Zone incontournable d’échanges commerciaux, l’archipel indonésien a la capacité de jouer de sa situation stratégique pour se rendre indispensable à toutes les grandes puissances. Par le passé, il a profité de cet avantage, mais l’influence grandissante de l’islam politique en son sein menace cette position avantageuse.
Article paru dans la Revue Conflits n°54, dont le dossier est consacré aux ONG.
2024 qui s’achève est un bon millésime pour l’Indonésie. En août, elle a déplacé sa capitale anciennement Jakarta à Java, à présent Nusantara à Bornéo. Elle a élu son nouveau président de la République en février et a reçu le pape François au mois de septembre. Ce voyage, dans un pays à forte majorité musulmane, a été perçu comme un franc succès, donnant l’image d’une nation tolérante. Une nation au système démocratique solide, riche à plus d’un titre, qui devrait sans peine attirer les investisseurs internationaux. À l’exercice 2023, elle affichait un taux de croissance de 5,6 % et tout porte à croire que 2024 apportera une performance du même ordre.
Personne n’a intérêt à se fâcher avec ce pays, passage obligé des routes commerciales maritimes qui relient le Moyen-Orient à l’Asie. D’autant plus que ce qui est vrai sur un plan géographique l’est aussi sur celui de la culture et de la religion. L’Indonésie abrite une population de 280 millions de personnes, d’ethnies et de cultures très diverses. Près de 80 % sont musulmans, mais les minorités religieuses s’intègrent relativement bien dans la société. Cela en fait un partenaire incontournable pour tous ceux qui, comme le pape François, se soucient du dialogue entre les religions.
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Un islam particulier
L’islam contemporain connaît des bouleversements profonds dans tous les pays. Ils atteignent un point critique dans le sous-continent indien, sans parler du Sahel en Afrique. L’archipel indonésien paraît épargné par ces confrontations, et cela s’explique par son histoire longue. Ici, l’islam s’est surtout imposé non par la conquête, mais par les échanges marchands avec des commerçants provenant de la Péninsule arabique. Les Indonésiens natifs ne se sont pas brutalement convertis, mais ont adopté progressivement leur nouvelle religion. Ce passé laisse des traces comme la persistance de communautés qui se déclarent musulmanes et intègrent des pratiques hindouistes ou animistes. De tels comportements seraient inimaginables en Péninsule arabique et sont d’ailleurs dénoncés par les musulmans radicaux.
Pourtant, cette image extérieure favorable ne doit pas occulter la réalité des courants qui traversent la société indonésienne. Car une multitude de courants existent au sein de l’islam indonésien, y compris les plus radicaux. Dès la proclamation de l’indépendance du pays, en 1945, certains militants souhaitaient inscrire dans la Constitution que le président du pays devrait obligatoirement être musulman. D’autres réclamaient l’application de la charia. Ils n’ont pas eu gain de cause. Le premier président Sukarno se méfiait des islamistes et voulaient fonder une grande nation moderne et laïque, qui ne serait soumise à aucune influence extérieure.
Presque aussitôt après que l’indépendance de l’Indonésie a été reconnue par l’ONU, en 1950, Sukarno évinçait les États-Unis d’Indonésie, fruit d’un consensus entre les acteurs locaux et l’ancien colonisateur hollandais, au profit d’une nation centralisée. Une insurrection aux Moluques du Sud émergea et fut aussitôt écrasée par l’armée indonésienne. Dès les origines, le pouvoir indonésien, appuyé sur l’armée, tint en respect les diverses tentatives de contestations. Tous les présidents indonésiens sont d’ethnie javanaise et l’île de Java, de loin la plus peuplée de l’archipel, exerce un pouvoir central dominateur. Les indépendantistes, les communistes et les islamistes furent tour à tour considérés comme des ennemis de la nation et subirent une répression implacable.
Sukarno a unifié le pays par des opérations militaires favorisées par les livraisons d’armes de l’URSS. Son successeur Suharto se tourna vers les États-Unis à partir de son arrivée au pouvoir en 1967. Il réprima dans le sang diverses forces jugées antinationales, à commencer par les communistes. Les immigrants, les chrétiens et les islamistes n’étaient pas épargnés lors de ces années de purges.
Confrontations au Timor oriental
Les épouvantables événements qui ont secoué le Timor oriental, où l’armée indonésienne s’est livrée à des crimes de guerre dès l’invasion du pays en 1975, ont occulté les autres lieux de conflits de l’archipel.
Au Timor oriental, l’armée a terrorisé et massacré les populations civiles, dans une perspective de nettoyage ethnique. Le bilan final s’élève à 200 000 morts, soit le quart de la population à l’époque. Ces exactions ont provoqué des réactions internationales, mais d’autres territoires mériteraient le même intérêt, en particulier les régions de l’ouest de la Nouvelle-Guinée. La « Papouasie occidentale » a été annexée par l’Indonésie avec la bénédiction du bloc occidental mené par les États-Unis. Dans le contexte de la guerre froide, l’Indonésie représentait un allié précieux, à contenter. Malgré sa fragilité économique à l’époque, cette nation jouait déjà le rôle d’un pays pivot, comportant un enjeu géostratégique incontournable, en raison du détroit de Malacca et de ses ressources naturelles.
Forts de ce soutien international, les deux premiers présidents indonésiens ont centralisé leur jeune nation par tous les moyens, effrayés par la perspective d’un éclatement. Après la destitution de Suharto, qui régna jusqu’en 1997, l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement démocratiquement élu a pu faire penser que les dirigeants du pays avaient acquis une vision plus sereine de leur nation.
À la faveur de cet apaisement, le Timor oriental a finalement acquis son indépendance en 2002. En revanche, les habitants de la Papouasie occidentale continuent à vivre sous la chape de plomb imposée par le régime indonésien. Expropriations, assassinats d’indépendantistes et répressions féroces des manifestations continuent, démontrant que dans cette région au moins, l’Indonésie continue à employer la force pour maintenir son unité.
L’élection de Prabowo comme président de la République en février 2024 tend elle aussi à démontrer que le passé autoritaire indonésien n’a pas été enterré. Le nouveau président, qui s’illustra comme officier lors de l’invasion du Timor, n’a jamais eu à répondre des crimes de guerre auxquels son armée a participé. Gendre du dictateur Suharto, il est arrivé au pouvoir en s’entendant avec l’ancien président Jokowi. Le fils de Jokowi est devenu son vice-président, confirmant les craintes de ceux qui voient s’établir une dynastie sans opposition à la tête de l’Indonésie.
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Émergence de l’islamisme
Pourtant, à la différence des pères fondateurs, Sokarno et Suharto, les nouveaux présidents composent avec l’islam politique. Les militants islamistes radicaux n’ont jamais renoncé à prendre le pouvoir sur l’archipel. Dès les années 1975, un missionnariat wahhabite financé par l’Arabie saoudite a commencé à diffuser impunément en Indonésie une conception rigoriste de l’islam.
Les musulmans indonésiens se constituent en groupes de pression multiples, dont le plus imposant est pour l’heure le Nahdlatul Ulama (NU), « renaissance des oulémas ». Ce mouvement javanais défend une conception traditionnelle locale de l’islam, acceptant un certain syncrétisme et s’opposant aux lectures littérales du Coran. Il n’a donc, en théorie, rien d’un mouvement extrémiste et prétend défendre les intérêts de toutes les minorités religieuses du pays. Mais il reste un mouvement religieux musulman et certaines de ses prises de position, comme son refus des mariages interreligieux, crispe la société multiculturelle indonésienne. Le mouvement revendique 80 millions de membres et s’impose comme une force politique considérable. Il a soutenu Prabowo, qui lui doit sa victoire de février 2024.
Durant la campagne électorale de 2024, les adversaires de Prabowo ont tenté de diviser la puissante NU en suscitant la NU-Garis Lurus. Il s’agit d’une association qui chasse sur les terres du NU en jouant la surenchère en termes d’orthodoxie et d’authenticité islamique. L’histoire récente prouve à quel point ce genre de calcul politique, qui consiste à utiliser l’islam radical contre un adversaire, peut s’avérer explosif.
Cette affaire démontre certes que l’islam indonésien n’a rien de monolithique, et qu’il n’est pas dominé par les extrémistes religieux, mais aussi qu’il est traversé par les mêmes tentations que d’autres pays à majorité musulmane. Il est frappant de considérer que, pour diviser le NU, les adversaires de Prabowo ont choisi l’orthodoxie musulmane, conscients que c’est de ce côté-là qu’ils gagneraient le plus de voix.
Car, imperceptiblement, l’islamisation gagne du terrain dans cette société. Les femmes portent largement le voile, à présent, et les salutations en arabe remplacent dans le langage courant les formules de politesses traditionnelles.
Sous l’impulsion de mouvements islamiques, une série de lois inspirées de la charia ont vu le jour durant le mandat du président Jokowi. Elles tendent en particulier à durcir la législation sur le blasphème. « Les choses sont subtiles, mais pour qui sait lire les lois, il est évident que de plus en plus de supposés opposants pourront être jetés en prison sous prétexte qu’ils ont offensé une communauté religieuse. Et par une communauté religieuse, comprenez les musulmans ! », dénonce un chrétien indonésien anonyme. Les lois en question ne s’appellent pas des « lois anti-blasphème », mais elles permettent de condamner, dans les faits, tous ceux qui oseraient avoir un discours critique sur l’islam.
Théoriquement, ces lois concernent tout le monde, et il est arrivé qu’un prédicateur musulman soit condamné pour avoir dénigré les symboles d’autres religions. Dans les faits, ce sont essentiellement les chrétiens qui sont condamnés à de la prison ferme pour avoir « blasphémé » contre l’islam. Ces cas se multiplient depuis une dizaine d’années, alors que les lois anti-blasphème existaient dans les textes, mais n’étaient jamais appliquées auparavant.
Le cas de Muhammad Kacé démontre la brutalité que peuvent provoquer ces lois une fois mises en œuvre. Ancien musulman converti au christianisme, il réalisait des vidéos qu’il diffusait sur YouTube pour discuter de sa foi. Ses ennuis ont commencé en 2021 quand il a critiqué un manuel destiné aux écoliers indonésiens, dans lequel il relevait des appels à la haine envers d’autres communautés religieuses. Arrêté par la police indonésienne à la demande du Conseil indonésien des oulémas, il a été torturé de façon ignominieuse, en dehors de tout cadre légal, avant d’écoper de dix ans de prison. Comme lui, d’autres chrétiens qui ont une présence médiatique importante se sont retrouvés derrière les barreaux, tel Apollinaris Darmawan. À 72 ans, il a été traîné en prison en raison de ses vidéos de critique de l’islam qui emportaient un succès important sur internet. Un comité de Youtubeurs chrétiens (ASKRI) s’est constitué pour dénoncer ces cas, mais ils ont le sentiment de prêcher dans le désert : « Les autorités religieuses chrétiennes étouffent les cas que nous dénonçons. Elles espèrent éviter les frictions, mais c’est un mauvais calcul. À chaque fois que l’on cède aux extrémistes, ils vont encore plus loin », explique l’un de ses membres.
Il ajoute que les associations musulmanes sont conscientes de l’importance des prédicateurs qui diffusent leurs discours sur internet. Certaines de leurs vidéos atteignent le million de vues et elles participent à un intense débat interreligieux. Des Indonésiens jeunes consultent ces vidéos, s’interrogent et discutent dans les espaces de commentaires des mérites respectifs de Jésus et de Mohammed. Leurs discussions ne restent pas souvent courtoises et révèlent les fractures du pays. Il existe aussi un important mouvement de conversion qui inquiète les musulmans convaincus que leur religion devrait être celle de la nation.
Or, ces derniers semblent être assez nombreux et puissants pour agir sur l’avenir du pays et prétendre le diriger à terme. Pour la première fois, lors des élections de 2024, un candidat sérieux – Anies Baswedan – se présentait avec un programme politique fondé sur l’application d’un islam rigoriste. Certes, il n’a pas emporté l’élection, mais sa campagne démontre que l’archipel, qui se voulait indépendant de toute influence extérieure, subit comme tant d’autres des influences de la Péninsule arabique.
L’islam à l’indonésienne, tolérant, dont les hauts représentants s’assuraient capables de relever le défi de la confrontation entre cette religion et la modernité, vit son déclin. Comme dans tous les pays traversés par la question de la réforme de l’islam, ceux qui veulent faire évoluer la lecture du Coran perdent du terrain face à ceux qui prétendent revenir à un « islam des premiers temps » idéalisé.