<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Jacinda Ardern, la Pietà néo-zélandaise

18 juin 2021

Temps de lecture : 5 minutes
Photo : Jacinda Ardern, la Pietà néo-zélandaise. Par Romée de Saint-Céran Michel Faure
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Jacinda Ardern, la Pietà néo-zélandaise

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La Nouvelle-Zélande se situe, vue de France, au bout du monde, et son histoire est courte. Les Européens n’ont réalisé qu’en 1642 que ce pays existait, et c’est au contact de ces derniers, et pour se distinguer d’eux, que les différentes tribus indigènes locales se choisirent un nom commun, Maori, qui signifie « ordinaire ». Il suggère la surprise de découvrir un autre peuple qui apparut aux habitants, sans doute, « extraordinaire ».

Et depuis, tout continue à sembler hors normes dans ce petit pays modeste et vertueux qui reste toujours très bien placé dans la plupart des classements mondiaux. Nos certitudes sont rares sur ces îles lointaines qui comptent 30 millions de moutons pour moins de 5 millions d’habitants. Nous savons qu’elles constituent le pays du Hobbit de l’écrivain britannique J.R.R. Tolkien, que ses rugbymen, les All Blacks, dansent le haka avant chaque match pour impressionner leurs adversaires, que la Nouvelle-Zélande est le premier pays au monde à avoir accordé le droit de vote aux femmes (en 1893), que le kiwi est un oiseau local qui ne sait pas voler, un fruit poilu, une marque de cirage et enfin le surnom que se donnent eux-mêmes les Néo-Zélandais. Enfin, les politologues et les financiers du monde entier ont suivi avec intérêt l’expérience libérale initiée, aussi étrange que cela puisse paraître, par des sociaux-démocrates du parti travailliste local à partir de 1984, et qui s’est consolidée jusqu’à la fin des années 1990 sous la houlette d’une droite elle aussi réformiste. Au Royaume-Uni, l’hebdomadaire The Economist[1] chanta les louanges des libéraux kiwis, lesquels étaient honnis par Le Monde diplomatique[2] en France.

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Mais ce débat, s’il passionna les amateurs, n’a pas enflammé les opinions occidentales, et la Nouvelle-Zélande, très vite, disparut des radars. Et puis un jour récent, le 16 mars 2019, apparaît au monde l’image de Jacinda Ardern, le Premier ministre du gouvernement néo-zélandais, qui reste inoubliable et a remis pour longtemps son pays dans l’actualité mondiale. La veille, le 15 mars, dans la ville de Christchurch, la plus grande de l’île du sud, 51 personnes sont tuées et 49 autres blessées par un Australien suprémaciste blanc au cours de deux attaques consécutives, la première à la mosquée Al Noor, la seconde dans le Linwood Islamic Centre. Le lendemain, Jacinda Ardern, le visage fermé, les cheveux coiffés d’un voile noir, est à Christchurch et rejoint les familles des victimes dans leur deuil. Elle les prend dans ses bras, pleure avec elles, et décrit cette attaque terroriste comme « l’un des jours les plus sombres de la Nouvelle-Zélande ». Elle annonce au Parlement qu’elle ne citera jamais le nom du coupable : « Disons les noms de celles et de ceux qui ont perdu la vie, ne prononçons pas le nom de celui qui les a tués. » 

Puis la jeune Premier ministre passe à l’action avec une loi adoptée moins d’un mois plus tard interdisant la possession de la plupart des armes semi-automatiques et fusils d’assaut du pays. Du jour au lendemain, après ces événements dramatiques, l’image – que l’on pourrait qualifier de pieuse – de Jacinda Ardern voilée comme une musulmane, mais évoquant aussi la Pietà chrétienne, fait d’elle, soudain, l’icône mondiale d’une nouvelle génération politique, jeune, proche du peuple, en empathie avec ses malheurs, et prompte à assurer sa sécurité. Grâce à elle, son petit pays périphérique prend une place centrale dans l’éternel débat de la bonne gouvernance dans un monde multiculturel, lequel souvent s’enflamme au contact d’une vision radicale de la religion. Bref, cette jeune femme d’une terre lointaine semble pouvoir offrir une leçon politique au reste du monde.

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Une leçon pour le monde ?

Celle-ci pourrait se résumer à la proximité physique des dirigeants avec les citoyens, l’absence de privilèges indus, l’empathie, la simplicité et la recherche du bonheur, pour soi-même, mais aussi pour les autres. « Nous apitoyer beaucoup sur les autres et peu sur nous-mêmes, contenir nos affections égoïstes et donner libre cours à nos affections bienveillantes, forme la perfection de la nature humaine », écrivait Adam Smith dans la Théorie des sentiments moraux[3]. De fait, les sentiments, ici, l’ont bien emporté sur les calculs politiques. Il en est sans doute de même avec cette aventure libérale des années 1980 que mènent des travaillistes autrefois keynésiens, et que poursuit à partir de 1990 la droite avec le Parti national. La bienveillance, l’envie d’un monde meilleur, l’optimisme lié à toute réforme conduisent travaillistes et conservateurs à chercher des idées nouvelles pour mieux servir leurs concitoyens. Le pays fait le bilan de cette expérience, extraordinaire et radicale, avec pour conclusion qu’elle fut et reste très efficace pour la croissance économique et la transparence budgétaire et fiscale de l’administration, mais qu’elle a laissé les plus pauvres sur le bord de la route[4].

Jacinda Ardern ne l’oublie pas. Cette jeune femme, qui affiche souvent un éclatant sourire à travers son visage maigre et anguleux, aura 41 ans en juillet prochain. Elle fut élue Premier ministre du gouvernement néo-zélandais et leader du Parti travailliste en 2017, et elle est l’héritière du bilan contrasté – succès économique et échec social – de l’histoire politique récente de son pays. Sans doute, plus que d’autres, a-t-elle cherché la solution à cette dichotomie et fut sensible à l’idée d’une troisième voie théorisée par le sociologue britannique Anthony Giddens, pape de la modernité radicale. Après ses études universitaires, Jacinda Ardern travaille à Londres comme chercheuse au sein du cabinet de Tony Blair, Premier ministre du New Labour et adepte des idées de Giddens qui ouvrent la voie vers un social-libéralisme ayant séduit de nombreux dirigeants en Europe, à l’exception des Français. Jacinda, à son retour en Nouvelle-Zélande, est élue au parlement en 2008, puis devient présidente du Parti travailliste en juillet 2017. En septembre de la même année,  à l’âge de 37 ans, elle devient Premier ministre après avoir scellé un accord de coalition hasardeux avec le New Zealand First, un parti nationaliste et populiste, et le Parti vert.

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Social-démocrate et progressiste

Tout en restant à son poste, elle donne naissance à sa fille, Neve. Une photo montre le bébé dans les bras de sa mère sur les bancs du parlement. Ardern se dit social-démocrate et progressiste, et lors de son premier gouvernement, elle se consacre à la résolution des problèmes que pose la pauvreté, notamment la difficulté à se loger décemment et à prendre soin des enfants. Elle dénonce également l’accroissement des inégalités. À partir de 2020, elle révèle une autre face, inattendue, de sa personnalité. Tel Janus aux deux visages, la Pietà de Christchurch s’avère une dirigeante autoritaire et déterminée dès qu’apparaît la crise de la Covid-19. Sans prendre l’avis du parlement – ce qui est exceptionnel dans un régime parlementaire –, elle impose par décret un confinement strict de l’ensemble du pays et ferme les frontières. Cette mesure choque, mais s’avère efficace. La Nouvelle-Zélande devient une forteresse épargnée par la pandémie. Ardern est récompensée par une victoire historique aux élections d’octobre 2020, avec une majorité absolue qui lui permet de gouverner sans coalition. Mais la deuxième vague, malgré un nouveau confinement, touche la Nouvelle-Zélande, et le zèle autoritaire du Premier ministre est alors mis en cause. Dans une interview télévisée locale en décembre 2020 dont a rendu compte le Guardian[5], Jacinda Ardern ébauche une sorte de mea culpa. Elle avoue douter souvent d’elle-même, et d’être affectée de ce qu’elle appelle « le syndrome de l’imposture ». Pareille franchise, en politique, semble inédite. Et l’on s’interroge : la Nouvelle-Zélande serait-elle le nouveau paradis des sentiments moraux ?

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[1] https://www.economist.com/finance-and-economics/1998/04/30/a-kiwi-conundrum

[2] https://www.monde-diplomatique.fr/1997/04/HALIMI/4712, « La Nouvelle-Zélande, éprouvette du capitalisme total ».

[3] Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, PUF Quadrige, 2014.

[4] On peut lire à ce sujet l’excellente synthèse de Christian Dufour, « La réforme néo-zélandaise, éléments de bilan », dans L’Observatoire de l’administration publique, ENAP, Canada, Coup d’œil, octobre 1999, volume 5, numéro 3. Ce texte peut être lu sous le lien suivant : https://cerberus.enap.ca/Observatoire/docs/Coup_oeil/1999-oct-vol5no3.pdf

[5] https://www.theguardian.com/world/2020/dec/21/jacinda-ardern-i-try-to-turn-self-doubt-into-something-more-positive

À propos de l’auteur
Michel Faure

Michel Faure

Michel Faure. Journaliste, ancien grand reporter à L’Express, où il a couvert l’Amérique latine. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à cette zone, notamment Une Histoire du Brésil (Perrin, 2016) et Augusto Pinochet (Perrin, 2020).
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