Livre – Le moment illibéral

21 février 2020

Temps de lecture : 6 minutes
Photo : Discours du président Orbán après sa réélection, septembre 2019 Numéro de reportage : AP22383169_000001 © Zsolt Szigetvary/AP/SIPA
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Livre – Le moment illibéral

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Dans cet ouvrage majeur Ivan Krastev et Stephen Holmes mettent au jour les ressorts du mouvement de bascule opéré au cours des trois décennies qui ont suivi la chute du Mur de Berlin. Ils nous permettent de mieux comprendre les paradoxes de l’après 1989. Pourquoi, à l’Est comme à l’Ouest, certains ont pu céder à l’illusion d’une fin de l’histoire ? Pourquoi notre monde est-il désormais gagné par la marée montante si menaçante de l’ « anarchie  » illibérale et antidémocratique? Comment le libéralisme a-t-il fini par être la victime de sa victoire prétendue ?

Hier, l’avenir était meilleur. On vivait les temps prophétiques de la fin de l’histoire, selon l’oracle auto proclamé de Francis Fukuyama ! À la fin de la guerre froide, la démocratie libérale et capitaliste de type occidental semble le seul idéal viable vers lequel peuvent et doivent tendre les pays sortant du communisme : la chute du Mur annonce l’aube d’une « ère de l’imitation » et les espoirs de voir la démocratie se propager à l’ensemble de la planète sont grands. On parle après la chute des dictatures franquiste, néo salazariste et de la fin des régimes militaires en Amérique Latine, de troisième vague de démocratisation. Aujourd’hui, chez les imitateurs, ce phénomène connaît un retour de bâton, qui comme le dit si bien le « judoka » Poutine a deux bouts. Perçu comme un néocolonialisme, il fait naître un ressentiment aux fondements du repli illibéral en Chine, en Russie et en Europe de l’Est. L’absence de choix crédible hors de la démocratie libérale a déchaîné une contre-révolution.

Une solide synthèse des événements planétaires de ces trois dernières décennies

Ivan Krastev, un des penseurs actuels les plus écoutés, est également l’auteur du Destin de l’Europe (Premier Parallèle, 2017), traduit dans 17 langues. Actuellement président du Centre for Liberal Strategies à Sofia (Bulgarie), il a occupé la prestigieuse chaire Kissinger à la Bibliothèque du Congrès à Washington. Stephen Holmes, lui, est professeur de droit à la New York University. Ses recherches portent sur l’histoire du libéralisme européen et les échecs de la libéralisation dans les pays postcommunistes. Il est l’auteur de Benjamin Constant et la genèse du libéralisme moderne (PUF, 1994).

À deux, ils apportent une synthèse puissante sur le déroulement des événements planétaires de ces trois dernières décennies. Il ne convient peut-être pas de prendre à la lettre, le sous -titre « Pourquoi l’Occident a perdu la paix », car trente ans après la chute du Mur, il n’y pas eu d’affrontement global entre grandes puissances et, malgré le piège de Thucydide, le conflit sino-américain n’a pas (encore ?) éclaté. Certes pour reprendre l’expression du pape François, qui a fait florès, nous assistons à la troisième guerre mondiale par morceaux. Mais au-delà de ce message pastoral -appel à la paix urbi et orbi- force est de constater que, contrairement à l’ après-Traité de Versailles et accords de Yalta,  les  affrontements de puissance sont restés, heureusement, en deçà des lignes conflictuelles. Après la chute du Mur de Berlin et la « décomposition » de l’idéologie marxiste, il n’y a plus aucune alternative pour Francis Fukuyama : le libéralisme économique, la démocratie parlementaire, le respect universel des droits de l’homme et de l’individu sont en passe de devenir le point indépassable de l’évolution idéologique de l’humanité. Parce que « les principes de base de l’État démocratique libéral » sont « absolus et ne peuvent être améliorés », la seule tâche qui incombe encore aux réformateurs libéraux consiste alors à « étendre ces principes spatialement, de sorte des diverses civilisations humaines soient amenés au niveau de ses postes les plus avancés ».

Le véritable argument de Fukuyama, est qu’aucune idéologie se prétendant plus avancée que le libéralisme ne pourrait voir le jour. La démocratie libérale de type occidental est le seul idéal viable vers lequel les réformateurs doivent s’efforcer de tendre, partout dans le monde. Quand il écrit que les réformateurs chinois et soviétiques ont éteint le dernier « phare des forces illibérales », il entend par là que seul le phare libéral de l’Amérique éclaire la marche de l’humanité vers le futur, une affirmation qui ne peut que flatter l’égo des élites américaines, que Donald Trump pourfendra dans sa bataille pour la Maison Blanche. L’an 1989 annonce l’« ère de l’imitation » qui dure trente ans, expliquent les auteurs, alors qu’en réalité il s’agit d’un quart de siècle. Mais ce que montrent avant tout Krastev et Holmes, c’est que dans un monde caractérisé par une absence de solutions, de rechanges politiques et idéologiques, une vive réaction antilibérale est inévitable. N’est-ce pas d’ailleurs une des lois de la dialectique que tout mouvement suscite son contraire avant qu’une synthèse ne s’opère ? Cependant, celle-ci prend toujours du temps. C’est cette absence de recours qui leur paraît expliquer au mieux l’état d’esprit anti-occidental qui domine encore aujourd’hui les sociétés postcommunistes.

L’Europe de l’Est en réaction

L’idée même qu’il n’y ait « pas d’autre voie » fournit un motif à la vague de xénophobie populiste et d’hostilité envers les migrants qui s’est levée en Europe centrale et orientale et qui maintenant gagne presque le monde entier. L’absence de choix crédible hors de la démocratie libérale incite à la révolte parce qu’à un niveau élémentaire, « les êtres humains ont besoin de choix, fut-ce même sous une forme illusoire ».

Pourtant si ce facteur explicatif de la montée de l’illibéralisme leur semble décisif, ils admettent volontiers qu’il n’est pas unique. Cette périlleuse asymétrie entre ceux qui sont moralement avancés et ceux qui sont moralement attardés, entre imitateurs et imités, est devenue un élément constitutif lourd et douloureux des relations Est-Ouest après 1989. De plus, en raison de l’asymétrie morale qu’elle implique, cette notion devient la cible principale de la fureur populiste.

En Pologne, le projet d’adopter un modèle venu de l’Ouest et sous sa même supervision, ressemble à un aveu d’incapacité pour l’Europe centrale de sortir du statut historique de vassal. À Moscou, naturellement, la situation est différente. Le communisme n’a jamais été vécu comme le produit d’une domination étrangère et par conséquent l’imitation de l’Ouest n’a jamais été présentée de façon plausible comme un moyen de restaurer l’identité nationale véritable du pays.

Peu à peu des peuples et une fraction de leurs dirigeants, les plus à même de sonder leurs doléances, assistent à une sorte de soulèvement. C’est dans ce contexte que la crise financière mondiale de 2008 porte un coup fatal à la réputation du libéralisme. Puis la crise migratoire de 2015 précipite un mouvement dénonçant 27 de leurs pays. Ce que des leaders comme Victor Orbán dénoncent dans le même temps, c’est l’ouverture aussi large aux réfugiés. Ne se bornant plus à une position de rejet des « donneurs de leçon » de Bruxelles et d’ailleurs, le Premier ministre hongrois endosse un nouvel habit : celui de défenseur des communautés chrétiennes dans le monde, qui le conduit à créer la Conférence internationale sur la persécution des Chrétiens.

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La fin d’un Occident « modèle »

En Chine, en Russie, en Europe de l’Est, et jusqu’aux États-Unis, un retour à la souveraineté nationale envenime les relations internationales. L’Occident doit accepter de passer du statut de modèle à celui de partenaire pour maintenir la paix mondiale. De prime abord après leur liberté recouvrée, les élites centre-européennes ont adhéré sincèrement à l’imitation des valeurs et des institutions occidentales comme voie la plus directe pour la réforme politique et économique. Elles aspirent à devenir des converties : l’occidentalisation leur a permis de s’emparer des symboles politiques les plus représentatifs de l’identité nationale. En Russie, en revanche les élites post soviétiques ont fait semblant d’imiter les normes ainsi que les institutions occidentales. En réalité, elles ne se servent que d’une façade d’élections démocratiques et d’échanges commerciaux volontaires fondés sur des droits de propriété garantis par la loi pour préserver leur pouvoir, faire main basse sur les richesses du pays et bloquer les réformes démocratiques qui menaceraient les privilèges des cercles dirigeants et conduiraient le cas échéant à l’effondrement de l’État.

À l’inverse la Chine emprunte à l’Occident de manière ouverte et occulte à la fois. Ces ingénieux praticiens de l’approbation soulignent la trajectoire de développement du pays conservant les « caractéristiques chinoises ». Recourir à des accords de co-entreprise pour forcer les entreprises occidentales à transférer des technologies innovantes vers leurs partenaires chinois n’implique aucune hypocrisie démocratique et ne fait courir aucun risque à l’identité nationale.

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Pourtant le débat nous semble aller plus loin et rappelle la dispute théologique connue comme à « controverse sur les rites chinois ».  En 1692, l’empereur Kangxi, est tellement impressionné par les Jésuites qu’il adopte un édit de tolérance, les accueillant dans l’Empire du milieu. Mais le christianisme est banni un siècle plus tard et la plupart des missionnaires expulsés. Contrairement à ce que défendent les Jésuites à Rome, le Vatican ne veut pas reconnaître le culte des ancêtres, qu’il assimile à des rites païens, et écarte le Confucianisme.  Pour bon nombre de penseurs chinois actuels comme Xian Lanxin, établi en Occident, la même méthode est employée. Ce dernier définit les critères de légitimité démocratique de telle façon que la Chine en soit automatiquement exclue.

Alors que la plupart des analystes s’en tiennent aux mêmes formules, prolifération des régimes autoritaires, leaders nationalistes, nativistes, populismes, rejet des élites mondialistes, ou rejet des « systèmes », montée des inégalités, eux dépassent ces mots valise en offrant une interprétation puissante à l‘arrière-plan de ces différentes manifestations.

En un sens, sans qu’il ne le dise, explicitement (en ont-ils peur ?), on assiste au déclin de l’hégémonie occidentale au sens gramscien. Un Hongrois vivant sous le communisme, à son chef qui lui demande pourquoi tient-il tant à partir chaque fin de semaine en Autriche, celui-ci lui répond qu’il veut assister au crépuscule du capitalisme. Et le chef de répondre : « Quelle belle agonie ». À chacun de voir, si cette fin de l’ère de l’imitation, annonce un monde plus égalitaire, plus stable ou s’il annonce une nouvelle ère de conflits. Les auteurs ne s’aventurent pas sur ce terrain faisant leur, le proverbe chinois. « Il est dangereux de faire des prévisions » … surtout s’il s’agit de l’avenir ajoutait Chou En Lai, un des derniers mandarins chinois.

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À propos de l’auteur
Eugène Berg

Eugène Berg

Eugène Berg est diplomate et essayiste. Il a été ambassadeur de France aux îles Fidji et dans le Pacifique et il a occupé de nombreuses représentations diplomatiques.
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