<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Les métaux rares et les errements de l’écologie. Entretien avec Guillaume Pitron

15 janvier 2022

Temps de lecture : 8 minutes
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Les métaux rares et les errements de l’écologie. Entretien avec Guillaume Pitron

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Guillaume Pitron est journaliste et spécialiste de géopolitique. Il a publié  La Guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique en 2018 (Les Liens qui libèrent), résultat de six ans d’enquête sur l’exploitation des terres rares, et coréalisé avec Jean-Louis Pérez, en juin 2020, le film documentaire La Face cachée des énergies vertes coproduit par les chaînes Arte et la RTBF. Cette année, il publie, avec Séverine de la Croix (scénario) et Jérôme Lavoine (dessin), Prométhium, roman graphique sur la face cachée de la transition écologique (Massot / Les Liens qui libèrent), ainsi que L’Enfer numérique. Voyage au bout d’un like (Les Liens qui libèrent.) Entretien réalisé par Laurent Gayard.  

L’Enfer numérique est pavé de bonnes intentions. Face aux promesses vertueuses et virtuelles du numérique vert, vous évoquez au contraire « une fuite en avant énergétique », dictée par une impitoyable compétition technologique.

Pour évoquer ce sujet, il faut d’abord parler de consommation électrique et passer en revue les postes de consommation qui sont multiples, de la fabrication des différents dispositifs jusqu’aux différents usages du numérique. La fabrication d’un téléphone mobile, par exemple, requiert l’utilisation d’une soixantaine de matières premières différentes et notamment celle de métaux aux propriétés chimiques et physiques exceptionnelles, les fameux métaux rares, qui ne sont pas tous si rares en réalité, mais dont l’extraction et le raffinage nécessitent des volumes de roche très importants et occasionnent une pollution et une consommation d’énergie très importantes. Ces métaux interviennent dans la conception des composants des téléphones mobiles, dont les processeurs et circuits intégrés qui sont plus efficaces que ceux ayant permis d’envoyer l’homme sur la lune en 1969. La question qui se pose est de savoir si le consommateur lambda a vraiment besoin d’avoir une telle puissance à sa disposition. Il y a un décalage entre les usages réels et la surenchère technologique qui engendre une surconsommation énergétique. On a trop souvent tendance à oublier la réalité physique sur laquelle repose le numérique et le coût énergétique qu’elle représente, dans un contexte de compétition technologique accrue et avec des flux d’information toujours plus importants à assurer. On pourrait prendre aussi l’exemple des data centers[1], des câbles sous-marins, par lesquels transitent l’essentiel de ces flux aujourd’hui, avant que les réseaux satellitaires ne les remplacent, peut-être, demain (c’est du moins ce que veut croire Elon Musk, chantre de l’internet spatial). On observe un surdimensionnement des structures par rapport aux usages qu’elles permettent. Le pic d’activité sur internet a lieu quelques heures par jour et les volumes de connexion sont très inégaux en fonction des régions. Or, les data centers possédés par les firmes géantes comme Facebook ou Google sont dimensionnés pour faire face à un pic d’activité constant, quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit. Cela suppose une surconsommation et une dépense d’énergie affolante. Ce surdimensionnement de ces data centers répond aux besoins toujours plus exigeants de la continuité de service. Le contenu de chaque messagerie gmail est par exemple répliqué six ou sept fois dans différents data centers pour faire face à tout incident et répondre au défi de la latence pour assurer aux utilisateurs une continuité de service sans faille. Cette assurance de la continuité mondiale de service représente aussi un coût énergétique énorme.

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Cette course à la disponibilité constante et ce surdimensionnement des usages et des moyens techniques mis à leur disposition ne répond-il pas aussi aux impératifs d’une compétition géopolitique dont le numérique est devenu un enjeu majeur ?

L’effrénée compétition technologique répond à la pression du marché, aux besoins B2C (Business To Consumer) et B2B (Business To Business), mais aussi à des rivalités géopolitiques qui conditionnent largement la débauche de capacités technologiques offertes au consommateur. La Chine, ainsi, accuse encore un retard certain dans le domaine de la gravure des microprocesseurs et ne parvient qu’à une précision de sept ou huit nanomètres, quand les entreprises occidentales arrivent, elles, à une précision de gravure de l’ordre de quatre à cinq nanomètres, bientôt deux à trois. Mais la Chine fait tout pour rattraper son retard et nous assistons à une sorte de déplacement de la course aux armements dans le domaine de l’informatique et de l’électronique de pointe. On notera d’ailleurs que l’entreprise taïwanaise TSMC (Taiwan Semiconductor Manufacturing Company) reste l’un des leaders mondiaux en la matière, ce qui peut contribuer à expliquer le désir de la République populaire de Chine de mettre la main sur l’île et sur les technologies qu’elle maîtrise. Mais si le scénario d’une invasion de la République de Taïwan par la République populaire de Chine se réalisait, il n’est pas certain qu’il resterait grand-chose des sites de production de TSMC que la RPC convoite tellement.

 

Justement, pour des questions de patriotisme économique et de défense des intérêts géopolitiques nationaux, on a vu remise en question, aux États-Unis, sous le mandat de Donald Trump, la sacro-sainte « neutralité du net[2] », c’est-à-dire l’égal accès de tous les utilisateurs à l’ensemble des services offerts par internet. Les promesses du tout-numérique pour tous peuvent-elles être aujourd’hui contrebalancées par une compétition géopolitique accrue ?

Cela peut en effet être le cas et on a vu avec l’affaire Huawei de quelle manière les tensions géopolitiques se sont cristallisées autour des technologies liées au numérique. Mais une autre raison qui peut justifier la remise en cause de la neutralité du net est, encore une fois, l’explosion de la consommation énergétique d’internet et son impact environnemental, mais aussi les conséquences psychologiques d’une addiction à grande échelle des populations au numérique. Un argument aujourd’hui avancé est qu’il faut désinformatiser les sociétés, les dénumériser pour lutter contre ces dérives. Mais dénumériser nos sociétés apparaît aujourd’hui tout à fait impossible. Une autre idée serait de prioriser les usages afin de réserver la bande passante à des usages essentiels et plus en phase avec la recherche du bien commun. Faire fonctionner un hôpital connecté ou consacrer des ressources informatiques à la modélisation du réchauffement climatique, plutôt que mobiliser la bande passante pour Roblox[3], TikTok[4] ou l’usage massif de la pornographie. Ce genre de proposition pose la question du bien social permis par internet et de la possibilité de réserver internet à des services utiles. Mais au fond, qu’est-ce qu’un service utile ? Comment décider, et à partir de quels critères, qu’un service est plus utile qu’un autre ? L’autre grande question est celle de la régulation des réseaux sociaux et, à travers elle, d’une régulation générale des usages d’internet. On voit donc apparaître un grand débat sur les communs et en particulier sur les communs numériques. Un débat qui met en question un usage d’internet qui coûte à la démocratie et qui coûte aussi à l’environnement. Ce type de questionnement reste encore marginal, mais dans le contexte actuel, il peut rapidement devenir central. On entend ainsi de plus en plus parler de sobriété des usages, y compris dans le domaine du numérique. Néanmoins, ce type de réflexion, pour généreuse qu’elle soit, a ses limites. Personne ne souhaite revenir au premier iPhone, ni même au fait de devoir héler un taxi dans la rue. La question de la sobriété et de la modération des usages n’est pas en phase avec la réalité, qui est celle de l’explosion de la production de données, de l’avènement de l’informatique quantique où de l’internet des objets, quand les machines elles-mêmes produisent plus de données sur le net que les humains.

Dans L’Enfer numérique, vous réservez les pages de conclusion à un passage en revue des différentes propositions visant à modifier le rapport au numérique. « Une autre informatique » est-elle possible ?

Ces propositions varient en fonction des acteurs et des effets considérés de la révolution numérique, selon que l’on considère d’abord les problématiques énergétiques, les effets sur le psychisme des individus, ou que l’on retienne en priorité les bienfaits de la civilisation du numérique. L’une des caractéristiques principales – et l’un des paradoxes essentiels – du numérique est l’invisibilisation de cette technologie. Il est en effet très difficile de prendre conscience des réalités physiques attachées à cette industrie, ce qui peut mener à l’illusion d’un coût énergétique et environnemental faible, tout simplement parce que les logiques industrielles qui sous-tendent la révolution numérique n’apparaissent pas de manière évidente. Comment réaliser de prime abord en quoi le smartphone que nous tenons en main mobilise une activité minière si importante, ou prendre conscience de l’ensemble des dispositifs et infrastructures qui sont nécessaires pour produire un like sur un réseau social ? Comment faire pour infléchir la direction prise par la société numérique et comment peut-on penser l’internet du futur en tenant compte du coût représenté par ces technologies pour nos sociétés ? Il existe en réalité presque autant de visions de « l’informatique du futur » ou de « l’internet du futur » qu’il y a d’experts ou d’acteurs en la matière. J’ai tenté de répertorier les différentes options qui sont présentées et les groupes qui les défendent, avec, tout d’abord, les « techno-entrepreneurs », pour qui la capacité d’innovation permettra de relever les défis énergétiques, environnementaux et humains et d’optimiser les usages de ces technologies. La solution, pour ces avocats du solutionnisme technologique, se trouve notamment dans les nouveaux matériaux que nous serons capables de concevoir en jouant les alchimistes, comme le graphène par exemple, un matériau composite supraconducteur qui permettra de construire des téléphones portables minces comme une feuille de papier et qui pourrait permettre, demain, de transformer n’importe quelle surface transparente en porte d’entrée vers l’univers virtuel : vitre, miroir, mais aussi lentilles connectées. Il y a ensuite les « techno-résilients » qui souhaitent que nous puissions nous réapproprier la maîtrise d’un véritable savoir-faire technique et des outils informatiques que l’individu ne maîtrise plus en raison de la miniaturisation. C’est le cas des fablabs[5] ou des réseaux Guify[6] ou Mesh[7] qui se servent même d’un retour à une certaine forme de low tech[8] pour permettre à l’utilisateur de continuer à bénéficier des bienfaits du numérique tout en maîtrisant le fonctionnement de ces technologies et en contrôlant ses usages. Cela rejoint aussi l’éthique Maker[9] ou Do It Yourself. Certains gouvernements, en Europe par exemple, défendent quant à eux l’équation People Planet Profit[10] et souhaitent continuer à encourager le développement des outils du numérique tout en régulant leurs usages, un exemple en est donné par la récente loi du 15 novembre 2021 visant à réduire l’empreinte environnementale du numérique en France. Le but est ici de parvenir à faire la synthèse entre les besoins des usagers, les possibilités technologiques et les contraintes liées au respect des ressources planétaires. De manière plus radicale, l’émergence de ce que je nomme les « gouvernements vert sombre » offre une tribune politique à des propositions bien plus radicales de contrôle des usages technologiques en vertu de l’écologie, accompagnée du déploiement d’une forme d’interdits et de priorisation des usages pour maîtriser leur impact environnemental. Mais ce type d’options est potentiellement liberticide, car il ouvre la voie à des restrictions  multiples, justifiées au nom de l’écologie, mais aussi au nom d’une interprétation très idéologique des nécessités idéologiques, et à des politiques beaucoup plus autoritaires. L’exemple est en fourni avec la Chine qui a imposé une utilisation de quarante minutes par jour de l’application TikTok en dessous de 14 ans. C’est possible dans un pays autoritaire comme la Chine, mais sommes-nous prêts à accepter des dérives purement autoritaires dans nos sociétés libérales au nom du bien commun ?

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[1] Plus de 8 000 dans le monde, dont un tiers aux États-Unis, d’après l’agence Statista.

[2] La neutralité du net est un principe fondateur d’internet qui garantit la libre circulation, sans discrimination, des contenus sur le web.

[3] Roblox est un jeu vidéo massivement multijoueur en ligne destiné aux enfants et adolescents et sorti en 2003. Il compte plus de 400 millions d’utilisateurs.

[4] Douyin en chinois, TikTok est une application mobile de partage de vidéo et de réseautage social lancée en septembre 2016.

[5] Espaces communautaires de partage de compétences et de savoirs.

[6] Réseaux orientés vers le partage de compétences en informatique et liés à la communauté GitHub.

[7] « Maillage » en anglais. Désigne également des réseaux de partages de compétences techniques.

[8] Anglicisme qui pourrait se traduire par « technologies appropriées » et qui désigne une mouvance prônant un juste dosage technologique.

[9] Le courant Maker (de make, fabriquer) se situe à la convergence entre le « faites-le vous-même » (« do it yourself ») et l’idéologie du détournement et du bricolage propre aux hackeurs. Il encourage, dans tous les domaines de l’ingénierie, l’expérimentation, le travail en groupe et le détournement des usages et une certaine forme de retour à l’artisanat qui peut s’appliquer à des technologies de pointe.

[10] La triple bottom line, également appelée triple P, pour People, Planet, Profit (« Personnes, Planète, Profit »), met en avant trois piliers du développement durable : social, économique et environnemental.

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À propos de l’auteur
Laurent Gayard

Laurent Gayard

Docteur en études politiques du centre Raymond Aron de l’EHESS. Professeur à l’Institut Catholique de Paris.
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