À Jakarta, le tunnel de l’amitié reliant sous la place Merdeka la cathédrale à la mosquée Istiqal symbolise le dialogue interreligieux et l’islam tolérant dont l’Indonésie s’enorgueillit. Mais à Banda Aceh (Sumatra), on flagelle en place publique des femmes accusées d’adultère : l’islam indonésien a deux visages et il est impliqué dans de multiples conflits.
Article paru dans le N57 : Ukraine Le monde d’après
Dès le xvie siècle, la querelle d’Aceh entre la mouvance soufie anti-charia de Hamzah Fansuri et l’intégrisme orthodoxe de Nurudia Raniri débouche sur un conflit sanglant. À Java, profitant du déclin de l’empire Majapahit, le chariatique Sunan Kundus (l’un des neuf saints de Java), d’origine arabe, affronte le modéré S. Kalijugo, respectueux de l’adat, et fonde un État islamique à Tajug (1549). Nouvelle percée de l’islamisme à Sumatra en 1803, à la faveur du retour d’Arabie de trois prédicateurs radicaux en pays minangkabau. Imprégnés de la doctrine wahhabite, ils affrontent l’aristocratie musulmane locale modérée, garante de l’adat et les chefs de clans soutenus par les Hollandais. La guerre civile ne s’achève qu’en 1838. Si le risque de l’islam wahhabite est contenu par la Muhammadiya (1912) – MU –, le Nahdlatul Ulama (1926) – NU – et le parti Masyumi, les islamistes tentent dès l’indépendance (1945) d’imposer la charte de Jakarta, amendement assujétissant tout musulman à la charia. Sukarno refuse, ils prennent alors les armes : à Java, le Darul Islam (DI) de S. M. Kartosuwiryo dénonce le Pancasila et l’État unitaire – piliers de la jeune république – et proclame l’« État islamique d’Indonésie » à Tarikmalaya (1949). Il est imité à Kalimantan (1950), Sulawesi (1952) et Aceh (1953). Sukarno brise les rébellions avec le soutien des musulmans modérés, des chrétiens, des communistes, MU et NU assurant un rôle stabilisateur croissant.
Sukarno réprime l’islamisme
Mais l’écrasement du PKI (1966) ouvre une brèche où s’engouffre le projet religieux panislamique de l’Arabie saoudite qui va transformer l’Indonésie. Avec l’aide de Ryad, le prédicateur M. Nasrit fonde à Jakarta en 1967 le Conseil de prédication islamique indonésien (DDII) et en 1980 le LIPIA, antenne de l’université islamique de Ryad à Jakarta qui devient une pépinière d’activistes.
Dès lors, la propagande wahhabite, hostile à la mystique javanaise, aux chrétiens et à l’ordre établi se diffuse dans tout le pays, notamment les madrasas – où prévaut l’école hanbalite en langue arabe. Le Hizbut Tahir Indonesia (HTI), d’origine palestinienne, s’implante dans les années 1980. Hostile aux ahmadis, il rejette la violence, mais traque l’« immoralité », distribue 1,5 million d’exemplaires du Coran dans les régions où les musulmans sont minoritaires. Après 1979, le terrorisme islamique se propage depuis le Moyen-Orient et profite de la chute de Suharto, de la crise asiatique (1998) et des hésitations de la Reformasi. La nébuleuse djihadiste indonésienne compte alors de nombreux mouvements, plus ou moins indépendants, parfois rivaux, mais tous anti-occidentaux, voulant détruire le Pancalisa pour instaurer l’ordre islamique. Certains prêtent allégeance à Al-Qaïda, d’autres à Daech, la césure traversant parfois les familles. Parmi eux, le FPI (1993) de Rizieq Shihab, d’ascendance hadramie (Yémen), le Laskar Jihad (2000) de Ja’far Umar Thalib, la Jemaahyia Indonesia (JI) d’Abu Bakar Ba’asiya et Abdullah Sungkar (2000), hadramis également, le JAD et le MIT toujours actifs. Leur action s’insère dans le djihad planétaire par des connexions régionales (Malaisie, Philippines du Sud – Mindanao) où circulent hommes, armes et financements.
L’islamisme au tournant du siècle
En 2000 Hambali, chef militaire de la JI aujourd’hui enfermé à Guantánamo, participe au sommet d’Al-Qaïda à Kuala Lumpur. Noordin M. Top, un Malais marié à une Indonésienne, finance le JI et recrute les kamikazes. Leurs dirigeants suivent la même trajectoire : universités islamiques (Médine, Sanaa) ou américaines, camps d’entraînement, combats (Afghanistan, Syrie), retour dans l’archipel. La violence islamiste s’y exerce alors à différents niveaux. Une vague d’attentats cible les postes de police, les chrétiens, les symboles de l’Occident (bars, centres commerciaux, grands hôtels, ambassades) et de l’« harmonie entre les religions » voulue par Jakarta. Celui visant le temple bouddhique de Borobudur (1985) préfigure la destruction des statues de Bamiyan (Afghanistan). Les médias mondiaux ont retenu le terrible attentat de Bali (12 octobre 2002, 202 morts) attribué à JI. Mais que dire des attentats-suicides coordonnés de trois églises à Surabaya (1998, 30 morts) ou dans tout le pays à la veille de Noël 2000 (18 morts) ? Au total, les 150 attentats perpétrés de 1979 à avril 2024 font 437 morts. Par ailleurs, les conflits séparatistes et les tensions intercommunautaires attisés par les islamistes dégénèrent en conflit sanglant, comme aux Moluques du Sud où le Laskar Jihad envoie ses milices (10 000 morts depuis 1999) ou au centre de Sulawesi où sévit le MIT.
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Moins médiatisée, la violence ordinaire n’épargne aucune région : décapitation de trois écolières chrétiennes à Solo (Sulawesi) en 2005 où sévit toujours le MIT, meurtres, églises incendiées, mosquées chiites saccagées, violences verbales, ostracisme. La violence islamiste s’infiltre dans les moindres replis du corps social, comme le noyautage de MU et NU, « portes d’entrée stratégiques » à conquérir pour en exploiter le capital religieux, social et politique. Ainsi NU interdit les rassemblements interreligieux, collabore localement avec le FPI conseillé par des cheikhs saoudiens comme M. Alawi al-Maliki. Sous la pression islamiste, plus de 60 réglementations provinciales et locales, permises par les lois no10 et 32 de 2004, s’inspirent de la charia. À Aceh, la charia pénale sévit désormais : bastonnades, flagellations (168 en 2023) et rappels à l’ordre (code vestimentaire, obligation de prière) par la police des mœurs (Wilayatul Hisbah) rythment le quotidien, les femmes étant les principales victimes. Une chrétienne est fouettée le 2 juin 2016 pour avoir vendu des boissons alcoolisées. Longtemps clandestin, le mouvement frériste tarbiyah à l’origine de la création du parti islamiste PKS renforce son emprise sur les pesantren et les universités islamiques d’État : le niqab fleurit sur les campus de Solo et Yogyakarta.
La poussée islamiste a fait reculer l’Indonésie dans les classements internationaux sur la tolérance, la démocratie et la persécution des chrétiens. Mais le corps social dans son ensemble lui oppose une vigoureuse résistance.
L’État tente de juguler les tensions
L’État réagit fortement. Police (Densus 88), armée, contre-terrorisme (BNPT) et répression judiciaire ont démantelé les cellules terroristes : arrestations par centaines, activistes abattus ou fusillés. Au total, le terrorisme indonésien ne représente « que » 0,17 % des décès du total mondial (1979-2024) et l’Indonésie recule au 33e rang de l’indice GTI en 2024. Tous les présidents, appuyés par la quasi-totalité des partis, ont mené la lutte qui s’intensifie après l’affaire « Ahok » (2017), quand le gouverneur de Jakarta chrétien d’origine chinoise, victime d’une manipulation, est accusé de blasphème et emprisonné. Joko Widodo interdit le HTI (2017), le FPI (2020) et le port obligatoire du niqab dans les écoles (2021), bloque Telegram, durcit la loi antiterroriste et lance une contre-offensive idéologique avec l’islam wasathiyah (islam du juste milieu). Il s’assure du soutien de MU et NU un moment déstabilisé par l’offensive islamiste. NU rejette le califat, abolit la catégorie d’infidèle dans la loi islamique. En échange, on leur concède en 2024 de juteuses concessions minières (charbon) et on leur offre les ministères convoités des Affaires religieuses (235 343 emplois !) et de l’Éducation, remparts contre l’islamisme. En 2024, la JI désunie et démantelée renonce à l’action armée et se consacre à ses réseaux de madrasas, imitée par d’autres cellules. Simple répit ?
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Autre bouclier : la société civile. Quoique plus conservatrice qu’il y a deux décennies, elle ne soutient guère les partis islamiques qui ne recueillent jamais plus de 15 % des voix aux élections. Les sondages la montrent attachée à la démocratie et au pluralisme religieux. Si la distance avec les minorités (chrétiens, chiites, ahmadis) s’est accrue, la société plurielle est fissurée, mais non fracturée. Cette fragile stabilité retrouvée doit beaucoup aux multiples associations et aux grandes figures disparues de l’islam modéré (A. Wahid ou Nurcholish Madjid) ou de nos jours, à L.H. Saiffudin, Said Aqil Siraj ou Yaya Cholil Staquf.
La menace couve, mais le pays défend sa précieuse « laïcité religieuse » et, comme disait la princesse javanaise Raden Ajeng Kariti, poursuit sa marche « des ténèbres vers la lumière » (1912).