Les indiennes, une histoire provençale.

13 février 2025

Temps de lecture : 8 minutes

Photo : Indienne "Le Grand Corail", musée du textile de Wesserling, Alsace, France

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Les indiennes, une histoire provençale.

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Les indiennes, ces toiles de coton imprimées venues d’Orient, ont conquis l’Europe dès le XVIIe siècle, transformant profondément la mode, l’économie et les savoir-faire artisanaux. Marseille, porte d’entrée de ces textiles en France, devient le berceau de l’indiennage, un art qui allie innovation technique et influences culturelles. Entre succès commercial, interdictions royales et contrebande, l’histoire des indiennes est aussi celle des évolutions industrielles et des échanges mondialisés. À travers leur héritage, encore visible dans les célèbres tissus provençaux, ces étoffes racontent un pan méconnu du patrimoine textile européen.

Alain Bogé

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’Europe s’enthousiasme pour des toiles de coton imprimées, appelées « indiennes ». Ces tissus aux motifs variés, venus d’Inde (d’où leur nom) et d’Orient, sont utilisés pour confectionner foulards, jupons, tabliers, chemises, ainsi que pour l’ameublement. Introduits en Occident par Marseille au XVIIe siècle, ces textiles exotiques marquent durablement la société, l’économie et la mode pendant près de deux siècles. Les indiennes séduisent toutes les couches sociales, des favorites royales comme Madame de Pompadour aux demoiselles de province, en passant par Joséphine de Beauharnais, qui en possédait une centaine. Leur popularité s’illustre même dans les arts, comme dans Le Bourgeois gentilhomme de Molière, où le personnage déclare : « Je me suis fait faire cette indienne-ci : mon tailleur m’a dit que les gens de qualité étaient comme cela le matin. » Le commerce des indiennes reflète l’intensité des échanges terrestres et maritimes entre l’Asie et l’Europe, au point de faire de ces « cotonnades » l’un des premiers produits véritablement mondialisés.

La diffusion des indiennes dans le sud de la France

Ce sont les Portugais qui introduisent les premières toiles peintes en Europe, appelées « pintados ». Dès le début du XVIIe siècle, d’autres nations européennes suivent leur exemple : les Hollandais (1597), les Anglais (1600), les Danois (1616), les Français (1664) et les Suédois (1731) établissent des comptoirs en Orient et mettent en place des compagnies commerciales pour approvisionner les marchés européens en tissus, épices, bois, céramiques et divers produits exotiques.

Les indiennes, originaires d’Inde, sont d’abord distribuées dans toute l’Europe par l’intermédiaire des grands ports, grâce aux réseaux établis par des compagnies telles que la Compagnie britannique des Indes orientales (East India Company, créée le 31 décembre 1600), la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (Vereenigde Oostindische Compagnie, ou VOC, créée en 1602), qui commence à expédier des tissus en quantités limitées dès les années 1630, et la Compagnie française des Indes orientales, fondée par Colbert le 27 août 1664. Ces tissus, connus sous les noms de calicots (en référence à Calicut, dans le Kerala, Inde) ou d’« indiennes », englobent en réalité une large variété de produits.

En parallèle, des routes terrestres issues de Perse et de l’Empire ottoman alimentent également la Méditerranée, notamment via Marseille, qui devient dès le XVIe siècle l’un des principaux centres d’importation de cotonnades en provenance des Indes, de Perse et, surtout, de l’Empire ottoman. Les indiennes exportées depuis cette région se divisent en deux grandes catégories : d’une part, des tissus importés d’Inde et de Perse, comme les mousselines, cambrésines et toiles blanches ; d’autre part, des toiles produites localement, souvent de qualité inférieure mais parfois imprimées, comme les toiles blanches ou indigo d’Alep.

Durant la première moitié du XVIIe siècle, des produits tels que les chafarcanis de Diyarbakir et les toiles bleues d’Alep sont particulièrement prisés et font l’objet d’un commerce florissant en Provence. À Marseille, les indiennes arrivent dès le XVIe siècle par les « Échelles du Levant », sous l’impulsion des rois portugais Henri le Navigateur et Jean II, marquant le début de la diffusion de ces précieuses cotonnades en Europe.

L’indiennage à Marseille et en Provence

Les indiennes entrent dans le royaume de France par le port de Marseille, véritable porte ouverte sur l’Orient. C’est dans cette ville qu’émerge, en 1648, l’indiennage, l’art d’imprimer des motifs colorés sur des tissus de coton. Marseille devient ainsi le premier centre européen d’indiennage, devançant Londres et Amsterdam d’environ trente ans. Idéalement située entre l’Italie et l’Espagne, et bénéficiant d’un accès au sillon rhodanien, Marseille occupe une position stratégique en Méditerranée, au croisement des principales routes maritimes.

Dès le milieu du XVIe siècle, Marseille file et tisse les cotons bruts importés des « Échelles du Levant ». À partir des années 1630, la ville ne se contente plus d’approvisionner le marché local : elle devient un centre névralgique pour la redistribution de cotonnades vers d’autres régions françaises, la péninsule ibérique et certaines régions d’Europe du Nord. Les toiles sont alors chargées dans des ports turcs comme Alexandrette (Iskenderum) et Smyrne (Izmir), qui offrent un accès direct à la Méditerranée.

C’est dans le milieu des graveurs sur bois et des cartiers que l’indiennage fait ses premiers pas à Marseille. En 1648, Benoît Ganteaume, maître cartier, s’associe avec Jacques Baville, maître graveur, pour imprimer des toiles de coton en provenance du Levant. Leur objectif est de produire localement des alternatives moins coûteuses aux indiennes importées d’Inde ou de Perse. Cependant, ces premières indiennes marseillaises, monocolores ou bicolores et peu résistantes au lavage, visent principalement un public populaire, incapable de se payer les véritables indiennes.

La mode des indiennes connaît un essor après la création de la Compagnie des Indes orientales par Colbert en 1664. La production s’améliore également avec l’arrivée, en 1669, de graveurs et peintres arméniens. Cette même année, Colbert affranchit le port de Marseille, facilitant davantage les importations. D’autres centres d’indiennage voient le jour en Provence : Avignon (1677), Nîmes (1678), Arles (1683) et Aix-en-Provence (1760).

Marseille reste néanmoins au cœur de cette industrie, notamment grâce à des entrepreneurs comme Jean Rodolphe Wetter. En 1744, cet industriel suisse obtient le privilège d’établir une grande manufacture dans la vallée de l’Huveaune, à Saint-Marcel, sur un terrain appartenant au marquis de Forbin. Employant jusqu’à 700 personnes et dotée de 36 tables d’impression, cette manufacture illustre l’essor de l’indiennage provençal au XVIIIe siècle. Après une faillite en 1755, Wetter déplace son activité à Orange, où il emploie 500 ouvriers, dont 4 dessinateurs et 14 graveurs, en 1762. À son apogée, Marseille comptait une quinzaine d’ateliers d’indiennage, produisant environ 100 000 pièces par an en 1754, marquant ainsi l’importance de cette industrie dans l’économie régionale et nationale.

La colonie arménienne à Marseille

Pour fidéliser leur clientèle, les indienneurs marseillais doivent améliorer la qualité de leur production. Dès 1672, avec le soutien de Colbert, une colonie de négociants et de techniciens arméniens de l’Empire ottoman, renommés pour leur expertise dans l’impression des toiles de coton, est invitée à s’installer à Marseille. Ces artisans, principalement des Choffelins originaires de la Nouvelle-Djoulfa, une banlieue d’Ispahan (capitale de la Perse safavide au XVIIe siècle), contribuent de manière décisive à l’essor de l’indiennage marseillais.

Grâce à leur savoir-faire, la qualité des indiennes progresse considérablement : ces tissus deviennent capables de résister au lavage sans se déformer ni voir leurs couleurs altérées. Leur solidité et leur esthétique favorisent leur adaptation à des usages variés, notamment pour le matelassage, annonçant ainsi les célèbres tissus provençaux du type boutis.

Marseille s’impose alors comme un carrefour stratégique, reliant les « Échelles du Levant » aux marchés du nord de l’Europe dans le commerce des indiennes. Entre 1648 et 1669, plus d’une dizaine d’indienneurs marseillais imitent les chafarcanis importés du Levant, démontrant leur maîtrise croissante des « secrets » de fabrication. Ce savoir-faire local, associé à des réseaux d’entrepreneurs solidement établis, fait de Marseille un acteur majeur dans la diffusion des indiennes en Europe.

La prohibition

Les toiles peintes ou imprimées, très populaires, exercent une concurrence sévère sur les industries traditionnelles, en particulier sur les productions de luxe en laine et en soie. Dès 1681, les protestations des soyeux et des lainiers s’intensifient, notamment à Lyon, où plusieurs ateliers doivent fermer face à cette rivalité. Une crise économique aggrave la situation, et en octobre 1686, Louvois persuade Louis XIV d’émettre un arrêt de prohibition visant les toiles peintes importées des Indes ou fabriquées localement. Cette mesure vise à protéger les grandes industries textiles françaises, comme celles du lin, de la soie et de la laine. Cette interdiction ne sera levée qu’en 1759, grâce à l’impulsion de Trudaine.

Malgré l’interdiction, la popularité de ces produits engendre une forte contrebande. Marseille tente d’y résister, mais un édit de 1689 rappelle la ville à l’ordre : les planches d’impression des fabriques marseillaises sont détruites publiquement. Nombre d’indienneurs marseillais se réfugient alors à Avignon, territoire papal non soumis à l’édit royal. En 1703, Marseille obtient toutefois l’autorisation d’importer et de fabriquer des indiennes, à condition qu’elles soient exclusivement destinées à l’exportation. Le port devient alors un centre névralgique de production, notamment grâce à l’importation des matières premières comme les toiles brutes. Cependant, une partie de cette production alimente la contrebande en Provence et dans d’autres régions du royaume.

Cette période de prohibition voit également une délocalisation progressive des activités d’indiennage marseillais vers d’autres régions de Provence, puis vers l’ensemble du territoire. La production nationale commence ainsi à remplacer peu à peu les importations indiennes. Néanmoins, une contrebande florissante persiste, notamment via les frontières terrestres (Franche-Comté, Dauphiné, Languedoc) et les ports de Lorient, Nantes, Dunkerque et Marseille.

L’industrie naissante des toiles imprimées, à Marseille mais aussi dans le Comtat Venaissin, le Dauphiné, le Vivarais, le Languedoc, le Poitou, Paris et la Normandie, subit un coup dur. Elle est privée, du jour au lendemain, de moyens techniques et humains pour se développer, en raison de la révocation de l’édit de Nantes en 1685 et de la décision de Louvois l’année suivante. Les huguenots, nombreux dans le secteur textile, fuient massivement le pays pour s’établir en Suisse, en Hollande et en Angleterre, où ils fondent de nouvelles indienneries, contribuant ainsi à la prospérité de ces régions aux dépens de la France.

Techniques, dessins et financements

De nouvelles techniques, comme le mordançage, font leur apparition et transforment la production des indiennes. Le mordançage consiste à préparer le tissu en l’imprégnant de « mordants », des sels métalliques qui fixent durablement les colorants dans la fibre lors de la teinture. Parmi ces colorants à mordants figurent la gaude pour les jaunes, ainsi que la garance, le kermès et la cochenille pour les rouges.

En matière de motifs, les manufactures emploient leurs propres dessinateurs et sollicitent également des artistes lyonnais spécialisés dans les dessins pour la soie. Les motifs floraux stylisés, tels que les « bonnes herbes » ou les fonds « ramoneurs », s’inspirent directement des premières toiles venues des Indes et du Levant un siècle plus tôt.

L’indiennage nécessite un capital croissant, lié à l’évolution des techniques et de l’organisation de la production. À la fin du XVIIIe siècle, les manufactures d’indiennes amorcent déjà la transition vers un modèle industriel. Les investissements en capitaux deviennent de plus en plus importants, donnant naissance à des sociétés par actions. Jusqu’aux années 1760, l’impression des toiles se fait exclusivement à l’aide de planches de bois gravées. Le matériel technique des entreprises se compose alors de planches gravées, de tables d’impression, d’appareils de teinture, de cuves, de chaudières, de calandres et de satinages.

À partir des années 1770, l’introduction des planches de cuivre, plus coûteuses mais offrant une meilleure précision, accroît légèrement le capital technique. Cependant, c’est la mécanisation qui transforme véritablement le secteur : la première machine à imprimer au rouleau, introduite en France en 1797 par la manufacture Oberkampf, marque un tournant. L’impression mécanique se développe à la fin du XVIIIe siècle en Angleterre, avant de s’étendre au continent au début du XIXe siècle.

Avec la mécanisation et la première révolution industrielle, les traits artisanaux de l’indiennage s’estompent progressivement, concurrencés par les productions anglaises. L’historien Serge Chassagne distingue deux grandes périodes : de 1760 à 1785, les proto-fabriques dominent, tandis que de 1785 à 1815, les producteurs s’équipent de machines et de métiers à tisser anglais, amorçant une production véritablement industrielle.

Aujourd’hui, les imprimés provençaux, héritiers des indiennes, se distinguent par leurs couleurs vives et leurs motifs floraux caractéristiques. Bien qu’ils soient rarement fabriqués en Provence, ces tissus restent un élément emblématique du patrimoine et de la culture provençale, témoins d’une tradition séculaire.

Pour aller plus loin :

Raveux Olivier, « À la façon du Levant et de Perse » : Marseille et la naissance de l’indiennage européen (1648-1689) », Rives nord-méditerranéennes. 2022 http://journals.openedition.org/rives/1303

Raveux Olivier, « Entre réseau communautaire intercontinental  et intégration locale : la colonie marseillaise des marchands arméniens de la Nouvelle-Djoulfa (Ispahan), 1669-1695 », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 2012 (n° 59-1), p. 83-102. https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2012-1-page-83.htm

Raveux Olivier. « Jean-Rodolphe Wetter, manufacturier d’indiennes à Marseille et Orange au XVIIIe siècle ». 2021. https://amu.hal.science/hal-03158691/document

Raveux Olivier « Espaces et technologie dans la France méridionale de l’Ancien Régime : l’exemple de l’indiennage marseillais (1648-1793) ».

https://www.persee.fr/doc/anami_0003-4398_2004_num_116_246_2837

Caspard Pierre. « L’accumulation du capital dans l’indiennage au XVIIIe siècle ». In: Revue du Nord, tome 61, n°240, janvier-mars 1979. pp. 115-125

Bourrilly Victor-Louis. « La contrebande des toiles peintes en Provence au XVIIIe siècle ». In: Annales du Midi : revue archéologique, historique et philologique de la France méridionale, Tome 26, N°101, 1914. pp. 52-75.

Chassagne Serge « Le coton et ses patrons 1760-1840 » Ed. de l’EHESS 1991.

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À propos de l’auteur
Alain Bogé

Alain Bogé

Enseignant en Géopolitique et Relations Internationales. HEIP Hautes Etudes Internationales et Politiques - Lyon. Czech University of Life Sciences-Dpt Economy - Prag (Czech Republic). Burgundy School of Business-BSB - Dijon-Lyon. European Business School-EBS - Paris.

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