<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Les guerres puniques, Terre contre mer ?

5 août 2020

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Les guerres puniques, Terre contre mer ?

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Parler de stratégie dans les guerres puniques suscite une image : elles auraient été un long combat entre deux peuples, l’un de marins, l’autre de paysans. Mais ce schéma est faux, on le verra. De plus, ce conflit ne mit pas en jeu une mais des stratégies, de Rome et de Carthage, puissances qui furent en outre amenés à changer leurs systèmes de défense ou d’attaque au gré des circonstances.

 

Notons en préalable une question de vocabulaire. Le mot « stratégie » n’avait pas du tout le même sens dans l’Antiquité que de nos jours. Jadis, il désignait le pouvoir d’un magistrat, le stratège. Et, pour la science et la pratique que nous désignons ainsi, les Grecs et les Romains n’avaient pas de mot.

 

La première guerre punique a eu pour enjeu le contrôle de la Sicile. Là étaient l’objectif et la cause de ce conflit, qui fut provoqué par Rome. Pour autant que nous le sachions, la raison différait profondément de celles qui expliquent les hostilités des xxe et xxie siècles. Les modernes ont inventé des causes qu’aucun texte ne confirme, la recherche d’esclaves pour faire marcher l’économie de l’Italie, ou la volonté de posséder des terres agricoles riches.

Les Anciens étaient animés par la volonté de puissance : ils aimaient mieux commander qu’obéir (c’est l’hégémonisme de Thucydide). De plus, ils craignaient les autres, avec d’autant plus de virulence qu’ils les connaissaient mal. Enfin, les motifs économiques, qui existaient, étaient souvent secondaires, et ils se réduisaient généralement à la quête du butin et du tribut.

 

La première guerre punique, guerre de Sicile

 

Dans le cas de la première guerre punique, qui pourrait plus justement être appelée guerre de Sicile, les Romains voulaient surtout affaiblir les Carthaginois. Ils espéraient aussi s’imposer en Méditerranée, car la Sicile permet de contrôler le passage entre les deux bassins de cette mer et entre l’Europe et l’Afrique. Enfin, cette île était riche : les Grecs qui s’y étaient installés y avaient entreposé de nombreux trésors artistiques et elle produisait du blé.

Leur agressivité n’était pourtant pas sans torturer les consciences des sénateurs. En effet, le droit et la religion (le ius fetiale, droit élaboré par un collège de prêtres, les fétiaux,) leur interdisaient l’offensive ; ils ne pouvaient combattre que de manière défensive. Mais il ne faut pas être naïf : ils savaient trouver des arrangements avec le ciel. Il leur fallait donc un prétexte. Des mercenaires, les Mamertins, étaient en conflit avec leur employeur, le roi de Syracuse Hiéron. Le Sénat se rappela opportunément que ces soldats venaient de Campanie, en Italie, et qu’il devait protection à tous les Italiens. La morale était sauve et des légions purent débarquer près de Messine sans redouter la colère des dieux.

Quant aux rapports de forces, il est difficile de les mesurer en raison des lacunes de la documentation.

La Sicile était partagée en deux parties. L’Est était surtout grec, dominé par Hiéron, roi de Syracuse. L’Ouest, au contraire, avait été punicisé (Palerme, Marsala, Trapani). Rappelons que le mot “Puniques” désigne tous les Phéniciens d’Occident, qui sont souvent appelés Carthaginois parce que la cité de Didon était devenue la métropole de toutes leurs villes.

Du côté de Rome, se trouvait un État étonnant, le seul qui ait fait choix d’un régime aristocratique, sans avoir éprouvé même la tentation de la démocratie : une exception en Méditerranée. Son potentiel démographique lui donnait un avantage énorme, grâce à l’étendue du territoire dominé (toute la partie péninsulaire de l’Italie actuelle) et grâce à une politique de diffusion de la citoyenneté sans exemple. Tout vaincu pouvait, s’il acceptait de se romaniser, devenir citoyen et donc légionnaire. En 338, après une guerre longue et dure contre les Latins, tous les vaincus purent devenir Romains. Le même sort échut aux Italiens après 264.

La légion était une unité également sans exemple : les soldats étaient choisis avec soin et répartis sur trois rangs, les deux premiers se remplaçant au combat aux premiers signes de fatigue. Le plus efficace tenait sans doute à la psychologie collective. Les Romains avaient élaboré une conception de la guerre originale, ce qu’on appelle de nos jours le ius ad bellum, expression inconnue des Anciens et inventée par les Modernes. Aussi étonnant que le fait puisse paraître, ce peuple de conquérants considérait que la guerre était un mal et la paix un bien. Mais, une fois que le conflit était engagé, il ne pouvait pas être arrêté avant la victoire, qui était donnée aux Romains en récompense de leur religiosité ; ces derniers, en effet, affirmaient hautement qu’ils formaient le peuple le plus pieux du monde.

 

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Terre et mer

 

Le plus étonnant vient de la mer. Polybe assure qu’en 264 les Romains ne connaissaient rien à cet élément. « Vous n’oseriez même pas vous y laver les mains », leur aurait dit un Carthaginois. Alors, un miracle aurait mis entre leurs mains un navire punique, qui aurait été désossé, puis recopié en autant d’exemplaires qu’il était nécessaire pour faire une flotte. Mais, en histoire, les miracles n’existent pas. Polybe, prisonnier dans la Ville, a inventé une ignorance qui n’existait pas pour accroître les mérites de ses maîtres. En fait, les Romains avaient une marine militaire depuis longtemps. Ils s’appuyaient sur les alliés appelés socii navales, surtout des Grecs du Sud de l’Italie, qui fournissaient bateaux et marins. Ils avaient truffé l’Italie de colonies maritimes, avec le même avantage, sauf que les habitants étaient des citoyens romains. La flotte était placée depuis 311 sous les ordres d’amiraux, les duoviri navales, et elle bénéficiait des services de commissaires aux comptes, les quaestores classici, créés en 267.

Du côté de Carthage, la situation était moins brillante. La vie politique était agitée par un conflit plus ou moins larvé entre aristocrates et démocrates. Et tous considéraient la guerre comme une affaire économique : elle durait aussi longtemps qu’elle rapportait ; elle cessait dès que l’entreprise fonctionnait à perte.

Comme la vie politique, l’armée devait beaucoup aux Grecs. Les soldats combattaient en phalange : ils étaient alignés en une masse compacte, moins maniable que la légion romaine. Leurs meilleurs éléments étaient l’infanterie lourde libyque, venue des campagnes de l’Afrique, et la cavalerie numide, fournie par des rois alliés… aussi longtemps qu’ils restaient alliés.

Quant aux Carthaginois proprement dits, ils ont été mal décrits par les auteurs anciens et mal compris par les modernes. D’une part, ils se sont conduits comme de hardis navigateurs ; mais ils étaient des marins de commerce, pas de guerre. D’autre part, comme ils ont utilisé des mercenaires, ils ont été sujets à des accusations de lâcheté infondées. En réalité, ils n’étaient pas les seuls à utiliser des soldats salariés, et plusieurs d’entre eux ont montré beaucoup de courage. Le problème était ailleurs que dans la psychologie ; il faut en chercher la solution dans la démographie. Leur territoire était restreint, correspondant au quart nord-est de la Tunisie actuelle, et ils avaient pratiqué une politique de citoyenneté bien plus restrictive que celle qui était en honneur à Rome. Ne trouvant pas assez de compatriotes à recruter, ils étaient contraints de faire appel à des étrangers.

Les événements ne peuvent pas être schématisés, et les combats sur mer et sur terre furent imbriqués. Toutefois, la première guerre punique fut assez largement la seule guerre navale de l’Antiquité romaine.

De 264 à 256, l’élément marin l’emporta. Les Romains traversèrent le détroit de Messine et ils réussirent un débarquement en Sicile. Ils assiégèrent la ville d’Agrigente, puis ils remportèrent deux grandes victoires sur l’eau, à Myles (260) puis à Ecnome (256).

De 255 à 241, les combats sur mer et sur terre furent plus équilibrés. Les légions de Regulus débarquèrent en Afrique, furent battues en 255 près de Tunis par un chef de mercenaires, le Grec Xanthippe. Les Romains prirent leur revanche sur mer, au large du cap Hermes (cap Bon), où 114 bateaux carthaginois furent coulés ; curieusement, cette bataille a été oubliée par les historiens, anciens et modernes. Un destin contraire aux Romains leur causa une défaite sur mer à Drépane (249) et des difficultés sur terre quand un excellent général punique, Hamilcar, fut envoyé en Sicile. Mais en 241, une escadre romaine remporta la pseudo-bataille des îles Ægates. En fait, ce fut une embuscade sur mer contre un convoi de logistique.

Le Sénat carthaginois, estimant que les pertes excédaient les gains, demanda un armistice. Le traité qui suivit chassa les Puniques de Sicile et des autres îles de la Méditerranée occidentale. La partie ouest de la Sicile (et pas toute la Sicile, comme on le dit souvent) devint la première province romaine. Peu de temps après, profitant d’une révolte des mercenaires contre Carthage, les Romains ajoutèrent la Sardaigne à leur domaine.

 

La seconde guerre punique, guerre d’Hannibal (218-201 av. J.-C.)

 

La deuxième guerre punique est connue sous le nom de guerre d’Hannibal. Elle eut deux enjeux, la survie de l’une des deux parties, et le contrôle de la Méditerranée occidentale. Elle fut voulue par le chef punique, qui aurait prêté à son père Hamilcar le serment de toujours combattre les Romains et qui souhaitait de toute façon détruire leur domination. Mais il n’est pas sûr que ses ennemis en aient été désolés ; ce furent eux, d’ailleurs, qui déclarèrent la guerre de manière formelle.

L’équilibre des forces n’avait guère changé ; les Carthaginois avaient certes abandonné les îles, mais Hamilcar avait compensé cette perte en créant un État carthaginois dans le sud de l’Espagne. Cette fois, des chiffres sont disponibles. En 218, Hannibal commandait 102 000 hommes, alors que les Romains pouvaient mobiliser 500 000 fantassins et 50 000 cavaliers. Il faut savoir que les batailles de cette époque mettaient en jeu rarement plus de 50 000 soldats de chaque côté.

Comme pour le conflit précédent, les Romains fabriquèrent un prétexte : Hannibal assiégeait la ville espagnole de Sagonte qui était leur alliée. Mais il est temps de parler d’Hannibal. Ce personnage, très hellénisé et très intelligent, était soutenu par les partisans de la démocratie ; on dirait de nos jours qu’il était un « populiste ». Et, à lui seul, il valait plusieurs légions : il avait un génie du stratagème qui surprenait ses ennemis à chaque fois, car, pour eux, le recours à l’astuce était contraire à l’éthique.

Hannibal mena un Blitzkrieg. Il traversa l’Espagne, le Sud de la Gaule, le Rhône et les Alpes. Mais, arrivé en Italie, il ne lui restait que 26 000 soldats. Il avait compté remporter la victoire grâce à un soulèvement contre Rome des Gaulois de la plaine du Pô et de tous les Italiens ; ils ne bougèrent pas. Les Gaulois s’observaient les uns les autres ; les Italiens se sentaient plus proches des Romains que des Carthaginois. Et tous redoutaient les légions. Sa stratégie fut handicapée par cet échec du renseignement.

Une difficulté supplémentaire a souvent été oubliée : les Romains étaient maîtres de la mer. Quand une de leurs escadres apparaissait, les Puniques fuyaient. Hannibal n’en remporta pas moins ses « quatre glorieuses » : le Tessin, la Trébie (218), le Trasimène (217) et surtout Cannes (216), qui reste un modèle de bataille d’anéantissement, encore étudié à West Point.

Après Cannes, le Sénat fut admirable et il organisa une excellente contre-stratégie, mettant en jeu des généraux exceptionnels et des hommes innombrables ; il entreprit d’attaquer sur plusieurs fronts.

Les Scipion, puis le fils de l’un d’eux, le futur Africain, attaquèrent en Espagne. Les légions prirent Carthagène, vainquirent leurs ennemis à Baecula (209) et Ilipa (206). Dans le Sud de l’Italie, où Hannibal avait créé un État, Fabius imposa, non sans difficulté, le recours à la guérilla. Au Métaure (206), des renforts conduits par le frère d’Hannibal, Hasdrubal, furent anéantis.

En Sicile, malgré Archimède, Marcellus réussit à prendre Syracuse que son roi, Hiéronymos, avait rangée dans le camp de Carthage (211).

Les Romains se divisèrent alors sur la stratégie à suivre lors d’élections au consulat. Fabius proposa de vaincre Hannibal en Italie puis de débarquer en Afrique ; Scipion, au contraire, conseilla de traverser tout de suite la Méditerranée. C’est ce dernier qui fut élu. Il obtint l’alliance de Massinissa, roi de Numidie, et il remporta deux victoires éclatantes, les Grandes Plaines (203) contre des généraux secondaires et Zama contre Hannibal (202).

Le traité de 201 ruina militairement Carthage, réduite au rang de simple cité, privée de son empire.

 

La troisième guerre punique, guerre d’anéantissement (148-146 av. J.-C.)

 

La cause de la troisième guerre punique reste difficile à trouver. Beaucoup d’explications ont été avancées, suscitées par le célèbre conseil de Caton : « Il faut détruire Carthage ». Finalement, c’est la peur d’un ennemi faible, mais mal connu, qui a sans doute le plus joué ; les sénateurs s’étaient exagérés sa force économique et militaire.

Les consuls débarquèrent sans encombre près d’Utique, et ils se conduisirent avec une hypocrisie confondante, formulant exigence sur exigence, prétendant toujours rechercher le bien de Carthage. Finalement, les aristocrates pacifistes furent balayés par le parti démocratique, qui voulait la guerre.

La stratégie mise en œuvre fut assez rudimentaire et le conflit se réduisit pratiquement au siège de la ville. Il y eut bien quelques affrontements en rase campagne, mais sans beaucoup de conséquences. Alors, les Carthaginois commirent un crime de guerre, en torturant sur le rempart, aux yeux de tous, des prisonniers, et en les précipitant à moitié morts dans le fossé.

Pendant les premiers combats, les consuls se montrèrent totalement inefficaces. Les Romains donnèrent alors l’autorité militaire à un jeune homme très doué, Scipion Émilien, petit-fils par adoption du Scipion qui avait mis Hannibal à genoux. Il progressa avec une grande prudence et autant d’efficacité. Les légionnaires pénétrèrent dans la ville par le point faible de la défense, le port de commerce. Ils s’installèrent d’abord sur un bloc de ciment qui avait été coulé à l’entrée. Les Carthaginois, avec beaucoup de courage, tentèrent de les déloger, en vain. Ils essayèrent un combat naval, également sans aucun succès : la marine romaine l’emportait depuis longtemps.

Puis, les légionnaires entrèrent en ville, et ils suivirent les trois grandes avenues qui conduisaient à la citadelle de Byrsa. Dans leur progression, ils tuaient tous les militaires et les civils qu’ils rencontraient : aucun n’en réchappa. Arrivés au pied de Byrsa, ils eurent la surprise de voir le général carthaginois abandonner les siens. Mais il restait des défenseurs, également la femme et les rejetons du traître, ainsi que des déserteurs et des transfuges. La Carthaginoise maudit son mari, puis elle s’immola avec ses enfants sur un bûcher. Les derniers défenseurs de la citadelle l’imitèrent. Scipion Émilien veilla à ce que tous les êtres vivants fussent tués et il fit organiser un incendie qui dura, dit-on, une semaine. Après quoi, le sol de Carthage fut voué aux dieux des Enfers.

Cette cruauté a étonné les commentateurs. Pourtant, elle était justifiée par une règle juridique : les Carthaginois, ayant commis un crime de guerre, devaient être punis. Ainsi s’explique, sinon la guerre, du moins la destruction de la ville.

En 146, il n’y eut donc ni armistice, ni traité. Le Sénat envoya une commission chargée de créer une province d’Afrique. Elle correspondait au quart nord-est de la Tunisie actuelle. Quelques villes puniques qui avaient abandonné Carthage pour Rome furent récompensées de leur attitude par l’octroi d’une autonomie interne assez large.

Les guerres puniques étaient terminées.

À propos de l’auteur
Yann Le Bohec

Yann Le Bohec

Yann Le Bohec est professeur émérite, Sorbonne Université. Auteur notamment de César chef de guerre (Tallandier, 2019).
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