L’usage des poisons par les services russes

7 décembre 2023

Temps de lecture : 4 minutes
Photo : Le poison, une solution politique ? (c) unsplash
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L’usage des poisons par les services russes

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Sur fond de guerre sanglante en Ukraine, en novembre 2023, les rumeurs d’empoisonnement aux métaux lourds de l’épouse de Kirilo Boudanov, le chef de la direction du renseignement militaire ukrainien, le GUR, ont ravivé les craintes occidentales autour de l’utilisation des poisons comme arme létale par les services de renseignement russes.

L’utilisation de substances toxiques en vue d’éliminer les opposants politiques n’est pas une nouveauté en Russie. Dans son ouvrage intitulé Le Laboratoire des poisons[1] publié en 2007, le journaliste russe Arkadi Vaksberg, décédé en 2011, montre comment depuis Lénine, l’État soviétique, puis la Russie post-soviétique, ont eu recours au poison pour assassiner dissidents et espions. Les exemples d’empoisonnement par les services russes y foisonnent et épouvantent le lecteur par leur cruauté.

Le « Cabinet spécial »

Vaksberg rappelle la création par Lénine lui-même, dès 1921, d’un laboratoire secret de produits toxiques – désigné par l’euphémisme « Cabinet spécial » – dont l’objectif était de « tuer les ennemis du régime ».

En 1937, le « laboratoire des poisons » fut officiellement placé sous la houlette du NKVD[2] et installé au 11 rue Varsanofievski à Moscou dans un bâtiment proche de l’immeuble de la Loubianka, où se succèdent depuis 1917, les services de sécurité de la Tchéka[3] au FSB[4]. Le docteur Grigori Maïranovski, surnommé, à l’instar de Josef Mengele, « Docteur La Mort » par l’auteur, y officiait en toute légitimité. « La nuit, on transportait les cadavres vers le crématorium. Ainsi, le laboratoire et les sous-sols faisaient-ils partie d’une même terrible machine »[5].

Au fil des décennies, la mise au point et l’utilisation de différentes substances hautement toxiques ont permis de déguiser des assassinats secrets en morts naturelles. Pendant la Grande terreur stalinienne, ce fut le cas d’un certain Abram Sloutski, chef du service de renseignement extérieur, assassiné par ses collègues, avec des chocolats fourrés au cyanure sur ordre du commissaire du Peuple à l’intérieur, Nikolaï Iejov, dit « Le Nain sanglant ».

Les services soviétiques n’hésitent pas à se déplacer à l’étranger pour liquider par le poison leurs opposants comme l’a montré l’empoisonnement à la tuberculine – un extrait du bacille tuberculeux – par la Guépéou[6], en 1928, à Bruxelles, du dernier commandant en chef de l’armée russe antibolchevique, le général Piotr Wrangel. Selon les recherches d’Arkadi Vaksberg, celui-ci mourut après une agonie effroyable qui dura trente-huit jours.

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Ils n’hésitent pas non plus à frapper leurs propres agents à l’étranger s’ils estiment qu’ils ont démérité. En témoigne l’empoisonnement de l’agent Nikolaï Khokhlov à Francfort en 1957 avec un café contenant des sels de thallium radioactifs. Celui-ci fut sauvé in extremis par les services de renseignement américains, qui l’exfiltrèrent outre-Atlantique. Il n’en reste pas moins que, comme le décrit l’auteur : « Le métal passé au préalable par un champ de rayonnement nucléaire très fort, avait commencé à fissionner dans le corps de Khokhlov, brûlant l’estomac et les intestins »[7].

Un exemple particulièrement frappant secoua les services de contre-espionnage britannique pendant la guerre froide : celui du « parapluie bulgare », un dispositif utilisé par les services de renseignement bulgares pour assassiner le romancier bulgare Georgui Markov en 1978 à Londres en lui injectant dans la jambe une toxine très puissante, la ricine.

Un empoissonnement plus connu et médiatisé dans l’ère post-soviétique est celui de l’ancien président ukrainien Viktor Iouchtchenko, empoisonné en 2004 lors de sa campagne électorale, en ingérant de la TCDD, dite « dioxine de Seveso ». Il fut défiguré.

Cet acte commis par les services russes préfigurait l’empoisonnement en 2006, en plein centre de Londres, du transfuge et ancien agent du FSB, Alexandre Litvinenko, par deux agents du FSB avec du polonium, une substance rare, mortelle et hautement radioactive.

Deux avions de la British Airways, un hôtel et plusieurs rues de Londres ont été contaminés. Le journaliste du Guardian et spécialiste de la Russie, Luke Harding, a consacré à cette affaire en 2016 un ouvrage particulièrement bien documenté et intitulé A Very Expensive Poison[8].

En rappelant au lecteur la longue liste des empoisonnements sous la houlette des services de l’État depuis un siècle, l’ouvrage d’Arkadi Vaksberg a le mérite de montrer la continuité de l’action des services de renseignement russes au fil des époques et par là même de nous éclairer sur les pratiques actuelles des services de sécurité russes.

De l’URSS à aujourd’hui

En mars 2018, l’empoisonnement par l’utilisation d’une arme chimique, une substance innervante de qualité militaire, le Novitchok, de l’agent double Sergueï Skripal et de sa fille Yulia par deux officiers des renseignements militaires russes, a marqué une escalade dans le choix des substances utilisées à l’étranger pour supprimer des individus. Cet épisode particulièrement effrayant a montré la détermination des services russes à agir hors des frontières de leur pays. La paisible ville de Salisbury a été contaminée. Un policier britannique, Nick Bailey, est tombé gravement malade tandis qu’une innocente Anglaise de 44 ans, Dawn Sturgess, est décédée après avoir été exposée au Novitchok.

Mais le poison n’est pas réservé aux espions : le journaliste et activiste russe Vladimir Kara-Murza a été empoisonné à deux reprises en 2015 et 2017. Il a miraculeusement survécu.

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Le 20 août 2020, le leader de l’opposition russe, Alexeï Navalny a été hospitalisé après un empoisonnement au Novitchok. Transporté à Berlin sur un vol d’évacuation sanitaire, il a été soigné en Allemagne avant de rentrer en Russie et d’y être arrêté et jugé. Le 2 février 2021, cet avocat et activiste anti-corruption a été condamné à une peine de prison de près de trois ans. Sa condamnation a provoqué des manifestations massives en Russie et aggravé les tensions entre la Russie et l’Occident.

Alors qu’Arkadi Vakberg souhaitait voir « s’enrayer le mécanisme sanglant » de l’usage des poisons après l’assassinat d’Alexandre Litvinenko[9], les rumeurs d’empoisonnement de Marianna Boudanova, l’épouse de Kirilo Boudanov, rendent vraisemblable le fait que cette pratique perdure plus de trois décennies après la chute de l’Union soviétique.

En Ukraine, le 2 décembre 2023, selon l’ONG Information Resistance, 24 soldats russes stationnés en Crimée seraient morts après avoir consommé de la vodka et de la nourriture empoisonnées à la strychnine et à l’arsenic, offertes par deux jeunes femmes sur une base militaire à Simferopol. Cet événement tragique est révélateur des pratiques sanguinaires utilisées également par d’autres services de renseignement héritiers de l’ère soviétique[10].

[1] Arkadi VAKSBERG : Le Laboratoire des poisons, de Lénine à Poutine, Paris, Gallimard, 2007, 371 pages.

[2] Commissariat du Peuple aux affaires intérieures (Narodnij Kommissariat Vnutrennikh Del’).

[3] Commission extraordinaire (Čerezvičajnaja Kommissija).

[4] Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie (Federal’naja Služba Bezopasnosti Rossijskoj Federatsij).

[5] Op.cit. Arkadi VAKSBERG, p.52.

[6] Direction politique d’Etat (Gosudartvennoje Političeskoe Upravlenije)

[7] Op.cit. Arcadi VAKSBERG, p. 321.

[8] Luke HARDING: A Very Expensive Poison, The Definitive Story of the Murder of Litvinenko and Russia’s Threat to the West, Londres, Guardian Faber Publishing, 2016.

[9] Op.cit. Arkadi VAKSBERG, p.363.

[10] Lien.

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À propos de l’auteur
Ana Pouvreau

Ana Pouvreau

Spécialiste des mondes russe et turc, docteure ès lettres de l’université de Paris IV-Sorbonne et diplômée de Boston University en relations internationales et études stratégiques. Éditorialiste à l’Institut FMES (Toulon). Auteure de plusieurs ouvrages de géostratégie. Auditrice de l’IHEDN.
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