Pour le poète, homme d’État et penseur Léopold Sédar Senghor, la conférence de Bandung, cette « conférence du bout du monde » qui s’est déroulée pendant une semaine dans la belle station climatique de l’île de Java, ancienne ville d’eau fréquentée par les milliardaires hollandais, s’est ouverte le 18 avril 1954, jour de la mort d’Albert Einstein, dont les vues « progressistes » et pacifistes ont trouvé un certain écho sur l’île indonésienne de Java.
C’est, comme l’écrit Senghor, « l’événement le plus important depuis l’époque de la Renaissance », et il le décrit comme un gigantesque « lever de rideau », car il décrète la « mort du complexe d’infériorité des peuples colonisés ». Citant Electre de Jean Giraudoux, le géographe Yves Lacoste, considéré comme le père de l’école géopolitique française, affirme que Bandung « s’appelle l’aurore ». Ces citations, si on les dépouille du lyrisme et des espoirs de leur époque, ont le pouvoir de prophéties auto-réalisatrices qui n’ont pas épuisé leur force d’attraction. Bien sûr, depuis qu’elles ont été dites, dans la flamme romantique de leur temps, les désillusions ont été nombreuses parmi les peuples décolonisés du Sud, mais il faut se replacer dans l’atmosphère de cette époque d’espoir et de lutte, animée d’une énergie prodigieuse.
Alors que la scène diplomatique internationale était confinée depuis des siècles à la zone euro-méditerranéenne, étendue au Proche-Orient, à partir des Croisades puis de la montée en puissance de l’Empire ottoman, en expansion depuis 1526 avec la victoire de Mohács contre les Hongrois, les pays, dans la quasi-totalité des cas d’anciens colonisés, prirent à leur tour la parole et tentèrent d’agir, car si, « la beauté est le caractère de la statue, l’action est celui de l’homme ». Ils se sont réunis pour créer, au-delà du sentiment fondamental de solidarité qui les unissait, au-delà de leur diversité, afin de constituer un forum, de créer un groupe de pression ou un mouvement international d’un type nouveau, bien loin des traditionnels concerts, ou autre diplomatie de cabinet. Leur rôle a souvent été réduit à une pure fonction de tribune, mais en réalité ils étaient plus que cela, car ils parvenaient, parfois, à influencer, ne serait-ce que marginalement, le cours des événements mondiaux.
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Richard Wright, un Noir américain de 47 ans, ancien membre du Parti communiste, exilé à Paris en 1947 et présent à l’ouverture de la conférence, en a immédiatement saisi la portée. « Je n’avais pas plus tôt atteint la tribune de presse […], que j’ai senti que j’assistais à une réunion d’une immense signification historique. Toutes les religions, presque toutes les races, toutes les tendances politiques, et un milliard et demi de personnes habitant 32 651 820 kilomètres carrés de la surface de la terre étaient représentés ici. Avant de s’envoler pour Bandung, il avait effectué un important travail de documentation, ayant demandé au sociologue Otto Klineberg un questionnaire pour recueillir les opinions des Européens et des colonisés sur les questions du colonialisme, de l’impérialisme et du racisme. Après Bandung, il a publié un rapport, peut-être le premier et le plus complet sur cet événement historique, intitulé The Human Race speaking. Le titre qui a donné à Bandung le statut de forum où l’humanité s’est exprimée est finalement devenu dans la première version française, Bandoeng, 1,5 milliard d’hommes. En mars 1956, la version américaine est publiée sous un autre titre, The color curtain, allusion au rideau de fer de Churchill prononcé à Fulton en mars 1946.
L’envoyé spécial du Monde, le perspicace et modéré Robert Guillain, ne dément pas cette impression : « De cette conférence, c’est déjà écrit, devrait naître en Europe une machine de guerre contre l’Occident, le début d’un bloc anti-blanc ». Mais la conférence de Bandung a dépassé les limites de la seule politique, les leaders de la génération de Bandung, les Nehru, Sukarno, U nu, Nasser, Nkrumah et bien d’autres n’étaient pas seulement des leaders politiques, ils étaient aussi des leaders spirituels, en ce sens qu’ils avaient su capter et incarner l’esprit de leurs nations, et ces « libérateurs » ont incarné un moment décisif dans l’histoire de ces dernières.
Bandung : un rassemblement « afro-asiatique », ce qui signifie qu’il n’inclut pas tous les pays du tiers-monde. À l’époque, le nombre de personnes vivant dans les pays dits « pauvres » était à peu près le même : sur les 2,5 milliards d’habitants que comptait la planète en 1955, 1,6 milliard vivaient dans des régions où les conditions de vie étaient pires que celles des États d’Europe ou d’Amérique du Nord, dans un rapport de 1 à 10 ou 12. L’Indonésie, l’une des premières colonies occidentales à avoir obtenu son indépendance après la Seconde Guerre mondiale, a accueilli ce rassemblement historique. Sa langue, le bahasa Indonesia, dérivé du malais, est la sixième plus parlée au monde.
Le compte rendu détaillé de la conférence par Richard Wright décrit les enjeux, dont beaucoup sont encore d’actualité aujourd’hui : gauche et droite, race et religion, communisme, honte raciale, le monde occidental à Bandung. « Si l’Occident ne répond pas ouvertement et de manière désintéressée au défi de l’unité miraculeuse de Bandung, il doit s’attendre à voir l’Asie et l’Afrique tenter de sortir de leur stagnation sous la direction de Chou en Lai, de ses théories drastiques et de ses interminables sacrifices séculaires ». N’en est-on pas arrivé là aujourd’hui ?
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