Netflix : l’Empire du divertissement. Entretien avec Édouard Chanot

16 avril 2023

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Netflix : l’Empire du divertissement. Entretien avec Édouard Chanot

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Fascinant pour certains, inquiétant pour d’autres, le succès de Netflix est incontestable. Comprendre son triomphe, c’est revenir sur l’histoire d’une entreprise créée il y a plus de 25 ans, mais dont le succès ne date que de la dernière décennie. Devenu un outil incontournable de notre société, le géant américain a su allier technologie et divertissement pour toucher plusieurs millions de personnes à travers le monde. Les méthodes managériales, technologiques ou encore idéologiques d’un tel succès sont aujourd’hui connues. 

Journaliste, Édouard Chanot a été rédacteur en chef de la rédaction parisienne de Sputnik France et l’un des rédacteurs en chef de RT France. Il a publié son premier ouvrage, L’Empire Netflix, aux éditions La Nouvelle Libraire. 

Propos recueillis par Côme de Bisschop. 

Netflix est-il devenu le symbole du divertissement ? Comment expliquer un tel succès ? 

Netflix exprime à merveille l’air du temps. Une personne m’ayant interviewé remarquait judicieusement que le « N rouge » de Netflix était devenu presque autant symbolique que le « M jaune » de McDonald’s au XXe siècle. On pourrait aussi dire que l’algorithme de Netflix est aujourd’hui l’un des secrets les mieux gardés du capitalisme américain, comme l’était avant lui la formule du Coca-Cola il y a plus d’un siècle maintenant. 

Netflix avait l’ambition de créer l’entreprise du divertissement par excellence. Bien sûr, ils ne sont pas les premiers à s’intéresser au divertissement, mais ils ont été les premiers à profiter de l’essor du streaming en proposant des vidéos à la demande (VOD) via application. Ils ont révolutionné notre consommation de contenu audiovisuel. Où que vous soyez : dans les transports, à table, dans votre lit, vous pouvez vous divertir grâce à Netflix… et être happé par ses productions. C’est d’ailleurs ce qui peut inquiéter : nous sommes d’autant plus vulnérables à des messages idéologisés que nous regardons cette plateforme dans notre intimité, souvent le soir, quand nous sommes les moins alertes et les plus disponibles. 

Comment Netflix reflète-t-il le modèle sociétal américain ? 

« Le libéralisme libertaire véhicule l’émancipation absolue de l’individu, contre les enracinements nationaux, sans guère trouver à redire à la loi du marché. »

La plateforme contribue clairement à délimiter les interdits ou les devoirs moraux contemporains, disons dans le sens du « libéralisme libertaire » ambiant. Bien sûr, il ne s’agit pas d’une idéologie strictement définie, elle est d’ailleurs pétrie de contradictions. Elle est plutôt l’accumulation des opinions dominantes des cinquante dernières années. Le « libéralisme libertaire » véhicule l’émancipation absolue de l’individu, contre les enracinements nationaux, sans guère trouver à redire à la loi du marché, puisqu’il se révèle très à l’aise avec le tech capitalisme de la Silicon Valley. 

Voyez par exemple le nombre de protagonistes féminines, souvent des femmes émancipées, bien loin de l’image traditionnelle de la femme. Comme Carrie Mathison, l’agente de la CIA de Homeland, qui abandonnera à moitié sa fille à sa sœur pour aller sauver le monde du terrorisme ou de la menace russe. Chez Netflix, la guerre des sexes a déjà eu lieu, et ce sont les féministes qui l’ont emporté, visiblement : 54,5% des séries de la plateforme ont une femme pour personnage principal ou parmi les personnages principaux. Je prends cet exemple, car il est devenu moins polémique que ceux qui relèvent de la lutte des races (par exemple, Achille joué par un acteur noir dans un remake de l’Iliade d’Homère). 

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Netflix est ainsi devenu un acteur décisif de la propagation de l’opinion à la mode. Avec 231 millions d’abonnés, la plateforme est un levier redoutable. Netflix est ainsi en mesure d’influencer les regards de ses abonnés et plus largement le secteur culturel du divertissement contemporain. En voyant des fictions « woke », le regard des consommateurs peut lui-même devenir « woke », surtout celui des plus jeunes. Ceci est d’autant moins étonnant, que cette idéologie émane aussi en grande partie de Californie et plus largement du monde anglo-saxon. Vos lecteurs auront chacun un exemple qui l’aura choqué. Peut-être même les enfants de vos lecteurs, puisque la récente série pour enfants Ridley Jones qui met en scène un petit bison ressassant l’argumentaire LGBT non-binaire avait aussi provoqué une levée de boucliers.

La question incontournable de Netflix est celle de l’idéologie. La plateforme semble aujourd’hui promouvoir davantage qu’un simple aspect culturel. Comment l’idéologie progressiste américaine est-elle devenue le délire d’hier et la norme d’aujourd’hui, grâce à Netflix ? 

Je voudrais surtout indiquer qu’un tournant semble visible depuis l’été dernier. Prenez l’affaire David Chappelle. Pour résumer : des salariés LGBT ont réclamé la censure de l’humoriste David Chappelle, qui avait à l’automne 2021 qualifié de « bizarre » l’idée d’être né dans le mauvais corps – ciblant là les transgenres. Pour mettre un terme à la polémique, le CEO de Netflix a modifié le mémo interne de l’entreprise, véritable Bible de la firme, dont il a donc ajouté un verset, en soulignant que les salariés, en travaillant chez Netflix, pourraient être amenés à plancher sur des productions contraires à leurs opinions. J’utilise délibérément un champ lexical religieux, mais il est lui aussi présent chez les fondateurs de la firme, quand ils détaillent leurs règles managériales.

Au niveau des productions, il faut aussi se rendre compte que le phénomène woke est relativement récent : il apparait vers 2017/2018, quelquefois subrepticement lors de la troisième ou quatrième saison d’une série (prenez par exemple The Last Kingdom, qui se déroule en Grande-Bretagne durant les invasions vikings, un curé noir y apparaît). Mais il peut aussi être abandonné : par exemple, la série Sense 8, la série très LGBT des frères devenus sœurs Wachowski, n’a pas été renouvelée, en raison de son manque de succès, de l’aveu même du CEO Ted Sarrandos. Les militants woke sont une minorité. 

Il est possible d’assister à un recul du wokisme chez Netflix. Reste qu’il serait naïf de croire que Netflix pourra changer radicalement de bord, pour la simple et bonne raison que le monde audiovisuel, les réalisateurs et producteurs baignent dans cette idéologie progressiste. Le wokisme n’est pas qu’une simple idéologie à la mode que les producteurs pourront abandonner aussi vite qu’ils l’ont adoptée par appât du gain. Elle pourra être édulcorée, l’offre audiovisuelle pourra être davantage segmentée (l’algorithme devrait le permettre), mais il serait vain de penser que le substrat socio-culturel disparaîtra totalement. 

L’économie numérique tire profit d’une denrée nouvellement précieuse : notre attention. Comment le géant américain est-il organisé pour réussir à capter le plus grand temps de cerveau disponible chez les utilisateurs ? 

Revenons au début des années 1990 et à l’explosion d’Internet : à ce moment-là, la population mondiale a brutalement eu accès à une offre culturelle quasi-illimitée. Vous pouviez visiter le Louvre en étant à Tegucigalpa, télécharger en quelques minutes 2 000, 3 000 chansons. Les individus ont été à proprement parler sidérés par une telle offre. C’est dans ce contexte que l’algorithme de Netflix va prospérer : grâce à nous, vous allez atteindre la véritable liberté du consommateur, ont-ils dit. Vous allez voir ce que vous voulez vraiment voir, sans perdre vos soirées à scroller devant votre écran ou à vous disputer dans les allées des cinémas avec votre moitié ! Et aujourd’hui, plus vous utilisez la plateforme, plus l’algorithme vous connaît et précise ses propositions, par exemple en personnalisant les vignettes en fonctions de vos goûts (comédies romantiques ou dystopie, etc.). Netflix, c’est davantage qu’une plateforme de streaming, c’est un outil qui fait basculer l’intelligence artificielle dans la production et la production cinématographique. 

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Reste que cet algorithme pose certains problèmes… Les séries sont à présent taillées sur mesure selon les données récupérées par l’algorithme. Par exemple, il est possible que vous aimiez une série House Of Cards avant qu’elle ne sorte (rires) ! Dès 2015, Netflix a en effet réalisé sur mesure celle-ci, après que l’algorithme ait fait remonter les goûts du public pour les tragédies politiques, l’acteur Kevin Spacey et les ambiances sombres. Il en va de même pour la série Orange is the new Black qui a vu le jour après que les mots « univers carcéral », « personnage féminin » et « humour noir » soient ressortis largement dans les choix des consommateurs. Et depuis, l’algorithme de Netflix ne cesse de s’affiner. Ainsi, une série risque d’être déclinée à l’infini avec une qualité progressivement à la baisse. Je conclurai en faisant remarquer que l’on ne parle plus de « Septième art », mais de « productions audiovisuelles » ou simplement de « divertissement ». 

Après avoir perdu près de 1,2 million dabonnés au premier semestre, le géant américain en a recruté 2,4 millions au troisième trimestre 2022. Le déclin tant annoncé de Netflix était-il illusoire? Comment expliquer ces variations ?

Il y a cinq ans, Netflix était en situation de monopole. Aujourd’hui Amazon prime, Disney+ ou encore AppleTV sont venus le concurrencer. Bref, l’offre a explosé. Les consommateurs sont devenus moins fidèles : nombreux sont ceux qui partagent un compte individuel à plusieurs ou qui ne s’abonnent que quelques jours afin de regarder les grandes séries phares. Ajoutez à cela les polémiques sur le contenu que certains consommateurs peuvent juger excessivement idéologisés, vous avez de quoi faire trembler n’importe quel leader. Il nen reste pas moins que cest Netflix qui a inventé le modèle de streaming, et c’est son algorithme qui semble toujours le plus performant, et ses séries les plus en vogue – ou les mieux « marketées » ? Et plus profondément, et j’en parle dès le premier chapitre de mon petit essai : son management est fait pour répondre aux crises, pour rebondir. 

Si Netflix est souvent décrié pour ses productions idéologisées, le management de l’entreprise est bien moins souvent pointé du doigt. Souvent considérée comme une entreprise dotée d’une très grande flexibilité, qu’en est-il de la réalité managériale du géant californien ? 

« Soit vous êtes excellent, soit vous partez rapidement.  »

Netflix, c’est avant tout une manière de traiter l’homme, ses hommes, ses salariés. Il faut d’ailleurs lire les écrits de son fondateur, Reed Hastings. Celui-ci a connu deux chocs psychologiques au cours de sa carrière professionnelle. Premièrement, en 1997, quand sa première entreprise fait faillite. Avec du recul, Reed Hastings jugeait avoir recruté des salariés pour qu’ils appliquent les règles internes de l’entreprise et non pour qu’ils innovent. Il en a tiré une première leçon : son entreprise se devait d’être plus flexible. Ensuite, en 2001, Netflix est au bord de la faillite. Son entreprise de location de DVD par courrier subit la première bulle internet. Reed Hastings doit licencier un tiers de son équipe : il garde alors les meilleurs et remercie les moins performants. Quelques semaines plus tard, il constate que l’entreprise « vibrait de passion, d’énergie et d’idées ». Hastings en tire une deuxième leçon : la densité de talent. D’ailleurs, il ne craint pas de parler de QI moyen, chose inconcevable chez nous… En définitive, soit vous êtes excellent, soit vous partez rapidement.

Ces deux exemples seront fondateurs de la culture d’entreprise de Netflix, qu’il veut axée autour de la liberté et de la responsabilité, pour innover. Son système repose sur sa capacité à recruter l’élite de l’élite du capitalisme américain – le salaire médian s’élevait à 220 000 euros par an. Et ce recrutement des meilleurs lui permet de supprimer la plupart des règles internes de l’entreprise. Le titre de l’ouvrage de Reed Hastings est à ce titre évocateur : « la règle : pas de règle. ». La responsabilité de chacun est ainsi engagée, et par exemple les horaires ne sont pas proprement établis et les congés peuvent être pris n’importe quand sans permission au préalable. Ont aussi été instaurées des réunions d’équipe où tout doit pouvoir se dire, en toute transparence. Ces réunions ressemblent à s’y méprendre à des réunions d’alcooliques anonymes ou de communautés protestantes, autres archétypes anglo-saxons.

La force de Netflix a été de proposer du contenu à visionner sans interruption, ce que l’on appelle en anglais le « binge-watching ». Avec l’apparition de la publicité sur la plateforme, Netflix n’est-il pas en train de détruire ce qui a été à l’origine de son succès ? 

Les fondateurs avaient juré pendant des années qu’aucune publicité ne verrait le jour sur Netflix. L’absence de publicité était peut-être l’un des atouts de la firme, elle permettait aux utilisateurs de regarder lensemble des épisodes dune série à la suite sans interruption. Mais disons que la force de la firme est aussi, non sans ironie, de revenir sur ses décisions. En effet, quelques mois plus tard, la plateforme annonçait travailler sur une nouvelle formule d’abonnement avec publicité, mais moins coûteuse, laissant le choix à ceux qui ne voulaient pas de publicité de payer davantage. Peu importe la contraction flagrante de la décision : l’essentiel est de toujours assurer un mouvement perpétuel et une course effrénée vers la croissance. 

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Nous avions une longue histoire avec le cinéma, un goût commun pour la salle, mais ce dernier ne fait plus le poids face à la puissance de l’économie numérique. Quelle est la répercussion du géant américain sur l’industrie du 7e art ?

Le coup est très dur, je ne sais pas s’il sera mortel. Il est très probable que le médium série aura un impact sur la réalisation elle-même : on ne réalise pas une production audiovisuelle destinée à être visionnée dans le creux de la main de la même façon qu’un film projeté sur grand écran. Les lumières, la profondeur de champ, les effets spéciaux seront sans doute revus à la baisse. En même temps, la trame narrative est enrichie par la durée qu’apporte la série. On peut créer un véritable univers, ce qui n’est possible au cinéma qu’avec des superproductions de plusieurs épisodes.

Par ailleurs, les choses se posent différemment pour, par exemple, Disney : diffuser L’Ascension de Skywalker dans les salles obscures a coûté 143 millions de dollars à la firme, tout en lui en rapportant 1,07 milliard. Mais la tentation est forte de ne la diffuser que sur sa plateforme pour en faire l’économie. Rappelons donc que la forte concurrence imposée par Netflix s’inscrit dans une crise plus profonde du cinéma, et que le cœur de Netflix, c’est avant tout les séries. La concurrence n’est donc pas totale. 

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