Un petit ouvrage atypique, mais révélateur de certains travers humains qui n’épargnent pas même les intellectuels, eux que d’aucuns pourraient pourtant imaginer être moins concernés par le phénomène dont il est question.
Carlo M. Cipolla, Les lois fondamentales de la stupidité humaine, Puf, avril 2012, 72 pages.
Ce petit ouvrage pourrait être considéré comme amusant si le sujet abordé n’était pas des plus sérieux.
Il est vrai que le sujet de la bêtise représente une source intarissable d’observations nombreuses et multiples au quotidien. Et il est hélas aisé de montrer à quel point elle mine le monde par les conséquences souvent terribles qu’elle entraîne.
Selon l’auteur, ces constats accablants ne refléteraient que des lois naturelles valables depuis l’origine des temps. Des lois éventuellement bonnes à connaître si on espère pouvoir agir un tant soit peu sur leur caractère inéluctable.
Un terrible constat
Ce pamphlet publié pour la première fois en 1976, et qui a été traduit depuis en plusieurs langues, est bien évidemment écrit dans un style plein d’humour et d’ironie. Néanmoins, le sujet est sérieux. Il l’est d’autant plus que, comme nous l’évoquions en préambule, les intellectuels ont à la fois cette réputation et cette propension à laisser penser qu’ils sont naturellement au-dessus de cette faiblesse bien humaine qu’on penserait réservée aux âmes simples et peu évoluées. Grossière erreur, comme nous pouvons l’entrevoir à travers des analyses en révélant les mécanismes bien identifiés.
L’auteur met ainsi en scène une série de lois, valables depuis l’aube de l’humanité, qui révèlent à la fois l’ampleur du phénomène (« toute estimation chiffrée serait en deçà de la réalité », écrit-il) et son inscription dans la nature, non dans la culture, mettant en exergue que les hommes ne sont pas égaux. Ainsi, alors que d’aucuns pourraient s’attendre à ce que la pauvreté ou le manque d’instruction puissent venir expliquer un pourcentage élevé de gens stupides, pas du tout, affirme Carlo M. Cipolla :
« (…) En abordant les échelons supérieurs de la hiérarchie sociale, j’ai pu observer le même pourcentage parmi les cols blancs et les étudiants. Plus impressionnant encore était le résultat parmi les professeurs. Que l’université soit grande ou petite, prestigieuse ou obscure, j’ai constaté que la même fraction α des enseignants y étaient stupides. Cela m’a tellement étonné que j’ai veillé à étendre mes recherches à un groupe spécialement choisi, une authentique élite : les lauréats de prix Nobel. Le résultat a confirmé la puissance suprême de la Nature : une fraction α des prix Nobel est stupide ».
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Laszlo Krasznahorkai, lauréat du prix Nobel de littérature, est accueilli par Mats Malm, secrétaire permanent de l’Académie suédoise, après sa conférence de réception du prix Nobel à Stockholm, en Suède, le dimanche 7 décembre 2025. (Claudio Bresciani/TT News Agency via AP) © SIPA
Un fort pouvoir de nuisance
L’humanité serait ainsi divisée en quatre catégories, selon un schéma à deux axes opposés que présente l’auteur, entre les crétins, les gens intelligents, les bandits et les êtres stupides. À cette dernière catégorie appartiennent ceux qui, par leurs actions, entraînent une perte aussi bien pour les autres individus que pour eux-mêmes, ou en tous les cas qui n’en tirent aucun bénéfice. Surtout, ils se distinguent par leur propension à être réguliers en la matière, tandis que, pour d’autres, ce type d’attitude peut de révéler occasionnel.
Là où le bât blesse, c’est lorsque ces individus stupides ont un très fort pouvoir de nuisance lié à leur position dans la société.
« Parmi les bureaucrates, les généraux, les hommes politiques et les chefs d’État, on trouve sans peine de superbes exemples d’individus fondamentalement stupides dont la faculté de nuire est ou a été rendue beaucoup plus redoutable par la position de pouvoir qu’ils occupent ou occupaient. (…) Les créatures essentiellement stupides sont dangereuses et redoutables parce que les individus raisonnables ont du mal à imaginer et à comprendre les comportements déraisonnables ».
Le bandit peut ainsi être perçu comme rationnel (par exemple, un voleur qui agit en escomptant un gain de son action). On peut tout à fait comprendre et donc anticiper ses méfaits. En revanche, un individu qui agit sans aucun avantage pour lui, de manière irrationnelle et improbable, est imprévisible. Il nous prend au dépourvu et nous ne pouvons organiser aucune défense rationnelle face à lui. Il est, en définitive, bien plus dangereux qu’un bandit.
Si l’on extrapole ces observations à l’échelle de la société, l’auteur observe que – la proportion de stupides étant en moyenne relativement constante dans le temps et dans l’espace – les sociétés sur le déclin sont celles où les autres individus laissent plus facilement les stupides être plus actifs et accomplir plus d’actions.
En guise de conclusion
Il est dommage que l’auteur n’aille pas plus loin et ne développe pas ses idées à travers des exemples plus précis. On pense notamment à ce que nous ont appris des auteurs aussi prestigieux que Karl Popper, Jean-François Revel, Raymond Aron, Alfred Sauvy, La Boétie, Gustave Le Bon parmi d’autres, sans oublier notre époque où sévit à notre détriment à tous la tyrannie du divertissement, pour paraphraser Olivier Babeau.
L’auteur conclut cependant ainsi :
« Que l’on envisage l’Antiquité, le Moyen Âge, les temps modernes ou l’époque contemporaine, on est frappé de constater que tout pays sur la pente ascendante a son inévitable fraction α d’individus stupides. Les pays en plein essor comptent aussi un très fort pourcentage de gens intelligents qui réussissent à tenir en respect la fraction α et en même temps à garantir le progrès en produisant assez de gains pour eux-mêmes et pour les autres membres de la communauté.
Dans un pays à pente descendante, la fraction d’êtres stupides reste égale à α ; cependant, dans le reste de la population, on remarque parmi ceux qui détiennent le pouvoir une prolifération inquiétante de bandits à tendance stupide et, parmi ceux qui ne sont pas au pouvoir, une augmentation tout aussi inquiétante du nombre de crétins. Ce changement dans la composition de la population non stupide renforce inévitablement la puissance destructrice de la fraction α, et le déclin devient inéluctable. Et c’est le chienlit ».
Ce petit pamphlet revêt un caractère intemporel. À ce titre, il nous permet de méditer, par exemple, sur la situation actuelle de notre pays… Où nous situons-nous ? Qu’en déduire ? Comment nous prémunir contre les décisions stupides ou absurdes ? Parmi les esprits brillants qui font entendre puissamment leur voix dans notre pays, et qui, parfois ou souvent influencent nos décideurs, quels sont ceux qui sauront nous mener au-delà de la catastrophe ?
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