L’Espagne, un acteur majeur des séries télévisées

5 septembre 2020

Temps de lecture : 6 minutes
Photo : Victoria Cornejo (L) and Jero Capitan (R) of La Fanfarria del Capitan band from Argentina pose for the photographers during an interview to Spanish News Agency EFE held in Madrid, Spain, 25 July 2019. The song of the group 'Bella Ciao' was performed in the Spanish serie 'La Casa de Papel'. EFE/ Ballesteros//EFE_20190725-636996818165787132/1907252016/Credit:Ballesteros/EFE/SIPA/1907252016
Abonnement Conflits
Abonnement Conflits

L’Espagne, un acteur majeur des séries télévisées

par

L’Espagne est devenue le pays de tournage et de production de séries télévisées grand public à succès. Un élément nouveau qui inscrit notre voisin dans une dynamique de puissance culturelle de grande envergure.

 

Avec les premières émissions régulières de télévision le 28 octobre 1956, par le truchement de la RTVE, l’Espagne fait son entrée dans un cercle à l’époque très fermé, celui des nations disposant d’au moins une chaîne émettant sur le petit écran[1]. Le développement de la télévision outre-Pyrénées s’accompagne logiquement d’une production de contenus propres.

Les formats créés par notre voisin ibérique connaissent un certain succès à l’étranger à partir des années 1970. C’est le cas d’El hombre y la tierra, originellement diffusé de 1974 à 1981, qui donne l’occasion au naturaliste Félix Rodríguez de la Fuente (1928-1980) de partager sa passion pour le monde animal au grand public. Elle devient rapidement le documentaire espagnol le plus vendu dans les pays étrangers[2].

De premiers succès internationaux encore timides

Dans les années 1990-2000, un certain nombre de formats ibériques sont prisés des pays étrangers, à l’instar des séries Un, dos, tres, Grand Hôtel, Physique ou Chimie et Scènes de ménage, ou encore d’émissions de divertissement, comme El hormiguero ou Tu cara me suena. En 2014, l’Espagne est d’ores et déjà le quatrième exportateur de contenus audiovisuels au monde[3].

Lire aussi : La série « trône de fer », leçon de géopolitique ?

Pourtant, jusqu’aux années 2010, ces exportations restent relativement ponctuelles et peuvent difficilement concurrencer la machine de guerre américaine. En France, les séries britanniques et allemandes (dont le public n’est certes pas exactement le même) monopolisent aussi la diffusion de certaines chaînes, notamment France 3[4]. De leur côté, les créations espagnoles se cantonnent souvent à deux genres : d’un côté, les séries historiques plus ou moins fidèles au passé (Isabel, Carlos, rey emperador, Águila Roja, Toledo, cruce de destinos, La peste) et surtout destinées à un public espagnol ; de l’autre, des fictions centrées autour d’une famille et de ses évolutions (Cuéntame cómo pasó, Farmacia de guardia, Gran reserva). Le budget est parfois conséquent et la critique peut saluer le résultat, mais le public étranger n’est pas toujours au rendez-vous.

L’Espagne, plateau de tournage international

Trois phénomènes changent la donne au cours de la dernière décennie :

  • la tendance toujours plus marquée des téléspectateurs à se tourner vers la diffusion en ligne ;
  • le retentissement de certaines sagas télévisées (Breaking Bad, Game of Thrones, Narcos, True Detective, ), lesquelles finissent par se constituer une cible spécifique ;
  • le changement d’approche des réalisateurs et producteurs espagnols eux-mêmes, qui cherchent à sortir de leur zone de confort et à innover[5].

L’expansion formidable de la langue espagnole dans le monde[6] génère également un intérêt croissant pour les fictions réalisées outre-Pyrénées. De son côté, notre voisin ibérique profite de son patrimoine historique et naturel pour accueillir de nombreux tournages américains.

 

Le plus connu des feuilletons à avoir choisi l’Espagne pour y poser ses caméras est probablement Game of Thrones (Juego de Tronos dans la langue de Cervantes). Des sites et communes comme Cáceres (Estrémadure), Gérone (Catalogne), San Juan de Gaztelugache (Pays basque), le désert des Bardenas Reales (Navarre), le château de Zafra (Castille-La Manche), Peñíscola (Communauté de Valence) ou encore la forteresse musulmane d’Almería, le château d’Almodóvar del Río et l’amphithéâtre d’Itálica (Andalousie) sont devenus mondialement célèbres[7]. Le flot de touristes attirés par ces images est tel qu’il met parfois en danger les paysages visités[8].

Par ailleurs, la chaîne de télévision HBO a d’ores et déjà annoncé son intention de tourner la préquelle de Game of Thrones aux îles Canaries[9].

Le tournant de La casa de papel

C’est toutefois sous l’impulsion de la firme américaine Netflix que les séries espagnoles décollent véritablement au niveau international. L’on ne saurait trop insister sur le bouleversement induit par La casa de papel, dont la première saison est diffusée en 2017 sur la chaîne privée Antena 3. Le feuilleton créé par Álex Pina, qui relate plusieurs braquages à la Fabrique nationale de la Monnaie et du Timbre puis à la Banque d’Espagne, à Madrid, est devenu en quelques années un phénomène mondial grâce à l’entreprise de Scotts Valley. Plus de 34 millions de spectateurs du monde entier en ont regardé la troisième saison au cours de la première semaine qui a suivi sa sortie, en avril 2020, soit un record pour une série non anglophone[10].

Lire aussi : Littérature et culture comme approche de l’identité russe

Ses principaux acteurs enchaînent depuis lors les tournages et ont acquis une notoriété planétaire. La combinaison rouge portée par les braqueurs, le masque de Salvador Dalí qui cache leur visage et le chant italien Bella Ciao, qu’ils entonnent régulièrement, sont également des marqueurs identifiés à l’international.

La diffusion de séries et de films espagnols sur Netflix n’arrête pas depuis lors, avec d’importants succès pour des formats comme Élite, Alta Mar, Perdida, Les Demoiselles du téléphone, etc.[11]

Après les États-Unis d’Amérique[12], l’Asie est désormais au cœur des regards des maisons de production espagnoles, qui vendent leurs formats à la Corée du Sud[13] et à la Chine[14]. Une arme très puissante pour montrer une autre Espagne, éloignée des clichés habituels, car plus moderne. Un facteur de promotion, également, pour des villes comme Madrid, laquelle mise de plus en plus sur cet élément pour séduire un nouveau type de visiteurs étrangers[15].

De quoi aussi renforcer la collaboration culturelle entre pays hispanophones – un atout de premier choix en ces temps troublés économiquement parlant[16].

C’est aussi une question d’argent !

C’est une évidence : le succès mondial des séries espagnoles constitue également une source d’emplois et de bénéfices dans un pays qui connaît des hauts et des bas depuis 2007-2008. Vendre des feuilletons à d’autres nations s’avère souvent lucratif et le marché espagnol lui-même est devenu une quasi-chasse gardée des producteurs nationaux, avec 86,7 % des émissions et séries regardées par les Espagnols qui sont produites dans leur pays[17].

L’on estime par exemple que 25 000 emplois directs sont générés grâce à la création du premier centre de production de Netflix situé en Europe[18]. Il se trouve plus précisément à Tres Cantos, dans la banlieue de Madrid. Tout une Cité de la Télévision (Ciudad de la Tele) est récemment venue renforcer une telle infrastructure, qui s’est érigée comme la deuxième du genre en Europe par son importance, après les studios de Pinewood (Royaume-Uni)[19].

En 2015, 38 séries ont été tournées outre-Pyrénées pour une contribution de 429 millions d’euros au produit intérieur brut espagnol. Trois ans plus tard, le nombre de feuilletons produits était de 58, soit 655 millions d’euros pour la richesse nationale. À terme, 72 émissions de ce genre devraient sortir chaque année en Espagne, pour une contribution totale estimée de 812 millions d’euros et plus de 18 400 emplois à la clef[20].

Plusieurs grandes maisons de production espagnoles regroupées pour l’essentiel à Madrid et dans son agglomération (Bambú, Globomedia, Boomerang TV, Plano a Plano, La Competencia, etc.) sont aujourd’hui très tournées vers le marché extérieur[21].

De quoi rappeler que, depuis des décennies, l’Espagne est un haut lieu du cinéma et de la télévision. Depuis le désert de Tabernas (Andalousie)[22] jusqu’à Madrid et ses environs[23], les grands westerns spaghettis qui ont fait la fortune du genre, par exemple, avaient déjà une empreinte indéniablement hispanique.

Notes

[1] « El nacimiento y la llegada de la televisión », site officiel du Ministère espagnol de la Culture et du Sport.

[2] « Día de la Televisión: las producciones españolas amplían su audiencia », site This is the real Spain, 21 novembre 2019.

[3] Id.

[4] Boucher, Kevin, « Les séries étrangères les plus suivies en 2016 en France », Pure Medias, 23 décembre 2016.

[5] « La reinvención de las series españoles », ensemble de trois reportages (« La explosión », « El recorrido », « El desafío ») publié en 2019 sur El País.

[6] Klein, Nicolas, « Cervantes à la conquête du monde ou la défense de l’espagnol par l’Espagne », Conflits, 8 mars 2020.

[7] González, Lidia, « El mapa que recorre la España de Juego de Tronos », Condé Nast Traveler, 12 avril 2019.

[8] « PP apuesta por que la Diputación intervenga en Gaztelugatxe para que el enclave «no muera de éxito» », Público, 8 mai 2017.

[9] « La precuela de Juego de tronos se rodará en las islas Canarias », La Vanguardia, 8 janvier 2019.

[10] Núñez, Emilia, « La casa de papel en cifras », Forbes, 3 avril 2020.

[11] Such, Marina, « De las coproducciones a Netflix: así triunfan fuera las series españolas », Fuera de Series, 6 mars 2019 ; Crespo, Irene, « Las series españolas siguen rompiendo fronteras », El País, 9 avril 2019 ; et Marcos, Natalia et Roca, Ana Teresa, « Las series rompen las fronteras del español », El Mundo, 18 février 2020

[12] « Una española y doce británicas: las 30 mejores series de la década, según The New York Times », ABC, 7 janvier 2020.

[13] « Spanish drama Money Heist may get Korean version », The Straits Times, 19 juin 2020.

[14] Fernández, Eduardo, « Las series españolas derriban la última muralla: China », El Mundo, 18 octobre 2018

[15] « Madrid, provincia de cine: la favorita para el rodaje de series y películas », Madrid es Noticia, 10 juillet 2019.

[16] Cortés, Helena, « El español, arma poderosa para sobrevivir en la industria poscoronavirus », ABC, 10 juin 2020.

[17] « Día de la Televisión: las producciones españolas amplían su audiencia », op. cit.

[18] « El nuevo centro de Netflix Europa de Tres Cantos dará empleo a 25.000 personas », Telemadrid, 7 avril 2019.

[19] Congosto, François, « La Ciudad de la Tele de Tres Cantos se amplía para ser el segundo mayor centro de producción audiovisual de Europa », Madrid Norte, 11 décembre 2019.

[20] Planes Trillo, Jorge et Bargues, Jordi Esteve, « La oportunidad de los contenidos de ficción en España », Madrid : PwC, 2018, page 4.

[21] Korta, Sarai, El imparable crecimiento de la producción de series en España, Barcelone : Observatoire de la Production audiovisuelle, 2019.

[22] Martínez, Evaristo, « Un desierto de película: Tabernas, nuevo tesoro para el cine europeo », La Voz de Almería, 9 juin 2020.

[23] Medina, Miguel Ángel, « Cuando Clint Eastwood mataba forajidos en la sierra de Madrid », El País, 21 septembre 2019.

À propos de l’auteur
Nicolas Klein

Nicolas Klein

Nicolas Klein est agrégé d'espagnol et ancien élève de l'ENS Lyon. Il est professeur en classes préparatoires. Il est l'auteur de Rupture de ban - L'Espagne face à la crise (Perspectives libres, 2017) et de la traduction d'Al-Andalus: l'invention d'un mythe - La réalité historique de l'Espagne des trois cultures, de Serafín Fanjul (L'Artilleur, 2017).
La Lettre Conflits
3 fois par semaine

La newsletter de Conflits

Voir aussi

Pin It on Pinterest