, la symbolique du pasteur et de l’animal civilisé plutôt que celle de l’animal sauvage. Déjà Abel avait offert des moutons à Dieu, ce qui avait déplu à Caïn, et Abraham avait substitué un ovin à son fils Isaac. Le taureau entrait de ce fait dans une période de relégation, disparaissant des imaginaires religieux modernes. Mais sur les rives de la Méditerranée, son histoire et ses représentations demeurent, que les cultures taurines de France et d’Espagne poursuivent et développent.  

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À propos de l’auteur
Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé

Docteur en histoire économique (Sorbonne-Université), professeur de géopolitique et d'économie politique à l'Institut Albert le Grand. Rédacteur en chef de Conflits.
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