Napoléon III, le souverain incompris. Entretien avec Joachim Murat et Olivier Pastré

12 juin 2025

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Photo : L'empereur Napoléon III, l'impératrice Eugénie et leurs attendants. Wiki Commons

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Napoléon III, le souverain incompris. Entretien avec Joachim Murat et Olivier Pastré

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Souvent réduit à la défaite de Sedan, Napoléon III reste l’un des souverains les plus mal compris de l’histoire de France. Dans Napoléon III, l’incompris, le prince Joachim Murat et l’économiste Olivier Pastré s’attachent à réhabiliter un règne fondateur, marqué par l’essor industriel, la justice sociale et une vision moderne de l’État.

Propos recueillis par Frederic de Natal

Frederic de Natal : Prince Joachim Murat, Napoléon III reste un souverain méconnu ou mal-aimé dans l’imaginaire collectif, souvent réduit à son coup d’État de 1851 et à la débâcle de Sedan. Pourquoi avez-vous voulu lui consacrer un essai, et quel éclairage nouveau apportez-vous sur son règne ?

Joachim Murat : La figure de Napoléon III a été trop longtemps caricaturée par une certaine tradition républicaine. En tant que descendant du maréchal Murat, j’ai grandi dans le respect de cette histoire, mais c’est surtout le constat d’une injustice mémorielle qui nous a motivés. On a trop souvent noyé les réalisations exceptionnelles du Second Empire sous le reproche du coup d’État et la honte de Sedan, comme si dix-huit années de prospérité pouvaient s’effacer à cause de deux épisodes tragiques. La mémoire de Napoléon III a même souffert de certains récits littéraires de l’époque. Victor Hugo, par exemple, a joué un rôle injuste et destructeur dans sa postérité : sa plume a peint l’Empereur sous un jour si défavorable que son influence littéraire a pesé très lourd dans l’effacement de l’héritage impérial. Or, cette période a transformé la France en profondeur : ce fut l’une des plus prospères de notre histoire et le creuset de nombreux acquis sociaux durables.

Comme nous l’écrivons dans le livre, il serait malheureux d’oublier tous ces progrès pour ne retenir que les aspects sombres. Notre ambition n’est pas de réhabiliter aveuglément Napoléon III, mais d’inviter à le regarder avec objectivité afin d’en tirer des enseignements pour notre temps.

FDN : Olivier Pastré, le Second Empire a été marqué par un essor économique sans précédent. Quelles ont été, selon vous, les grandes réussites économiques du règne de Napoléon III et en quoi se distinguent-elles ?

Olivier Pastré : Il est indéniable que le Second Empire a été le théâtre du véritable décollage industriel de la France. Sous Napoléon III, la croissance économique atteignait des niveaux sans commune mesure avec ceux que nous connaissons aujourd’hui, portée par une modernisation à grande échelle. Pensons à la révolution des transports : le réseau de chemins de fer a connu une expansion fulgurante, désenclavant les provinces et stimulant les échanges. De même, l’urbanisme parisien transformé par le baron Haussmann a non seulement embelli la capitale, mais aussi favorisé l’activité économique et amélioré l’hygiène publique. Par ailleurs, Napoléon III a encouragé l’essor des banques et du crédit, facilitant l’investissement dans l’industrie et les infrastructures. Il a même osé l’ouverture commerciale en signant en 1860 un traité de libre-échange avec l’Angleterre – un pari audacieux pour l’époque.

En somme, cette période se distingue par l’ampleur des progrès matériels accomplis en peu de temps, grâce à une vision ambitieuse du développement national. Comme l’Empereur le proclamait lui-même : « Nous avons d’immenses territoires incultes à défricher, des routes à ouvrir, des ports à creuser… ». Cette phrase célèbre du discours de Bordeaux illustre bien l’esprit de renouveau économique qui soufflait alors sur la France.

FDN : Napoléon III a d’abord exercé un pouvoir autoritaire après le coup d’État de 1851, avant d’engager une libéralisation progressive du régime dans les années 1860. Comment expliquez-vous cette évolution paradoxale et quel regard portez-vous sur ce pouvoir à deux phases ?

Joachim Murat : Il faut replacer Napoléon III dans le contexte tumultueux de l’époque. Lorsqu’il prend le pouvoir en 1851, la France sort de plusieurs années d’instabilité révolutionnaire et la jeune Deuxième République est ingouvernable : l’Assemblée fait obstruction, la Constitution empêche toute réélection présidentielle, l’ordre public est menacé. L’Empereur estime alors qu’il n’a pas d’autre choix que de renforcer l’autorité pour appliquer son projet de redressement. Ce pouvoir personnel s’est toutefois toujours appuyé sur la légitimité du suffrage universel – Napoléon III a fait approuver son coup de force et l’Empire par des plébiscites réguliers. Une fois le pays stabilisé et modernisé, il a engagé des réformes libérales courageuses : il a assoupli le régime de la presse, laissé émerger une opposition au Corps législatif, et ouvert la voie à une monarchie parlementaire. Ainsi, l’« Empire libéral » des dernières années, ratifié par le plébiscite de 1870, ressemblait à bien des égards à notre Ve République – le principe dynastique mis à part.

On comprend alors que l’autoritarisme initial n’était pas une fin en soi, mais le moyen, discutable sans doute, de permettre les évolutions politiques et sociales qui ont suivi.

FDN: Quelles leçons économiques tirez-vous du Second Empire, et en quoi pourraient-elles inspirer les politiques publiques actuelles ?

Olivier Pastré : La principale leçon est l’importance d’une vision à long terme pour l’économie. Napoléon III n’hésite pas à engager l’État dans de grands projets structurants dont les bénéfices s’étaleront sur des décennies (chemins de fer, canaux, aménagements urbains…), là où trop souvent nos décideurs actuels raisonnent à l’horizon du mandat électoral. Cette audace et ce temps long ont porté leurs fruits en dotant la France d’infrastructures et d’outils financiers solides, bases d’une croissance durable. Par ailleurs, l’Empereur liait indissociablement le progrès économique et le progrès social. Son exemple montre qu’il est possible de concilier prospérité et justice sociale : il a encouragé l’industrialisation tout en prenant des mesures pour améliorer le sort des plus modestes – à commencer par les paysans, avec la modernisation de l’agriculture, ou les ouvriers, avec l’apparition des premières protections.

En somme, le Second Empire nous rappelle qu’une politique économique efficace doit être à la fois ambitieuse dans ses investissements et soucieuse de cohésion sociale. C’est une leçon de volontarisme éclairé qui peut inspirer nos responsables actuels.

FDN : Sur le plan social, Napoléon III a souvent surpris ses contemporains en affichant une préoccupation sincère pour les classes populaires. Quelle était sa philosophie sociale et voyez-vous là aussi des enseignements pour notre époque ?

Olivier Pastré : Napoléon III avait la conviction que la prospérité n’avait de sens que si elle profitait à tous les Français. Dès sa jeunesse, en exil, il a écrit un essai visionnaire intitulé De l’extinction du paupérisme (1844) où il exposait l’idée que la démocratie devait s’attaquer à la misère de front. Une fois au pouvoir, il est resté fidèle à ce credo social. Il a financé sur ses fonds propres des œuvres novatrices : le défrichement de terres en Algérie pour employer des ouvriers, la création de fermes modèles, la construction d’hospices pour les travailleurs malades, ou encore l’édification de bains publics dans les villes. Sous son règne, on voit aussi émerger les premières avancées du droit du travail, à commencer par la légalisation du droit de grève en 1864, qui améliorerait un peu la condition ouvrière. Bien sûr, son paternalisme impérial avait ses limites et il n’a pas résolu toutes les injustices – la « question sociale » demeurait posée – mais il a amorcé l’idée d’un État promoteur de justice sociale. C’est un héritage qu’on gagnerait à méditer : sa politique montre qu’on peut mener de front le développement économique et le progrès social sans tomber dans l’idéologie.

Napoléon III était pragmatique : il voulait élever le niveau de vie des humbles par des mesures concrètes plutôt que par des slogans, et cette approche graduelle reste d’une grande actualité.

FDN : Pensez-vous que l’image de Napoléon III est en train d’évoluer parmi les historiens et dans l’opinion ? Pourquoi est-il important, selon vous, de relire aujourd’hui l’histoire du Second Empire ?

Joachim Murat : Je le crois, et c’est d’ailleurs l’un des moteurs de notre travail. Longtemps, Napoléon III a été le mal-aimé de l’historiographie française – on l’ignorait dans les manuels scolaires ou on n’en retenait que des caricatures. Mais depuis quelques années, on assiste à un regain d’intérêt et à des études plus nuancées. Les historiens, sans verser dans l’apologie, reconnaissent désormais le rôle majeur du Second Empire dans la modernisation de la France. À mes yeux, relire Napoléon III n’a de sens que si cela éclaire notre présent. Il ne s’agit pas de raviver un culte du passé, mais de tirer profit d’une leçon d’histoire grandeur nature. Cette période foisonnante offre un recul précieux sur nos défis contemporains.

FDN: La France d’aujourd’hui fait face à de grands défis économiques et sociaux – croissance atone, fractures sociales, défiance politique. Si Napoléon III était aux commandes en 2025, quelles mesures phares pensez-vous qu’il prendrait ? En d’autres termes, comment son exemple peut-il guider l’action publique actuelle ?

Olivier Pastré : Il est toujours délicat de transposer un homme du XIXe siècle à notre époque, mais l’exercice est riche d’enseignements. Napoléon III croyait à l’autorité de l’État autant qu’à la nécessité du progrès social, et c’est probablement ce double cap qu’il maintiendrait aujourd’hui. S’inspirer de son exemple signifierait d’abord restaurer la confiance républicaine en renforçant l’ordre public et l’efficacité de l’appareil d’État : l’Empereur, attaché à la stabilité, n’aurait sans doute pas hésité à simplifier notre organisation administrative pour la rendre plus lisible et plus proche du terrain. Ensuite, fidèle à son credo social, il chercherait à réconcilier le capital et le travail par un véritable « donnant-donnant » – par exemple en incitant les entreprises à mieux rémunérer les salariés tout en garantissant en retour un climat social apaisé, propice à la prospérité. Napoléon III privilégie les actions de fond aux effets d’annonce : il n’aurait pas choisi d’augmenter symboliquement tel ou tel minimum, il aurait plutôt négocié des accords structurels pour relever les bas salaires et soulager les plus fragiles sans basculer dans l’assistanat.

Par ailleurs, dans son esprit bonapartiste, redonner directement la parole au peuple serait clé pour surmonter les blocages : Napoléon III consultait fréquemment la nation par plébiscite, on peut imaginer qu’il recourait aujourd’hui à des référendums sur des enjeux cruciaux afin de trancher les débats qui fracturent notre société – qu’il s’agisse de l’immigration ou de la transition écologique.

Enfin, fidèle à son volontarisme économique, il lancerait de grands chantiers mobilisateurs : de nos jours, ce serait sans doute la réindustrialisation verte, le déploiement massif d’infrastructures numériques ou la revitalisation des territoires délaissés, autant de projets porteurs d’espoir. En somme, appliquer la « méthode Napoléon III » aujourd’hui reviendrait à conjuguer fermeté républicaine, justice sociale et ambition nationale – trois ingrédients indispensables pour remettre la France en mouvement. Pour finir, notons que Napoléon III, qui a littéralement rebâti Paris, ne figure aujourd’hui sur aucune grande voie de la capitale. La seule trace à son nom est une micro-place quasi méconnue devant la gare du Nord – un véritable scandale compte tenu du fait qu’il a transformé Paris en la ville moderne que nous connaissons.

FDN : Dans votre ouvrage, vous vous interrogez sur l’héritage de Napoléon III chez le général de Gaulle, voire chez le président Emmanuel Macron. Selon vous, en quoi peut-on comparer Napoléon III à certains dirigeants de la Ve République ?

Joachim Murat : Effectivement, la comparaison s’impose sur plusieurs plans. Le général de Gaulle, à bien des égards, a redonné vie à l’esprit bonapartiste sous une forme républicaine : il a rétabli un pouvoir exécutif fort, légitimé par le peuple au suffrage universel, et n’a pas hésité à consulter les Français par référendum, tout comme Napoléon III le faisait par ses plébiscites. De Gaulle et Napoléon III partageaient une même ambition de redresser la France en période de crise, de lui rendre sa grandeur et sa cohésion. Quant à Emmanuel Macron, la comparaison est plus fragile. Il partage avec Napoléon III une volonté de modernisation et une certaine posture de dépassement des clivages partisans.

Mais là où l’Empereur s’appuyait sur un lien direct et assumé avec le peuple, le président actuel semble parfois souffrir d’un déficit de légitimité populaire, faute d’avoir su entretenir cette relation de confiance. L’ambition réformatrice est là, mais le souffle historique et l’assise populaire lui font défaut.

Napoléon III, l’incompris. Joachim Murat-Olivier Pastré. Edition Odile Jacob, 224 pages.

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Frédéric de Natal

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