Livre – Jacques Bainville. Les lois de la politique étrangère

24 avril 2021

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Photo : Les lois de politique étrangère, Bainville. Crédit photo - Unsplash
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Livre – Jacques Bainville. Les lois de la politique étrangère

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« La vie des peuples a comme des lois fixes » disait Jacques Bainville (1879-1936). Un principe de réalisme et de sagesse, que l’on semble constamment oublier tant la politique est dominée par les idéologies, et les émotions.

 

Connu pour sa remarquable biographie de Napoléon et son Histoire de France constamment réédités jusqu’à nos jours, Jacques Bainville fut aussi un analyste hors pair de la politique internationale. La diffusion de ses idées et de ses écrits allait bien au-delà de sa famille politique, l’Action française. Bainville considérait que la politique est toujours régie par des lois et qu’elle est toujours l’œuvre des hommes. De l’expérience de ceux-ci et des grandes permanences de l’Histoire, il est possible de déduire le futur et de se prémunir par l’action des dangers qu’il recèle. Dans un livre prophétique, Les conséquences politiques de la paix, publié en 1919, rédigées à chaud, annonce avec vingt ans d’avance comment les erreurs de jugement des vainqueurs aboutiront à la Seconde Guerre mondiale. Il annonça toute l’entre-deux-guerres : l’avènement de Hitler, l’Anschluss, l’invasion de la Tchécoslovaquie, le pacte germano-soviétique, l’agression contre la Pologne et la nouvelle guerre européenne qui s’ensuivit. Jacques Bainville ne fut pas écouté. Il mourut en 1936, avant la catastrophe que la France n’avait pas su conjurer. L’auteur de la célèbre formule « Une paix trop douce pour ce qu’elle a de dur et trop dure pour ce qu’elle a de mou » estime que « La paix a conservé et resserré l’unité de l’État allemand. Voilà ce qu’elle a de doux ».

Cette concession essentielle n’aggrave pas seulement pour le désarmement les difficultés de la surveillance. Nous répétons que la puissance politique engendre toutes les autres, et un État de 60 millions d’hommes, le plus nombreux de l’Europe occidentale et centrale, possède dès maintenant cette puissance politique. Tôt ou tard l’Allemagne sera tentée d’en user. Elle y sera même poussée par les justes duretés que les Alliés ont mises dans les autres parties de l’acte de Versailles. Tout est disposé pour faire sentir à 60 millions d’Allemands qu’ils subissent en commun indivisiblement un sort pénible. Tout est disposé pour leur donner l’idée et la faculté de s’en affranchir, et les entraves elles-mêmes serviront de stimulants ».

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Auteur d’une Histoire de France réputée et d’un lumineux Napoléon, Bainville avait profondément médité sur les rapports entre la France et l’Allemagne, dans l’histoire des deux peuples, complétée toujours pendant la guerre par l’Histoire de trois générations. L’incompatibilité de l’Allemagne unie avec l’équilibre européen l’avait, dès le déclenchement du conflit, averti sur les difficultés des chemins de la paix. Pour y aboutir, il ne faudrait pas démolir l’Autriche avance-t-il, mais la réintroduire comme un coin entre le germanisme et le slavisme « sorte de gendarme européen au Sud de l’Allemagne et aux portes de l’Orient », afin que ce rôle ne revienne pas à l’Empire allemand. On a vu la hâte qui fut prodiguée pour précipiter le vieil empire des Habsbourg dans l’abîme. Il faut dénoncer « la vieille complicité de l’Allemagne et de la finance internationale », jugement assez brutal, à bien des égards, et faire payer, l’Allemagne et réorienter les courants d’investissements en Europe… une proposition qui, aux yeux du lecteur actuel, revêt une curieuse résonance.

Enfin, il ne faut pas chercher à instaurer « une République allemande » à la place des Hohenzollern, mais laisser s’épanouir les particularismes régionaux en les garantissant par une constitution fédérale. Au lieu de cela nous aurons en 1919 une République de Weimar plus centralisée que ne l’était l’Empire. On retrouvera cette critique maintes fois resurgir jusqu’en 1949. Le concert européen reposait sur un double équilibre, un équilibre mécanique, celui entre les puissances et les systèmes d’alliance, et un équilibre organique, celui d’une communauté de valeurs et de civilisation. Ce double équilibre a fini par se rompre. Les auteurs des Traités de 1919 ont négligé ce double équilibre en émiettant l’Europe centrale et de nombreux États, face à une Allemagne contestataire. Ce fut la critique centrale d’un Bainville. Mais surtout, l’idéologie libérale et démocratique des pères fondateurs, Wilson, Lloyd George, n’a pas résisté au déchaînement des nationalismes, des fascismes, des puissances révisionnistes comme l’Allemagne, l’Italie, la Hongrie. L’unité intellectuelle, morale, juridique du continent n’a pas résisté aux temps nouveaux.

L’essentiel du livre est consacré à la « question allemande » que Bainville a étudiée à fond, ses ouvrages ayant influencé le général de Gaulle. Mais on trouvera aussi quelques pages éclairantes, hélas bien courtes, consacrées à la Russie, où Bainville a séjourné quatre mois en 1916, afin de sonder l’opinion russe à la demande de Philippe Berthelot, secrétaire général du Quai d’Orsay. Il y perçoit une Russie qui s’émancipe de ses tuteurs occidentaux en concevant que « ses idées, sa langue, sa littérature, comme se suffisant à elle-même ». Il y perçoit aussi « l’abîme » qui se creuse entre le tsar et son peuple. Il note aussi que le tsar s’est laissé dominer par la bureaucratie. « C’est là que réside le principe de tous les conflits sérieux en Russie ». Une constatation qui a traversé le temps.

Alors, Bainville, Cassandre ignoré de la première partie du XXe siècle ? Avant Hannah Arendt, il met sur le même pied nazisme et communisme. Avant Raymond Aron, ces totalitarismes sont pour lui des « religions séculières ». Réaliste, il le fut, mais surtout nationaliste, se départissant des théories raciales de Gobineau ou de Vacher de Lapouge. « Le peuple français est un composé. C’est mieux qu’une race ». Comme bien d’esprits supérieurs, il a eu le regret de ne pas avoir participé à la vie politique d’une manière plus active. Éternel dilemme du spectateur engagé.

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À propos de l’auteur
Eugène Berg

Eugène Berg

Eugène Berg est diplomate et essayiste. Il a été ambassadeur de France aux îles Fidji et dans le Pacifique et il a occupé de nombreuses représentations diplomatiques.
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