<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’US Navy face à la Marine de libération du peuple, vers une nouvelle Maritime Strategy ?

7 mars 2023

Temps de lecture : 8 minutes
Photo : Le porte-avions de classe Ford USS Gerald R. Ford (CVN 78), à l'avant, et le porte-avions de classe Nimitz USS Harry S. Truman (CVN 75) traversent l'océan Atlantique, le 4 juin 2020, marquant la première fois qu'un porte-avions de classe Nimitz et un porte-avions de classe Ford opèrent ensemble en mer. Crédit : Wiki commons
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L’US Navy face à la Marine de libération du peuple, vers une nouvelle Maritime Strategy ?

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Le 3 mars 2021, l’amiral James Hayward s’éteignait. L’US Navy (USN) perdait alors l’un des derniers architectes d’une stratégie navale pour contrer une grande puissance, l’Union soviétique. Alors que la Navy se prépare activement à une confrontation avec la Marine de l’armée de libération du peuple (PLAN en anglais), évoquer la Maritime Strategy de l’ancien CNO1 et le dernier face-à-face entre marines nucléaires océaniques offre des pistes pour analyser les positions de ces deux rivaux dans le Pacifique. 

À la fin des années 1990, grâce à une stratégie crédible face à la marine soviétique, l’USN a « gagné la guerre avant la guerre » précipitant l’effondrement de l’URSS. Si le parallèle avec la situation actuelle paraît tentant, il demeure limité par plusieurs aspects. Cependant, comme à l’époque d’Hayward, compte tenu du caractère éminemment naval des rapports de force dans la région, relancer la réflexion stratégique navale semble primordial pour éviter d’être pris au dépourvu si une confrontation devait survenir.

Analyse de la situation de la PLAN : une géographie contrainte

Grâce à un développement fulgurant, la PLAN est devenue la première marine du monde en nombre de navires, situation que l’USN n’a pas connue depuis la réorganisation de la marine soviétique par Gorshkov dans les années 1960. Encore en 2022, elle a admis au service actif ou lancé quasiment autant de navires de premier rang qu’en compte la marine nationale. Originellement dédiée à la protection des côtes, la PLAN s’est modernisée pour devenir une marine océanique, ses missions évoluant vers la protection des intérêts maritimes chinois dans le monde. Outre ces ambitions globales, elle conserve une responsabilité majeure, celle d’assurer la capacité de frappe en second.

La dissuasion nucléaire est capitale dans le rapport de force entre les deux puissances et les récents efforts consentis par Pékin dans ce domaine face au durcissement des relations sino-américaines le confirment. Dans ce cadre, en Chine comme chez les quatre autres membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, la permanence en mer de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) indétectables garantit que même en cas d’attaque-surprise, aussi destructrice soit-elle, le pays sera en mesure d’infliger à coup sûr des destructions inacceptables à l’assaillant. Pékin possède des SNLE de classe Jin (type 094) dotés de missiles intercontinentaux JL-2. Cependant, cette capacité est entachée côté chinois par plusieurs fragilités : ces sous-marins ne sont pas réputés très discrets et les missiles JL-2 sont crédités d’une portée de 7 200 km, insuffisante pour atteindre le territoire continental américain depuis la mer de Chine méridionale (MDCM). C’est en effet le dernier point de fragilité chinois : la base des SNLE se situe sur la presqu’île de Hainan au cœur de la MDCM.

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La Chine pâtit d’une situation géographique singulière concernant son accès à l’océan. Ses côtes sont encerclées par des chapelets d’îles qui la séparent des eaux profondes : la « première chaîne d’île ». Pour les SNLE chinois, cette géographie complexifie leur accès aux grands fonds où ils pourraient se diluer et demeurer indétectables. Cet enclavement rappelle celui du bastion soviétique.

De plus, la proximité entre Taipei et Washington combinée au réchauffement des relations entre les Philippines et les États-Unis font du canal de Bashi un passage obligé menacé pour les sous-marins chinois. 

Face à cette situation, la stratégie chinoise vise en premier lieu à interdire l’accès à l’intérieur de la première chaîne d’îles. À cette fin, la Chine a investi fortement dans ses capacités d’interdiction : frappes en mer depuis les airs avec le nouveau missile aéroporté antinavire hypersonique YJ-21 ou frappes par les moyens de la force de mise en œuvre des missiles (PLARF2 ), notamment par les missiles DF21D et DF26 crédités de capacités antinavires à plus de 1 000 km, moyens de détection spatiaux, ou encore, militarisation des îlots de la MDCM. Ainsi, Pékin cherche à mettre en place un bastion comparable à la mer de Mourmansk qui lui garantirait la sécurité de ses SNLE. Reste la question de la portée de ses missiles. Or depuis mars 2022, l’US strategic command considère que les sous-marins chinois sont dotés de missiles de classe JL-3 dont la portée dépasserait les 12 000 km mettant un tiers du territoire américain à portée de la MDCM.

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La stratégie de bastion reste toutefois fragile comme la Maritime Strategy l’a montré. L’accès des SNLE chinois à la haute mer reste la seule garantie de leur invulnérabilité, or elle passe par la reprise de Taïwan. Cet objectif nécessite d’isoler l’île rebelle du soutien de l’USN et donc de sécuriser des accès pour projeter ses navires au-delà de Taïwan. L’augmentation du nombre de passages dans le détroit de Miako et les entraînements à proximité des Ryukyu s’inscrivent dans cette logique tout comme le déploiement du groupe aéronaval Liaoning en décembre 2022. Face à cette recrudescence d’activité, le Japon, accélère la militarisation de l’archipel des Ryukyu avec encore récemment l’annonce du déploiement de missiles antiaériens sur l’île de Yonaguni à une centaine de kilomètres de Taïwan.

Parallèlement, la Chine poursuit d’intenses travaux de cartographie des fonds marins dans le Pacifique afin de maîtriser les routes de ses forces sous-marines et cherche à exclure les compagnies étrangères de la pose de câbles sous-marins afin de contrôler ce qui gît au fond des océans.

Les capacités militaires de la PLAN restent cependant encore limitées. Aucun de ses deux groupes aéronavals ne semble pour le moment en mesure d’opérer des missions de maîtrise de l’espace aéromaritime autour de Taïwan ou de protéger des voies d’approvisionnement. En lutte anti-sous-marine également, les performances chinoises restent inférieures à celles de l’USN, n’ayant pas l’expérience des opérations de théâtre des marines occidentales. Ainsi, la sécurisation des accès aux grands fonds demeure fragile pour la Chine.

Enjeux de l’Archipel des Ryukyu (c) Centre d’étude stratégique de la Marine (CESM)

La Maritime Strategy face aux mers de Chine

La dernière confrontation de l’USN avec un adversaire au tonnage comparable, voire supérieur, remonte à plus de cinquante ans. Entre 1969 et 1981, le volume de la Navy a chuté de plus de 1 000 unités à 479 si bien que la marine soviétique, réorganisée par l’amiral Gorchkov, la dépasse en nombre de navires et de missiles. Dans ce contexte, l’administration Carter décide de reléguer l’USN à un rôle d’escorte des convois dans l’Atlantique en cas de conflit entre les deux puissances. Dès lors, Washington envisage de ramener la flotte du Pacifique en Atlantique, c’est la Swing Strategy. À cette époque, l’amiral Hayward commande les forces navales dans le Pacifique. Conscient des lacunes de sa marine en termes de réflexion stratégique, il crée les SSG (Strategic Studies Group) rassemblant les plus brillants officiers sortis des forces opérationnelles afin d’élaborer une stratégie pour défaire l’ennemi en cas de conflit. Leurs travaux aboutiront à la rédaction de la Maritime Strategy adoptée par le secrétaire de la Navy, John Lehman, et le président Reagan.

Capacités et stratégie navale chinoise (c) Centre d’étude stratégique de la Marine (CESM)

Un des objectifs de cette stratégie vise à neutraliser la force de seconde frappe soviétique dans son bastion et conduire des raids sur les centres névralgiques russes en combinant l’emploi des moyens aériens de l’US Air Force et de l’USN soutenu par les forces de l’OTAN. Cette stratégie, délibérément offensive, eut le triple intérêt de redonner confiance à la Navy après les échecs du Vietnam, de développer son agressivité et son audace, instillant parallèlement une inquiétude à Moscou qui contribuera à la chute du régime. Elle a contribué enfin au développement de nombreux projets phares nécessaires à sa réalisation comme le système de défense antimissile Aegis ou les missiles de croisière Tomahawk. Point d’orgue de sa mise en pratique, l’exercice interallié Ocean Safari de 1986 a démontré la capacité de l’USN à lancer des raids depuis ses porte-avions croisant dans les fjords de Norvège grâce à des tactiques de déception poussées. 

À plusieurs égards la Maritime Strategy fait écho à la situation qui oppose l’USN et la PLAN. Si les rapports de force ne sont pas encore inversés, la PLAN dépasse numériquement sa rivale et continue de croître. Il en va de même pour le nombre de missiles antinavires. Au-delà de ces considérations numériques, la situation des bastions soviétique et chinois présente des similitudes. Comme à cette époque, l’USN possède l’avantage dans la performance de ses moyens anti-sous-marins (ASM) : sous-marins Virginia, T-AGOS, P8. Elle dispose également d’une capacité à frapper depuis la mer avec ses groupes de porte-avions. Enfin, elle est confrontée en MDCM à une stratégie de déni d’accès comparable à celle mise en place au large de la péninsule de Kola.

(c) Centre d’étude stratégique de la Marine (CESM)

En revanche, deux points majeurs diffèrent. Premièrement, l’USN ne peut pas s’appuyer sur les bases de Norvège et le soutien de l’OTAN pour mettre en œuvre bombardiers et avions de patrouille maritime ni sur les moyens ASM de l’Alliance. Deuxièmement, le SSG avait conclu qu’en cas de conflit, les sous-marins d’attaque se regrouperaient dans le bastion pour protéger les SNLE et ne franchiraient pas la ligne GIUK3. Il est peu probable que cette analyse s’applique à la Chine où les faibles fonds de la MDCM sont peu propices à cette tactique. Même si cette comparaison a des limites et que l’USN ne montre pas de velléités de menacer le bastion chinois, le caractère primordial de l’accès des sous-marins chinois à la haute mer offre des clés de compréhension sur la situation dans le Pacifique : discussions entre les Philippines et les États-Unis sur la réouverture de la base de Subic Bay, militarisation de l’archipel des Ryukyu, développement des moyens ASM japonais ou encore accords AUKUS et développement de SNA australiens. Alors que l’OTAN surveillait la ligne GIUK, les États-Unis ont besoin d’alliés pour verrouiller la première chaîne d’îles et Taïwan joue un rôle primordial à cette fin. 

Quel rôle pour la marine nationale ?

Dans l’hypothèse d’une confrontation entre les deux puissances, si l’alliance entre la France et les États-Unis amenait la marine nationale à y participer, quel serait son rôle ? Compte tenu des élongations, il serait complexe de maintenir des moyens français conséquents pour participer au bouclage de la première chaîne d’îles. Les marines japonaise ou australienne semblent plus à même de remplir cette mission. En revanche, la marine dispose d’atouts pouvant contribuer à la stratégie évoquée. Son niveau remarquable en lutte ASM est reconnu par l’USN et, avec le déploiement Marianne en 2020-2021, elle a prouvé sa capacité à opérer un sous-marin nucléaire d’attaque dans cette région. La France est d’ailleurs la seule alliée des États-Unis avec le Royaume-Uni à opérer ce type de navire. Des renforts ponctuels en ASM pour une escorte ou un pistage pourraient ainsi être envisagés.

L’autre rôle essentiel associé à une confrontation des deux puissances globales concerne les flux maritimes : approvisionnements énergétiques ou de matières premières, les flux commerciaux des alliés nécessiteront une protection et ceux de l’adversaire un embargo selon les tactiques adoptées. La marine nationale pourrait participer en coalition à la protection de ces flux en océan Indien entre Malacca et Suez. À l’inverse, grâce à son groupe aéronaval, la France serait en mesure d’assurer le contrôle d’une zone maritime pour menacer les flux adverses dans un passage stratégique comme les détroits de Malacca ou de la Sonde. Elle pourrait également bloquer une base navale chinoise à l’étranger comme celle de Djibouti. 

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Au-delà du développement d’une stratégie visant à défaire la marine soviétique, l’amiral Hayward a surtout eu le mérite de redévelopper la réflexion stratégique au sein de l’USN. Il a également changé l’état d’esprit de ses marins vers plus d’initiative et d’audace. Alors que l’USN se retrouve aujourd’hui face à un compétiteur stratégique, le développement d’une nouvelle Maritime Strategy semble plus que jamais d’actualité. Si rien n’indique qu’un conflit soit inévitable entre les deux grandes puissances, la planification reste un moyen d’éviter la surprise et également de dissuader son adversaire. Enfin, comme à l’époque de la guerre froide, la maîtrise de l’activité sous-marine et des fonds marins demeure au cœur de la lutte entre les deux marines. Dans ce contexte la marine nationale possède bien des atouts précieux. Si la stratégie française en Indopacifique a été définie en 2019, il semble donc probable qu’elle doive être approfondie dans le domaine naval.

1 CNO : Chief of Naval Operations, chef d’état-major de l’US Navy.

2 People’s Liberation Army Rocket Force.

3 GIUK : Groenland, Islande, UK, ligne surveillée par les alliés pour éviter la dilution des sous-marins russes dans l’océan Atlantique.

À propos de l’auteur
Jérôme Henry

Jérôme Henry

Officier de la Marine nationale
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