Les Loups gris : une forte influence en Europe

3 novembre 2020

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Les Loups gris : une forte influence en Europe

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Organisation armée créée dans les années 1930 pour défendre le nationalisme turc, les Loup gris n’ont cessé d’évoluer pour devenir une organisation criminelle. Officiellement connue comme « Foyer idéaliste » ils ont été utilisés par les gouvernements turcs dans la lutte contre le communisme et les mouvements séparatistes. Fidèle à leur idéologie d’origine, ils ont su évoluer pour s’adapter aux évolutions de la Turquie et de ses projets expansionnistes. Désormais implantés en Europe grâce à leurs réseaux et à la diaspora turque, les loups gris jouent un rôle de premier ordre comme levier de la puissance turque.

 

Kémalistes ou Pantouraniens, les Turcs patriotes admirent l’immense empire ottoman, qui dura six siècles (de 1300 à 1923 a.d.) et à son apogée (XVIe siècle), s’étendait du cœur de l’Autriche au golfe persique, de l’Algérie à l’Azerbaïdjan, de l’Ukraine au Yémen. Cette mouvance patriotique-nationaliste turque a pour principe politique directeur la synthèse turco-islamique, ordre national-religieux à l’esprit plutôt proche du national-catholicisme du général Franco ou du Dr. Salazar. Un ordre national à la conquérante volonté de puissance ; ambition géopolitique « tricontinentale » au carrefour Europe-Asie-Afrique, vouée à s’imposer à l’ordre mondial futur – quand celui-ci émergera. Une volonté de conquête qui n’est pas que politique : ses ambitions sont grandes, aussi, dans le champ militaire, commercial, industriel, agricole, etc.[1]

Une ambition religieuse enfin – inspirant toute l’action internationale de R. T. Erdogan : un jour peut-être, le retour du califat sunnite à Istanbul. Au service de cet idéal unificateur, l’outil majeur de la synthèse turco-islamique est la considérable armée turque, refondue après le putsch raté de la mi-juillet 2016 [2]. Signal clair et première historique en février 2017 : Hulusi Akar, chef d’état-major de l’armée turque, prie à La Mecque avec R. T. Erdogan. Une armée islamique ? Non, car alors même qu’elle devient le « foyer du prophète », l’un de ses chefs les plus ardemment nationalistes, le colonel des forces spéciales Mustafa Levent Goktas, y joue un rôle toujours plus éminent ; l’icône Kemal Atatürk, jadis délaissée par R. T. Erdogan, étant désormais portée au pinacle. Amusé, un ami haut-fonctionnaire turc de l’auteur observe ainsi voici peu que, dans les meetings de R. T. Erdogan, l’obligé portrait de Kemal Atatürk double de taille chaque année depuis 2017.

 

Erdogan : de l’islam militant à la synthèse turco-islamique

 

Arrivant au pouvoir en 2002, l’AKP (alors allié à la puissante confrérie religieuse de Fetullah Gülen) veut dompter l’armée, craignant un nouveau coup d’État laïc. En 2007 la « découverte » du providentiel complot Ergenekon (vallée d’Asie centrale, berceau mythique du peuple turc) attribue les crimes impunis de « l’État profond », assassinats, disparitions, attentats-provocations, etc., à un complot de chefs militaires, alors jetés par dizaines en prison. Comme entité politique, l’armée turque est décapitée.

Mais quand explose l’alliance AKP-Gülenistes, Erdogan opère un incroyable renversement d’alliance vers l’armée, les nationalistes pantouraniens – et les mafieux de cette mouvance [3]. Erdogan « découvre » alors que les procès Ergenekon étaient truqués, et les juges impliqués, agents de Gülen. On libère donc ces hauts gradés détenus, qui récupèrent peu à peu des postes stratégiques.

Dans le domaine politico-activiste, le parti AKP déclinant après la purge de ses nombreux éléments pro Fetullah Gülen [4], une autre force politique turque concourt au projet turco-islamique : le Parti de l’action nationale (MHP) [5], allié politique indocile mais utile au parlement – et au-delà, comme indiqué ci-après. Au point que le MHP est parfois appelé la « roue de secours » de R. T. Erdogan. Ce MHP a deux originalités, tour à tour envisagées ci-après : une histoire singulière, mal connue en Europe ; et un massif et durable « cousinage » criminel, de par ses troupes de choc et mouvement de jeunesse, les Loups gris (Bozkurtlar en turc).

 

Origine et histoire des Loups gris – MHP

 

La doctrine des Loups gris provient surtout de l’œuvre de Hüseyin Nihal Atsiz, écrivain, poète, historien (1905-1975), père du nationalisme panturc moderne (« Touranisme », rassemblant tous les Turcs en une seule patrie) conçu dans les années 1930-1940 [6]. Atsiz a notamment écrit un roman historique connu en Turquie, La mort des loups gris. Pour Atsiz, nation turque et race turque ne font qu’un (Türk Irki = Türk Milleti). Fixées en Anatolie, les tribus jadis nomades de Turan-Altay fondent leur culture sur la trinité sang-race-guerre. Ainsi, un vrai Turc a pour idéal (Ülku) sa foi en la race turque, dans le touranisme et dans le militarisme[7].

En 1965, le colonel « Alparslan Türkes » (1917-1997), Turc chypriote dont le nom de guerre est celui d’un empereur Seldjoukide, fonde le Parti de l’Action Nationale, doté en 1971 d’une filiale juvénile, les « Foyers des Idéalistes », inspirée par Atsiz (Loups gris, Ülkücü Ocaklari). Point doctrinal majeur, la religion sépare cependant le maître Atsiz de l’élève Türkes. Séduit par le shamanisme touranien originel, Atsiz est hostile à l’islam, « religion arabe ». Plus politique, Türkes prône la synthèse turco-islamique, fusion de l’islam ottoman et du touranisme : « le Coran est notre guide, le Touran notre but ». Vers 1973, les deux hommes rompent ; Türkes boude même les obsèques de son mentor, en 1975.

À l’époque, la Turquie sombre dans une quasi-guerre civile ; des grou­pes turcs et kurdes type Brigades rouges [8] terrorisent le pays. Or, durant la Guerre froide, les pays menacés de l’OTAN (en première ligne, la Turquie ; à fort parti communiste, l’Italie, etc.) créent des réseaux clandestins pour lancer la résistance armée en cas d’invasion du pacte de Varsovie (Stay behind networks). L’état-major général de l’armée turque compte ainsi une direction « opérations spéciales » (Özel Harp Dairesi, ÖHD) qui, d’elle-même ou avec l’appui des États-Unis, décide d’éliminer ces terroristes. Pour les éliminer des universités, où la police pé­nètre mal, les services secrets et l’armée suscitent des équipes spéciales de Loups gris qui lancent une sanglante stratégie de la tension[9] ; d’où, en septembre 1980, le coup d’État du général Kenan Evren. Le chef (reis) des commandos « idéalistes » est alors Abdallah Catli, N°2 des Loups gris [10].

Un « gang d’États » est ensuite formé en 1982 pour riposter par la terreur à l’Armée secrète arménienne pour la Libération de l’Arménie. En Europe sous couverture, un cadre du MIT charge le Loup gris Gengiz Cömert de créer un commando pour frapper l’Asala [11]. Figurent dans ce gang d’États : Abdallah Catli (dit « Mehmet Sarol »), Oral Celik, Mehmet Sener, Ramiz Ongun, Enver Tortas, Tevfik Agansoy, Bedri Ates, Rifat Yildirim, Türkmen Onur et Üzeyir Bayrakli. Équipé par le MIT en explosifs et armes à feu, ce gang « idéaliste » plastique notamment le monument aux victimes du génocide arménien, à Alfortville (94), en mai 1984.

Haut dirigeant de la police turque, ex-directeur de l’académie de police d’Istanbul, Hüseyin Kocadag recrute aussi des Loups gris pour combattre le PKK [12]. Il crée en 1985 des « unités spéciales » répondant à la direction générale de la police, encore renforcées sous la Premier ministre Tansu Ciller. La Gendarmerie nationale turque forme aussi une secrète unité de renseignement antiterroriste (dont les chefs sont anonymes), la JITEM (« Jandarma Istihbarat ve Terorle Mucadele »), utilisant des bandits pour des opérations de renseignement ou d’élimination.

Dans la décennie 1985-1996, s’instaure ainsi en Turquie ce que les médias nomment État profond, symbiose de politiciens turcs, dirigeants de divers services et gangs « idéalistes » passés au crime organisé [13]. Et la gangrène déborde la Turquie : dès 2001, une étude du renseignement néerlandais établit que les Loups gris ont en Europe, au Caucase et en Asie centrale turcophone [14], un réseau « culturel » ou « sportif »[15] voué au racket, au trafic d’êtres humains (mariages blancs, etc.), aux escroqueries et détournements de subventions, à l’infiltration de partis politiques, commettant couramment homicides et enlèvements.

 

A lire aussi : Les ambitions impériales de la Turquie

 

« Foyer des idéalistes » ou repaire de bandits ?

 

Pour éliminer des militants gauchistes, arméniens, kurdes, etc., les services spéciaux turcs civils ou militaires ont recruté de jeunes « idéalistes » ayant bien sûr reçu de faux documents d’identité, coupe-file et sauf-conduits, pour passer tout barrage ou frontière. Or ces peu idéalistes tueurs à gages voient vite qu’ils peuvent désormais franchir ces barrages et frontières avec de la drogue, des armes illicites ou des biens de contrebande. Résultat : vingt ans plus tard, les principaux chefs de la mafia turque sont d’ex-Loups gris issus des « Foyers des Idéalistes ».

– Ex-Loup Gris et parrain mafieux, fan du président Erdogan, Alaatin Cakici. Lourdement condamné, il est amnistié au printemps 2020 « pour raisons sanitaires », du fait du COVID 19. Un ami « courageux et intrépide » dit le chef du MHP, qui s’en réjouit.

– Autre parrain, Sedat Peker, ex-chef Loup gris admirateur de Erdogan. Dès 2015, tous deux sont photographiés ensemble, lors d’une réception privée. En mars 2016, lors d’un gala, Peker fait « un don généreux à un « centre pour handicapés », sous l’œil ému du Premier ministre turc d’alors, Ahmet Davutoglu et de son épouse. Toujours en 2016, Sedat Peker propose que l’AKP et le MHP « forment un groupe de travail commun contre le terrorisme ». En 2020, Sedat Peker vit libre, entre la Turquie et le Monténégro.

Hormis ces deux individus, la plupart des récents « parrains » turcs sont issus du courant MHP-Loups-Gris ; une sorte de symbiose existant, dans cette mouvance, entre activités politiques, économico-financières, sportives (clubs de football, notamment) et carrément criminelles. Ce, de la Turquie jusqu’à certains pays de l’Asie centrale turcophone et de l’Union européenne, Pays-Bas et Allemagne, notamment.

 

[1] Cette évocation de l’ambition géopolitique turque fournit un cadre à cette étude, sans en être le thème majeur. Pour en savoir plus, lire l’excellent numéro Turquie de la revue France-Forum, avril 2020, dont ces articles « La nouvelle identité géopolitique de la Turquie », « La transformation de l’armée après le putsch raté », « Que reste-t-il du mouvement de Fetullah Gülen », « Naissance d’un nouvel empire ottoman : l’africanisation ».

[2] Turquie : 780 000 km², 83 millions d’habitants, 7 200 km de côtes ; 2 800 km de frontières terrestres. Armée turque : 355 000 h. d’active ; 735 000 h. avec des réserves vites mobilisables ; sur terre, ± 2 600 chars et ± 8 600 véhicules blindés.

[3] À reprendre le distinguo léniniste (IVe congrès du Komintern, 1922, Thèses sur la question d’Orient) la bourgeoisie nationale turque (Erdogan) l’emporte alors sur la bourgeoisie compradore (Gülen & co).

[4] Pour aller vite, un élément de la mouvance internationale des Frères musulmans.

[5] Milliyetçi Hareket Partisi, MHP en turc.

[6] Voir Journal of Historical Studies, 3/2005 « Extracting nation out from history : the racism of Nihal Atsiz ».

[7] Cette vision de la nation et peuple turc diverge de celle d’Atatürk, édictée en 1931 pour l’enseignement et la recherche, des officiels « Contours fondamentaux de l’histoire turque » (TTAH en turc). Atsiz est snobé, voire persécuté par le régime. La réconciliation advient avec le successeur d’Atatürk, dans les années 1950.

[8] Sur ces terroristes turcs, voir « Terrorisme, maintenant la France ? », Xavier Raufer, Pauvert-Garnier, 1982 ; lire aussi Notes & Études de l’Institut de Criminologie – Terrorisme & Violence Politique N°20, octobre 1991, « Dev. Sol, etc. : l’incroyable puzzle du communisme combattant turc – chronologie 1980-91 ».

[9] Le 1er mai 1977 par exemple, des « inconnus » tirent par rafales sur une foule de militants de gauche et syndicalistes rassemblée place Taksim, à Istanbul : 39 morts.

[10] Le lien Direction des opérations spéciales (ÖHD) – « Idéalistes » se noue d’autant mieux qu’en 1948, Alparslan Turkes est l’un des 16 officiers turcs choisis pour suivre un cours de guerre secrète aux États-Unis ; ses collègues restés militaires forment ensuite l’état-major de ÖHD : tout se passe « en famille ».

[11] Zaman -19/08/08 « Ergenekon document reveals MIT’s assassination secrets ».

[12] Avec l’aide du MIT, les « idéalistes » de Catli attaquent, en 1982, un camp de l’Asala proche de Beyrouth.

[13] Lire « State gangs like a garbage dump waiting to explode », Turkish Daily News, 30/08/1998.

[14] Les Loups gris sont actifs en Azerbaïdjan, où une brigade Bozkurt (Loups gris azéris) a participé à la guerre contre l’Arménie (1988-1994).

[15] Les Loups gris contrôlent par exemple un club de football d’Utrecht, Turkiyem Spor dont le président est assassiné au début de l’année 2007.

 

 

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À propos de l’auteur
Xavier Raufer

Xavier Raufer

Il est professeur associé : . à l'institut de recherche sur le terrorisme, Université Fu Dan, Shanghaï, Chine. . à l'université George Mason (Washington DC), centre de lutte contre le terrorisme, la criminalité transnationale et la corruption.

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