Lutte informationnelle contre l’industrie de défense

23 janvier 2025

Temps de lecture : 8 minutes

Photo : Manifestation contre le réarmement et la militarisation, Allemagne 2024// SIPA/2410051750

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Lutte informationnelle contre l’industrie de défense

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L’industrie de défense française subit de nombreuses attaques informationnelles qui menacent ses bases et son futur. Analyse des cibles et des méthodes d’attaque. 

Article paru dans la Revue Conflits n°54, dont le dossier est consacré aux ONG, bras armés des États.

« La presse est le quatrième pouvoir, mais souvent elle devient la cinquième colonne des intérêts puissants. » Howard Zinn, historien, auteur et militant pacifiste américain, surtout connu pour son ouvrage Une histoire populaire des États-Unis, voyait dans les médias de la fin du xxe siècle des complices des structures de pouvoir plutôt que des défenseurs de l’intérêt public. Si le rôle joué par les organisations non gouvernementales (ONG) dans la guerre économique – via le lobbying sur les critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) ou les actions d’éclat visant directement l’opinion publique – est bien connu, la production rationnelle d’investigations journalistiques parrainées par des fonds d’investissement extra-européens se fait plus discrète.

Pourtant, ces productions diffusées sur nos grandes chaînes de télévision publique ciblent directement l’industrie de défense, et donc, les intérêts nationaux et européens.

Une cible de choix

Parmi les industries régulièrement ciblées par les ONG écologistes ou militantes des droits de l’homme, l’industrie de défense est en première ligne. Et pour cause, elle fait partie des rares activités qui ne produisent pas de biens de consommation ou de biens intermédiaires impactant le pouvoir d’achat des populations. Or, l’argument principal, celui de la souveraineté, qui justifie à lui seul l’existence d’une BITD nationale et le soutien qu’elle reçoit du gouvernement pour entretenir ou conquérir ses marchés à l’export, peine à toucher le cœur de nos concitoyens.

Pour un stratège en relations publiques dont les leviers rhétoriques – écologiques, sociaux, pacifiques, etc. – et les vecteurs de diffusion – réseaux sociaux, médias orientés à gauche, journalistes-influenceurs – ne sont que trop nombreux, l’industrie de défense est une cible facile. On ne peut cependant réduire les mobiles de ses adversaires à leur simple paresse supposée. Ce serait éclipser les motivations idéologiques et, potentiellement, économiques, qui alimentent de telles attaques contre cette industrie.

Dans son audition à huis clos du 6 avril 2021, le général de corps d’armée Éric Bucquet, alors directeur du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) – service du premier cercle chargé du contre-espionnage – s’exprimait en ces termes : « Je pense que lorsqu’une ONG bloque un port français pour empêcher l’exportation d’armes [en référence à l’affaire du cargo saoudien Bahri Yanbu dans le port de Cherbourg, en février 2020, NDLR], il y a un intérêt économique derrière. La difficulté étant de le prouver. »

Mais cette difficulté à démontrer l’instrumentalisation concrète de certaines ONG à des fins de guerre économique ne saurait résister, comme le souligne plus loin E. Bucquet, à l’examen de certains faisceaux d’indices.

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Lanceurs d’alertes

Dans le dossier des sous-marins australiens, le « contrat du siècle » perdu par Naval Group à l’automne 2021, l’entreprise s’est préalablement vu la cible de nombreuses attaques réputationnelles. D’abord, avec l’accumulation des soupçons de corruption à son encontre. Ces soupçons s’appuyaient sur l’affaire des sous-marins vendus par Naval Group à la Malaisie, dans laquelle des pots-de-vin auraient été versés au ministre malaisien de la Défense de l’époque, Najib Razak. La corruption supposée du ministre par l’industriel français a été dénoncée fin 2009 par l’ONG anticorruption malaisienne Suaram. Or, quatre ans plus tard, en 2013, Suaram s’est retrouvée au centre de plusieurs enquêtes du gouvernement malaisien sur ses liens financiers opaques avec l’Open Society du milliardaire et philanthrope américain George Soros. Dans le procès récemment relancé, l’ONG a par ailleurs sollicité les services du cabinet d’avocat français Bourdon & Associés, dont le fondateur préside également l’ONG Sherpa financée par… l’Open Society, la fondation Bay & Paul, la fondation Ford, etc.

Ainsi, en 2018, Transparency International avait adressé une lettre à la commission des finances du Sénat australien arguant que l’Australie ne pouvait, et ne devait pas (should not) s’engager dans un projet avec une entreprise au passé si lourd. Plus tôt, en 2018, le cabinet de conseil Malkara, dirigé par l’ancien officier de police australien Chris Douglas, publiait un rapport mettant en cause l’honorabilité de Naval Group et fustigeant l’absence de due diligence sérieuse avant l’octroi du contrat. Manifestement, ce rapport a été jugé digne de confiance puisque le même cabinet s’est ensuite vu déléguer une mission par le comité des comptes publics du Parlement australien.

Cette phase de lobbying « discret » fut suivie par l’activisme de quelques journalistes, think tanks et politiciens influents pour agiter, aux yeux de l’opinion, la menace chinoise grandissante qui rendrait bientôt obsolète les submersibles français. De plus, le discours salissant l’honorabilité de Naval Group a été largement relayé par le sénateur Rex Patrick. Ce sénateur militant serait par ailleurs à l’origine des fuites de documents techniques sur les sous-marins de la classe Scorpène, autre cause de la méfiance vis-à-vis de la fiabilité de DCNS.

Lobbying et critère ESG

En 2012, l’ONG néerlandaise PAX, en coopération avec l’International Campaign to Abolish Nuclear Weapons (ICAN) lançait la campagne « Don’t Bank on the Bomb ». Elle dénonce les institutions financières qui sponsorisent le nucléaire militaire : celles-ci sont nommées, tout comme les destinataires de leurs placements, et figurent dans le Hall of Shame – littéralement « La Salle de la Honte ».

En pointant du doigt plusieurs grandes banques européennes, ces ONG ont réveillé la peur du risque d’image des institutions financières, pourtant essentielles aux dotations de la BITD française et européenne, en particulier les PME. D’autant que les réglementations européennes excusent presque le non-financement de cette activité, en redirigeant les fonds vers les entreprises labellisées par la commission. Dans le rapport d’information sur l’industrie de défense européenne, livré par les députés Jean-Charles Larsonneur et Jean-Louis Thiériot en mai 2024, un conseiller de Thierry Breton estimait que cette législation avait été largement surinterprétée par les protagonistes du monde financier. « Le fait que la défense, dans le cadre de la réglementation européenne sur la taxonomie verte, ne soit pas considérée comme une industrie “verte” par nature, comme du reste de nombreuses autres industries, n’enlève rien à la légitimité d’investir dans cette dernière », poursuit le rapport.

Si les rapporteurs se félicitent des clarifications apportées par Bruxelles sur ces dispositions, il semblerait que les investisseurs craignent tout autant les dénonciations d’acteurs non élus comme les ONG, que les réglementations européennes en la matière. Bien que l’intense lobbying bruxellois, pro et contre la BITD, pèse de tout son poids sur la capacité d’investissement des entrepreneurs, la principale force des ONG se situe dans la caisse de résonance offerte par la presse. Souvent, on trouve à l’origine de ces affaires des collectifs de journalistes, des think tanks, des lanceurs d’alertes qui, s’ils ne fournissent pas directement de casus belli, participent aux campagnes de dénigrement des industriels ciblés.

Figure 1: Issue du rapport d’information des sénateurs Pascal Allizard et Yannick Vaugrenard.

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Une instrumentalisation des médias ?

Les communicants russes ne ratent pas une occasion d’émettre des fakes news, parfois grossière. Mais si la nébuleuse de faux-nez donne parfois le tournis, d’autres acteurs se montrent plus fins en adoptant les verbatim des think tanks reconnus, afin de s’immiscer dans les affaires européennes et diffuser des analyses orientées.

Le site Democratic Center for Transparency (DCT) a été fondé en 2018 comme une organisation de recherche indépendante à but non lucratif. Ce prétendu think tank publie de nombreux articles s’attaquant à l’industrie de défense européenne et organise même des webinaires avec des membres de la commission sur le sujet. En réalité, le DCT est lié à l’entreprise d’influence Informations Brokers International (IBI), dirigée par un groupe de publicistes italien, russe et allemand, qui aurait déjà honoré plusieurs contrats pour le Qatar, contre l’Arabie saoudite et les EAU en France. Si les rapports financiers de ces mercenaires des relations publiques sont difficiles à établir, il en est autrement des « ONG journalistiques » qui florissent depuis le début des années 2000.

En avril 2019, le média d’investigation Disclose publiait une enquête sur les ventes d’armes de la France au Yémen. Fondée sur des documents classés secret défense, cette enquête a fragilisé durablement la position de la France comme partenaire stratégique des puissances du Golfe – zone où le pays reste un fournisseur très secondaire derrière les États-Unis. Disclose participe également au projet transnational EU arms exports, piloté par l’entreprise néerlandaise LightHouse Reports. Cette initiative vise à traquer les matériels européens et s’intéresse en particulier à l’Espagne, la France, l’Italie, les Pays-Bas et le Royaume-Uni. Parmi les collaborateurs, on trouve : Bellingcat, Mediapart, Disclose, mais aussi Arte, Radio France et bien d’autres titres allemands, britanniques, italiens, espagnols…

Figure 2 : Les partenariats de Lighthouse Reports.

La plupart de ces ONG d’investigation sont membres du Global Investigative Journalism Network (GIJN), qui coordonne au niveau international les investigations sur divers sujets, dont le commerce des armes. Il fédère aujourd’hui 248 organisations, réparties dans 90 pays et opère en 12 langues. En France, cinq associations en font partie dont Disclose. Son pendant européen, Investigate Europe, regroupe également de nombreux médias autour de thèmes identiques : Le Monde, Blast, Médiapart, etc.

Si la solidité des enquêtes et l’honnêteté des journalistes impliqués dans ces investigations ne sont pas à remettre en cause, c’est bien la singularité des cibles et l’homogénéité des donateurs qui questionnent la possible instrumentalisation de ces organisations.

En effet, à tous les niveaux de la chaîne, on retrouve les mêmes soutiens financiers, pour la plupart américains ou hollandais. L’Open Society de George Soros, la fondation Rockfeller, Adessium, Wellspring Philanthropic Fund (initialement établi à New York sous le nom hébreu de Matan B’Seter, qui signifie « cadeau caché »), la fondation Ford, le fonds Limelight, ou encore Luminate, créés par le fondateur d’eBay franco-irano-américain, Pierre Omidyar, et bien d’autres. Tous subventionnent à pleine main les initiatives susmentionnées – Forbidden Story, Disclose, et, bien entendu, LightHouse qui jouit d’un réseau de partenaires privilégié en Europe et en France.

De manière générale, les membres de la base industrielle et technologique de défense (BITD) française sont particulièrement ciblés par les ONG. En octobre 2018, les députés Jacques Maire et Michèle Tabarot publiaient les conclusions de la mission d’information sur les exportations d’armement français. L’un des points du rapport permet de classer les pays les plus mentionnés par ces deux organisations. Ainsi, sur la seule année 2019, la France est mentionnée dans près de 70 % de leurs communiqués sur le sujet de l’armement. En reproduisant cette étude sur les communiqués de presse d’Amnesty internationale entre 2008 et 2024, la France apparaît juste derrière les États-Unis, qui restent le plus grand exportateur d’armement de la planète et le premier fournisseur de l’Arabie saoudite. Elle est suivie de près par le Royaume-Uni. Par ailleurs, l’étude des cooccurrences dans ces mêmes communiqués révèle que le destin de ces deux pays européens est lié à la guerre menée par l’Arabie saoudite au Yémen depuis 2014.

Figure 3 : Les cooccurrences de pays dans les communiqués de presse d’Amnesty International depuis 2008 (uniquement sur le sujet de l’armement). © Erwan Longchamps.

Dans l’optique d’une meilleure diffusion pragmatique de ces réalités, on ne peut qu’appeler de nos vœux la cartographie des ONG et lobbies demandée par les sénateurs Pascal Allizard et Yannick Vaugrenard dans leur rapport d’information sur le renseignement et la prospective, déposé en mai 2023. Quant à ces observations dont on ne peut déduire grossièrement un asservissement général des grands médias aux intérêts économiques de nos compétiteurs, elles questionnent la perméabilité de nos canaux d’actualité, notamment publics, qui servent trop souvent de relais à des sujets poussés, de loin, par des entités dont la préoccupation première ne semble pas être la souveraineté de la France en matière de sécurité et de défense.

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Erwan Longchamps

Erwan Longchamps

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