<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’influence, une fonction stratégique pour l’armée française

13 novembre 2023

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : Les grandes batailles à venir de l’armée de terre. Credit:NICOLAS MESSYASZ/SIPA/2107102232
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L’influence, une fonction stratégique pour l’armée française

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Une guerre se gagne aussi par les capacités d’influence d’une nation. Si la France en a longtemps fait les frais, elle a décidé de répliquer en faisant de l’influence une fonction stratégique française. Entretien avec l’officier général en charge de la lutte informationnelle au sein des armées.

Propos recueillis par Pierre d’Herbès

Article paru dans le numéro 48 de novembre 2023 – Espagne. Fractures politiques, guerre des mémoires, renouveau de la puissance.

En 2022, l’influence est devenue la 6ᵉ fonction stratégique française : quels enjeux ont mené à cette évolution ? 

Vu des armées, la création de cette fonction stratégique marque la prise en compte du champ des perceptions dans toutes les réflexions et dans la mise en œuvre de stratégies de toute nature. Aujourd’hui plus qu’hier, avec la numérisation de l’information et son corollaire qu’est l’explosion des réseaux sociaux, l’action sur les perceptions des activités humaines est devenue incontournable.

C’est pourquoi, la Revue stratégique nationale de 2022 a effectivement érigé l’influence en fonction stratégique. Cependant, le sujet de l’influence n’est pas nouveau dans les armées : l’évolution récente montre la volonté de faire davantage et mieux dans ce domaine. Il s’agit aujourd’hui de chercher à combiner plus étroitement les effets produits par des actions de natures très diverses pour renforcer l’influence de la France, cela dans des champs variés : militaires, diplomatiques, culturels, etc.

Par ailleurs, nous sommes confrontés à une forme d’asymétrie dont profitent nos compétiteurs, en particulier la Russie. Dans le cadre de ses opérations d’influence, la Russie déploie toutes sortes de modes d’action dont certaines vont à l’encontre du droit international et des droits fondamentaux. On peut citer par exemple le charnier de Gossi, au Mali en avril 2022. Des mercenaires russes et des soldats maliens ont été détectés en train d’enterrer des corps pour constituer un faux charnier et accuser la France de crime de guerre. Nous respectons un ensemble de règles de droit et d’éthique et ce genre de pratique n’est évidemment pas envisageable pour nous. Nous compensons en travaillant d’abord sur la vérité et les faits. Or cet exercice s’avère de plus en plus difficile. Car chaque jour, nous sommes confrontés à l’inflation des fakes news, dopées notamment par l’explosion des deep fakes créés par des IA, qui saturent de plus en plus l’espace informationnel. Nous sommes donc confrontés à un véritable défi technologique qui impose une sorte de course de fond entre la capacité à produire du faux et la capacité à le détecter. Le rôle des plateformes (GAFAM) est essentiel, car l’enjeu de régulation de ce secteur en pleine explosion est incommensurable. In fine, le principal enjeu résidera sans doute dans la capacité des opinions publiques à distinguer le vrai du faux. Il en va de l’avenir de nos démocraties et du vivre-ensemble.

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Comment caractériseriez-vous les opérations d’influence antifrançaise en Afrique ? Quid d’autres régions où la France doit défendre ses intérêts ?

L’Afrique est aujourd’hui le théâtre d’une forme de guerre informationnelle qui dure maintenant depuis plusieurs années. L’armée française y est directement visée via des attaques informationnelles qui tendent à miner sa légitimité auprès des populations locales et rendre ainsi sa présence de moins en moins comprise et de moins en moins tolérée. Nous avons beaucoup appris en Afrique dans le domaine de la lutte dans les champs des perceptions. On voit par exemple comment les réseaux sociaux sont utilisés comme des caisses de résonance par des minorités agissantes qui parviennent ainsi à imposer leurs choix politiques à des pays entiers. Ce paradoxe a d’ailleurs été mis en évidence par une enquête du Timbuktu Institute. L’étude montrait qu’une minorité urbaine, jeune et connectée, non confrontée à la menace terroriste, imposait des choix politiques à des populations plus rurales, connectées, plus nombreuses et directement exposées à la menace terroriste. Les réseaux sociaux sont donc employés comme des multiplicateurs de force qui rendent prescriptives des opinions qui ne sont pas forcément représentatives de ce que pense la majorité d’un pays.

Ces enjeux concernent évidemment d’autres régions dans le monde même s’ils diffèrent dans les modes d’action. Dans l’océan Indien par exemple, la France est confrontée à des manœuvres informationnelles qui visent à amplifier certains différends avec Madagascar. Quand des tensions surgissent à Mayotte ou avec les Comores, on voit des groupes étrangers surgir sur les réseaux sociaux pour réclamer l’indépendance de Mayotte ou remettre en cause la présence de la France dans le canal de Mozambique.

La région indopacifique concentre des enjeux similaires, mais les procédés y sont très différents. On ne peut pas parler de guerre informationnelle, offensive et directe, mais plutôt d’opérations d’influence multidomaines qui concernent la culture, l’économie, les transports et qui vont par exemple viser à valoriser l’action d’un acteur majeur dans cette région.

Pouvez-vous nous décrire les grandes lignes de la doctrine de l’armée française sur les opérations d’influence ? Et dans cette optique, quel est le rôle de votre cellule à l’état-major des armées ?

Une doctrine militaire de lutte informatique d’influence (L2I) a été publiée en octobre 2021 pour organiser et structurer le combat de l’information mené dans le cyberespace. La lutte informatique d’influence (L2I) désigne les opérations militaires conduites dans la couche informationnelle du cyberespace pour y détecter, caractériser et contrer les attaques, renseigner ou faire de la déception, de façon autonome ou en combinaison avec d’autres opérations. L’emploi de la L2I est encadré et soumis, comme toute autre arme ou méthode de guerre, aux principes et règles du droit international. Les opérations de L2I se déroulent exclusivement en dehors du territoire national.

Une doctrine plus globale, qui inclut la L2I et qui cadrera nos actions dans le domaine de l’influence et de la lutte informationnelle, est en cours de réécriture et d’adaptation pour prendre en compte le changement de dimension induit par le statut donné à la fonction d’influence dans la stratégie nationale. Elle prendra donc en compte la place croissante occupée par la bataille de l’influence dans l’ensemble des activités militaires. La Revue nationale stratégique prévoit l’élaboration d’une stratégie nationale d’influence, qui doit venir coiffer et coordonner l’ensemble des actions portées par les ministères et entités concernés par sa mise en œuvre, dont les armées.

La guerre en Ukraine influence beaucoup nos réflexions. Le retour de la guerre de haute intensité en Europe impose un changement de paradigme. Nous sortons d’une forme de confort opérationnel et d’engagements choisis (Mali, Afghanistan, etc.) pour rentrer dans une logique d’engagements imposés avec des affrontements de haute intensité. La mise en œuvre de la fonction influence est nécessairement concernée. Il importe en effet de pouvoir mener de véritables actions de guerre informationnelle face à des pays déjà dotés de dispositifs actifs et efficaces dans ce domaine de lutte. Comme eux, nous devons être capables d’occuper le champ informationnel de manière significative pour agir de manière décisive sur les perceptions en luttant en particulier contre les manipulations de l’information. L’enjeu est d’imposer nos narratifs afin d’éviter une sorte de vide qui serait propice à toutes sortes de manipulations de l’information qui nuirait aux actions de nos armées.

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Cette perspective positive se complète d’une autre défensive. Celle-ci prend acte que le champ des perceptions est au cœur d’une bataille que nous livrent nos compétiteurs stratégiques. Comme on l’a vu, ces derniers y sont très actifs et déploient tout un spectre d’actions, de méthodes et de procédés qui visent à nuire à la légitimité, la crédibilité et la capacité des armées françaises à agir là où elles sont déployées en multipliant la diffusion de fausses informations. Le Sahel rentre dans ce cas de figure. Nous y menons des actions pour documenter et expliquer en transparence les actions de l’armée française.

L’objectif est par exemple d’améliorer notre organisation pour mieux cerner et comprendre le champ des perceptions : savoir ce qui s’y passe, décider ou non d’agir puis déployer les contre-mesures appropriées. Dans cette optique, nous combinons la manœuvre de différents effecteurs et différentes entités produisant des effets dans le champ informationnel pour contrer les attaques ou les manœuvres qui nous visent. Elles sont très nombreuses.

Nous sommes également attentifs à collaborer de manière cohérente avec la sphère privée. D’un point de vue capacitaire pour suivre par exemple les évolutions dans le domaine de l’intelligence artificielle, notamment dans la détection des deep fakes. Nous suivons donc ce que font certaines start-up ou certains grands groupes. Par ailleurs, une stratégie d’influence doit être multidomaine, nos activités se recoupent parfois avec ce que font des entreprises privées. C’est le cas des activités d’OSINT (Open Source Intelligence, NDLR) qui sont incontournables pour combattre les fausses informations.

Peut-on parler d’un changement culturel dans l’approche française concernant l’action sur son environnement cognitif ?

Je ne pense pas que l’on puisse parler d’une révolution culturelle dans ce domaine. Déployer des actions d’influence a toujours été au cœur de la conception de nos actions à l’extérieur de nos frontières. Les armées n’agissent pas sur le territoire national dans ce domaine. Il serait plus cohérent de parler d’un changement d’échelle. De ce que nous pouvons voir en Afrique et en Ukraine, nous sommes confrontés à des compétiteurs capables de saturer rapidement le champ informationnel et ainsi de l’influencer à son avantage. Pour faire face à ce phénomène de massification, nous devons donc changer d’échelle et massifier nous-mêmes nos capacités à produire des effets et à contrer les manipulations de l’information.

Par ailleurs, nous devons aussi chercher à travailler dans le domaine avec nos partenaires et nos alliés. Aujourd’hui, le cadre naturel de l’action des armées françaises est celui de la coalition, au sein de l’OTAN, l’UE, l’ONU ou bien dans des coalitions ad hoc. Pour le formuler autrement, ce que l’on fait assez naturellement depuis des années dans le champ matériel et cinétique, dans le cadre d’opérations interarmées, doit aussi devenir un automatisme dans le domaine de l’influence et de la lutte informationnelle.

Chaque contexte opérationnel et politique doit donc pouvoir disposer d’outils et de procédés d’influence, que ce soit dans le cadre d’un engagement national, bilatéral ou multilatéral. Au Sahel, la France agissait ou agit à titre national. Mais quand les missions européennes de formations sont victimes de désinformation en Centrafrique ou au Sahel, une coordination avec l’UE et avec les nations engagées dans ces missions est nécessaire. C’est donc une affaire de contingences. L’OTAN produit à ce titre un important effort de communication et de pédagogie sur l’ensemble des actions qu’elle mène sur le flanc est de l’Europe pour renforcer sa posture défensive et dissuasive vis-à-vis de la Russie. L’alliance mène pour ce faire des opérations de communication qui accompagnent les déploiements opérationnels dans les pays baltes, en Méditerranée et en Atlantique Nord.

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L’armée française est, en Afrique, exposée à des attaques informationnelles en continu. Elles sont destinées à décrédibiliser son action auprès des populations locales et attiser le rejet de la France. Ces attaques vont des simples photomontages et visuels propageant des fausses informations – pillage de l’or au Mali, fourniture d’armes à des groupes armés terroristes, etc. – à des opérations plus complexes de falsification. La plus célèbre est celle de Gossi, au Mali, en 2022, où mercenaires russes et soldats maliens déplacent des corps près d’une base française rétrocédée aux forces armées maliennes. L’objectif est de faire croire à un charnier dont l’armée française serait responsable. La manipulation, captée par un drone, est documentée, médiatisée puis éventée.

Plus récemment, le 28 août, au Niger, l’armée française était de nouveau ciblée par une attaque informationnelle fallacieuse. Un faux ordre de mission, baptisé « opération Phoenix », circule sur les réseaux sociaux : il révèle l’imminence d’une opération militaire française contre la junte nigérienne. Truffé de fautes grossières, il n’en imite pas moins les procédures de l’armée française, trahissant un certain degré de préparation. Là encore, la médiatisation des incohérences de ce faux et de ses erreurs, comme la mention d’un régiment inexistant, le 1er REI, permet de le démystifier et de révéler une opération malveillante.

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