Madagascar à la croisée des chemins

10 juin 2023

Temps de lecture : 10 minutes
Photo : Le président malgache Andry Rajoelina (à gauche, au premier plan) passe en revue les troupes lors d'une célébration marquant le 62e anniversaire de l'indépendance de Madagascar à Antananarivo, capitale de Madagascar, le 26 juin 2022. CHINE NOUVELLE/SIPA/2206270909
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Madagascar à la croisée des chemins

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De Madagascar, la presse internationale brosse généralement un portrait angoissant. Pauvreté, catastrophes, famine, cyclones : l’île serait abonnée au malheur. Pourtant, malgré des indicateurs économiques en berne, l’île connaît un net développement de ses infrastructures sous l’impulsion du président Andry Rajoelina. Avec l’élection présidentielle prévue le 9 novembre 2023, le pays se trouve à la croisée des chemins. 

« La Russie est un rébus enveloppé de mystère au sein d’une énigme » disait Churchill. Nous pourrions en dire autant de Madagascar. L’île rouge, surnommée ainsi en raison de la latérite qui colore ses plateaux, connaît un destin singulier. Celui-ci prend la forme d’une question qui intrigue chercheurs, diplomates et visiteurs depuis des décennies : pourquoi un pays si riche est-il si pauvre ?

Le mystère de la Grande île

On parle de « mystère malgache » pour caractériser ce phénomène. À son évocation, les regards deviennent évasifs et les réponses hésitantes. « Je suis ici depuis des années et je ne comprends toujours pas », nous souffle une source diplomatique dans les couloirs du Palais présidentiel, à Antananarivo, la capitale. Madagascar est en effet le seul pays d’Afrique qui s’appauvrit depuis son indépendance, sans avoir connu de guerre. Le revenu par habitant a reculé de plus du tiers depuis 1960 et le taux de pauvreté atteint 81% en 2022 selon la Banque Mondiale. La Grande île s’est fait distancer économiquement par des pays tels que le Bénin, le Cameroun et même le Burkina Faso, parfois moins riches en ressources ou affligés de défis sécuritaires. À titre d’exemple, la Côte d’Ivoire affiche un PIB/habitant de 2 276 dollars US en 2022, contre environ 500 à Madagascar. Pourtant, l’île ne connaît pas de tensions ethniques, si souvent source de crises en Afrique sub­saharienne, et sa courbe démographique est similaire à celles des pays de la région. Cette évolution de long terme est-elle un accident de l’histoire ou une fatalité ? Personne n’ose trancher1.

Les mystères de l’île heureuse

Ce mystère s’épaissit quand on sait que Madagascar a tout de l’Eldorado. « L’île heureuse », c’est ainsi que l’on définissait l’île jadis, lorsque la prospérité y régnait. Et pour cause, elle fut pendant longtemps le grenier de l’océan Indien. Dans les années 1960, elle exportait du riz en quantité (entre 50 000 et 70 000 tonnes par an), et 50 000 km de routes zébraient le pays. N’en restent plus que 15 000 aujourd’hui, et l’île est devenu dépendante des importations de riz (plus de 750 000 tonnes en 2022). 

Madagascar, c’est d’abord un potentiel de croissance grandiose. Un « potentiel » qui suinte de l’île tout entière, de ses terres fertiles, regorgeant de bois précieux, nickel, cobalt, saphirs, or et vanille, de sa nature somptueuse, de sa faune et sa flore endémiques à plus de 80%, de ses 6 000 km de littoral aux allures de carte postale ou des forces vives d’une population francophone au sourire inaltérable, dont l’ancienne civilisation fascinait Jean Paulhan. Au concours des paradis pour touristes et entrepreneurs, cette île aux trésors aurait de quoi faire pâlir d’envie toutes ses rivales.

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« Potentiel » est d’ailleurs le maître mot à Madagascar. Celui que l’on répète comme un leitmotiv, aussi bien dans les communiqués des bailleurs de fonds et des agences de développement que dans les discours du président Rajoelina. Un potentiel jusqu’ici resté en friche, et l’on songe à la phrase de Charles de Gaulle sur un autre géant alors en devenir : « Le Brésil, pays d’avenir et qui le restera longtemps ! ». Les deux pays partagent d’ailleurs de nombreuses similitudes : tous deux sanctuaires d’une nature unique au monde, riche en ressources, mais dont la force et la beauté ont longtemps été prisonnières d’une caste politique prédatrice. Pour le Brésil toutefois, le destin souvent promis, longtemps ajourné, s’est enfin s’accomplit, tandis que dans l’horizon prometteur de Madagascar tarde à se profiler la lueur d’une croissance durable. 

Un développement contrarié

Pour expliquer cette difficulté à décoller, les défis environnementaux sont fréquemment invoqués. La Grande île figure parmi les trois pays les plus vulnérables au changement climatique, d’après les Nations Unies. Les puissants cyclones, entre 3 et 5 par an, qui frappent la côte Est et ravagent les rizières, coûtent 1 milliard d’euros par an à l’État et l’équivalent d’un point de croissance. La redoutée sécheresse (kéré en malgache) décime régulièrement les cultures dans le sud. En 2020, elle a précipité plus d’un million de personnes dans une malnutrition aiguë et provoqué un exode massif dans les villes, accentuant d’autant le chômage.

Mais cette fatalité ne suffit pas à expliquer cette trajectoire. La théorie du déterminisme géographique, qui prône une explication des difficultés économiques par les défis climatiques, est en effet battue en brèche par de nombreuses études, notamment celles de Pierre Gourou2. Pour le géographe, tout est d’abord politique. Ainsi, l’île Maurice voisine, en proie à ces mêmes cyclones, connaît un développement économique remarquable et a accédé au rang d’économie à revenu élevé en juillet 2020, selon la Banque Mondiale. 

La politique économique peine aussi à expliquer ce développement contrarié. Madagascar a exploré tout le spectre des orientations idéologiques sans pour autant parvenir à inverser la tendance. La tentative du marxisme étatisant et collectiviste de l’amiral Ratsiraka dans les années 1970 a mis un brutal coup d’arrêt à une période d’or, celle de la Première République, dont on sent poindre une nostalgie encore vivace chez certains cadres malgaches. Depuis, les indicateurs économiques ont sombré. Malgré des politiques d’ajustement structurel par les institutions financières internationales dans les années 1980-90, jusqu’au libéralisme assumé du président Marc Ravalomanana dans les années 2000, le pays s’enlise dans la paupérisation. Aucune de ces politiques économiques n’est parvenue un tant soit peu à alphabétiser, électrifier et équiper en infrastructures le territoire.

Finalement, l’une des clés tient peut-être à l’absence générale de l’État. Sur cette île vaste comme la France et le Benelux réunis, et où certaines zones sont inaccessibles, tant à pied qu’en voiture, le taux d’administration, c’est-à-dire le nombre d’agents de l’État par rapport à la population totale, est l’un des plus faibles au monde. La fonction publique compte 230 000 fonctionnaires en 20233, soit moins de 8 fonctionnaires pour 1 000 habitants. Or l’institution est la digue qui contient les mauvais penchants de l’homme. Elle régule ce fatal invariant anthropologique qu’est son appétit immodéré pour les ressources. Sans l’égide de l’État, une société risque de se livrer à une prédation incontrôlée et la ruine de son environnement naturel, une entropie qui résonne avec Sa Majesté des Mouches du prix Nobel de littérature William Golding. Sur l’île déserte accueillant des écoliers, seuls rescapés d’un crash d’avion, le paradis vire à l’incendie généralisé. 

À Madagascar, 44% de la couverture forestière a disparu depuis 1950, la population rurale pratiquant de façon intense la culture sur brûlis. Sur la plaine rase de ces terres mise à nu résonne la phrase attribuée à Chateaubriand : « Les forêts précèdent les hommes et les déserts leur succèdent ». Mais la subsistance quotidienne ou l’appât du gain l’emportent. Les enjeux de biodiversité restent hermétiques à des hommes qui sont les premiers dépositaires de cette nature exceptionnelle, mais qui doivent bien (sur)vivre et ne font pas le lien avec les questions de développement. « Madagascar est un tableau de Dieu » s’émeut Olivier, le pilote du président, devant la beauté du paysage rouge strié de rizières en terrasses se déroulant sous nos yeux. Mais le tableau est mal encadré, et le conservateur du musée manque à l’appel. 

Les douze travaux du président Andry Rajoelina

Le président actuel, pourtant, entend bien faire bouger les lignes. Il est résolument prêt au combat, comme il s’emploie à le signifier au Palais des Sports d’Antananarivo. En cette matinée du 27 mai, le président Andry Rajoelina, ceinture noire de karaté, s’est vu octroyer le grade de 6e Dan avant de se lancer dans une démonstration de performance devant un public en liesse. 

Le symbole n’est pas choisi au hasard. Le président combatif est sur tous les fronts. « Il aime par-dessus tout aller sur le terrain » nous confie son chef de protocole qui le suit dans ses déplacements. Effectivement, le quadragénaire et père de trois enfants au sourire étincelant multiplie les inaugurations aux allures de grand spectacle, accompagné de son élégante épouse et conduisant lui-même son véhicule. Nous le suivons à l’inauguration d’une ligne ferroviaire à Fianarantsoa (Haute Matsiatra), le 25 mai 2023, où l’acclame la foule. Celui qu’on surnomme « TGV » en référence à son parti Tanora Gasy Vonona (« Jeunes malgaches déterminés »), mais surtout à son ascension fulgurante et à son dynamisme, est pressé de faire prendre à son pays le train du développement.

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La tâche est immense, aux dimensions du pays. Mais le président a lancé un ambitieux programme pour équiper le pays en infrastructures dans le cadre d’un Plan Émergence de Madagascar (PEM). Les chantiers pullulent sur l’île et les chiffres donnent le tournis. « Depuis 1968, aucun hôpital n’avait été construit dans la capitale » martèle le président. Depuis son élection fin 2018, ce ne sont pas moins de 28 chantiers d’hôpitaux – dont 13 déjà achevés – qui ont été lancés, un record dans le pays. Ce sont aussi 857 écoles, soit 4 000 salles de classe, et 15 universités qui ont vu le jour sous son mandat. Les routes, qui sont les artères et les veines du pays, ne sont pas en reste. Celle reliant la capitale à Tamatave, plus grand port et poumon économique de l’île, est en cours de construction depuis décembre 2022 et réduira le temps de trajet à 2h30 au lieu de 10h actuellement. Le « président bâtisseur » comme l’appelle affectueusement le ministre de la Jeunesse et des Sports en nous dévoilant l’immense stade Barea inauguré en 20214, aime les résultats tangibles.

Cette noria de constructions tous azimuts s’accompagne de recrutements massifs. Entre 2019 et 2022, 31 500 enseignants ont rejoint les rangs de l’Éducation nationale5, un poste dont Rajoelina a fait une priorité et qui occupe 22% du budget de l’État. Le gouvernement a aussi recruté 2 600 personnels de sécurité sur 2 ans pour un total de 10 000 soldats, gendarmes, policiers et douaniers, ainsi que 1 200 personnels de justice. Malgré tout, le rythme des embauches de personnel qualifié peine à suivre, car sur 80 000 bacheliers chaque année, seuls 20 000 trouvent une place dans l’enseignement supérieur. Aussi, certaines structures – tribunaux, écoles ou hôpitaux – restent-elles encore à l’état de coquilles vides. 

Mais l’infatigable président ne s’en formalise pas. Grande île, grandes ambitions. Soucieux de faire de Madagascar un pays émergeant à l’horizon 2028, il s’attelle à des projets structurels. L’autosuffisance alimentaire est sa priorité, et le président a lancé pour cela une vaste réforme foncière avec la distribution de certificats de propriété aux paysans afin de les rendre propriétaires des terres qu’ils exploitent. En parallèle, le projet de Titres Verts, censé accorder 1 Ha de terrain à de jeunes exploitants agricoles dans le sud de l’île, vise à résorber le chômage des villes tout en développant économiquement cette région. L’accès à l’eau est également ciblé, avec la construction de près de 23 000 points d’eau depuis 2019. Surtout, la construction depuis avril 2023 d’un pipeline de transfert d’eau potable dans le sud du pays permettra de pallier les sécheresses récurrentes et alimenter 500 000 personnes6. 

D’autres projets phares font souffler un vent d’optimisme sur le futur de l’économie malgache. Un code minier est mis en place, visant à faire passer la part des revenus miniers de 4% à 30% du PIB dans les prochaines années7. Il permettra de tirer enfin parti des 12 tonnes d’or extraites illégalement de l’île chaque année. Des mesures anticorruptions ont été prises, comme la déclaration obligatoire de patrimoine pour les hauts responsables. Enfin, le projet Volobe constitue l’épine dorsale de l’engagement de l’État en matière d’énergie. La centrale hydroélectrique, dont le contrat de réalisation a été signé le 26 mai dernier, produira 750 Gwh/an d’énergie renouvelable, soit 40% de la consommation électrique nationale. De quoi alimenter 2 millions de personnes en faisant baisser le coût de l’énergie, et inciter à la nécessaire industrialisation du pays.

Des défis qui restent nombreux

L’homme pressé réussira-t-il son pari ? Certains résultats sont déjà là. Une certaine dynamique s’était installée avec 5,7% de croissance en 2021 et l’économie a rebondi plus rapidement que prévu pour atteindre 4,2% en 2022-2023 selon le FMI. La population ayant accès à l’eau est passée de 48% à 52% entre 2018 et 2023. La sécurité a été restaurée, avec une diminution drastique des attaques de voleurs de zébus (dahalo), des coupeurs de route et du phénomène des kidnappings. Le tourisme en 2023 se rapproche du cru exceptionnel de 2019, qui avait vu 383 717 visiteurs débarquer sur l’île, l’objectif du gouvernement étant d’atteindre 1 million en 20288.

Ces succès, Andry Rajoelina les doit également à son entourage. L’ancien maire d’Antananarivo a fait appel aux « têtes bien faites » de la diaspora malgache. De jeunes entrepreneurs et membres de grandes institutions internationales ont répondu à l’appel du président pour insuffler un nouvel élan au pays, à l’image de sa directrice de cabinet, Romy Andrianarisoa. Les cheveux noirs coupés court, chicissimes dans sa tenue rouge et le sourire assorti, un brin ensorceleur, l’ancienne employée du secteur pétrolier affirme avoir délaissé un salaire en or et être revenue à Madagascar « par patriotisme ». Son discours surprend par ses accents de lucidité. « Il ne faut pas se voiler la face, admet-elle, Madagascar reste un élève africain normal ». Certes, les défis restent nombreux. Des facteurs exogènes comme la pandémie de Covid19 et l’inflation provoquée par le conflit en Ukraine ont lourdement pesé sur le développement du pays. 

Problèmes démographiques 

Surtout, la courbe de croissance peine à rattraper celle, galopante, de la démographie. « Le rapport sexuel est la télé des pauvres » a-t-on coutume de dire ici. Avec 4,1 enfants par femme, le pays a vu sa population presque quintupler en 50 ans. Le père Pedro en sait quelque chose. Ce prêtre argentin d’origine slovène et à l’allure d’un Moïse est devenu un emblème du pays. Lorsqu’il s’est installé à Madagascar en 1970, l’île comptait environ 6 millions d’habitants, contre presque 30 millions désormais. Face à la pauvreté, le prêtre de 74 ans a fondé l’association Akamasoa (« Les bons amis ») et fait construire de quoi accueillir 18 000 enfants et vivre 30 000 familles. C’est « une oasis d’espérance » nous dit-il, en jetant son regard bleu sur les milliers d’ouailles qui l’accueillent avec des cris de joie. Mais sans planning familial très incitatif, il est fort à parier que les défis du développement se creuseront toujours davantage.

Surtout, la marche vers le développement est suspendue à l’aune de la stabilité politique. Si 2018 a été la première transition démocratique et pacifique depuis l’indépendance, l’approche de la présidentielle prévue le 9 novembre 2023 fait resurgir les tensions. Celle-ci a augmenté d’un cran au sein de l’opposition avec l’implémentation d’une loi datant de 1960 interdisant les rassemblements dans les espaces publics jusqu’au début de la campagne électorale. 

Jusqu’alors, les brèves embellies de croissance ont été régulièrement annulées par une crise politique. Mais entre-temps, Madagascar a gagné en maturité démocratique, devenant la 11e démocratie d’Afrique selon un classement de l’agence Ecofin en 2023. « La démocratie est un chemin difficile et Madagascar est en train de le suivre » nous déclare Romy Andrianarisoa. De ce chemin dépendra vraisemblablement le salut de la Grande île. 

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1 Voir à ce propos l’ouvrage de Patricia Rajeriarison et Sylvain Urfer, Madagascar. Idées reçues sur la Grande île, Paris, Le Cavalier Bleu, 2016 ; et Mireille Razadrafinkoto et al., L’énigme et le paradoxe. Économie politique de Madagascar, Marseille, IRD Éditions, AFD, 2017. 

2 Voir Pierre Gourou, Afrique tropicale : nain ou géant agricole ?, Paris, Flammarion, 1991, et Les pays tropicaux : Principes d’ une géographie humaine et économique, Paris, PUF, 1969 (1947).

3 Entretien avec le ministre de la Fonction Publique, de la Réforme de l’Administration, du Travail, de l’Emploi et des Lois Sociales, Richard Jean Bosco Rivotiana, le 26 mai 2023.

4 Le stade de football et d’athlétisme est situé dans le quartier de Mahamasina à Antananarivo. Ses 40 260 places font de lui le plus grand stade du pays.

5 Entretien avec la ministre de l’Éducation nationale, Marie Michelle Sahondrarimalala, le 26 mai 2023.

6 Entretien avec le ministre de l’Eau, de l’assainissement et de l’hygiène, Fidiniavo Ravokatra, le 24 mai 2023.

7 Entretien avec le ministre des Mines, Olivier Herindrainy Rakotomalala, le 26 mai 2023. 

8 Entretien avec le ministre du Tourisme, Joel Randriamandranto, le 24 mai 2023.

À propos de l’auteur
Catherine Van Offelen

Catherine Van Offelen

Consultante en sécurité internationale, spécialiste des questions de sécurité et de terrorisme au Sahel et en Afrique de l’Ouest.
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