<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Les syndicats du crime nigérians : les criminels du XXIe siècle

26 novembre 2019

Temps de lecture : 6 minutes
Photo : Ces femmes font la queue pour voter dans une région soumise aux razzias de Boko Haram. La démocratie peut-elle être un rempart contre les mafias ? (c) SIPA
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Les syndicats du crime nigérians : les criminels du XXIe siècle

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Le crime organisé du xxie siècle est marqué par la montée en puissance des syndicats du crime nigérians. Une combinaison de criminalité primitive, de violence brute et une structure originale, mêlant capacité d’adaptation et d’innovation opérative et technologique, ont permis aux syndicats du crime nigérian de prendre une place considérable dans l’univers de la criminalité.

 

En termes de discipline et de valeurs, les réseaux nigérians se rapprochent des mafias classiques. Le code d’honneur implique fidélité absolue au réseau, une omerta et une discrétion absolue maintenue par les « bucha » (boucher). Cependant, la morphologie de ces organisations est complexe, leur hiérarchie diffère des structures verticales ou pyramidales du crime organisé traditionnel. Au sein des syndicats et des cellules qui les composent, l’appartenance se détermine en fonction de liens familiaux, ethniques, tribaux ou personnels. Chaque cellule et chaque membre a un rôle spécifique défini en fonction de ses capacités, connaissances ou de sa localisation géographique. Elles sont généralement composées de cinq à dix hard members ou initiés, bammed, masculins et de la même ethnie qui sont nommés en fonction de leurs capacités criminelles et de leurs rangs.

Chez les hommes du rang, il existe par exemple des « yeux », des « crieurs », des « bouchers ». Ils sont dirigés par un collège des sages composés d’initiés, lui-même supervisé par un « chama », sorte de chef militaire. Ce dernier conseille le chef de cellule au côté d’un conseiller « spirituel », sorte de consigliere, un conseiller financier et administratif. Il existe un chef pour chaque cellule et un baron pour chaque syndicat, généralement un homme avec un pouvoir politique ou tribal important. Comme Stephen Ellis le démontre, des politiciens nigérians ont été impliqués dans des scandales criminels depuis le début du xxe siècle. Plus récemment le sénateur Kashamu a été condamné pour trafic d’héroïne aux États-Unis.

Un fonctionnement cloisonné et structuré

De taille et de composition diverses, relativement autonomes dans le choix et la conduite de leurs activités, chaque cellule opère indépendamment et se spécialise dans le blanchiment d’argent, la logistique de transport aérien, le recrutement et l’entraînement des mules pour le transport de drogue, la fabrication de faux passeports, etc. Lors du montage d’une opération illicite, un transport de drogue par exemple, des cellules peuvent être sollicitées par des membres du même syndicat ou d’autres organisations criminelles afin de former une joint-venture compartimentée. Les chefs des syndicats du crime qui possèdent fortune et contacts dans les forces de sécurité, la justice et la politique dirigent ces joint-ventures criminelles, car ils assurent une protection aux membres de l’association en cas de problème ainsi que la fluidité des opérations via la corruption d’officiels. Ce cloisonnement garantit l’anonymat des membres au sein de chaque opération et réduit les risques d’infiltration et de démantèlement du réseau, tandis que ces alliances de compétence permettent de trafiquer des volumes supérieurs et donc de réaliser des économies d’échelle considérables.

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Les syndicats du crime nigérian les plus connus sont les ex-confréries étudiantes anticolonialistes et panafricanistes, nées dans les campus nigérians dans les années 1970 et devenues des cultes. Dans une excellente enquête, Sean Williams décrit comment le Neo-Black Movement (NBM), officiellement une ONG de 30 000 membres à travers le monde, et la Black Axe qui émergea de ses rangs, devinrent en quelques décennies une organisation criminelle transnationale de premier plan. Utilisant à dessein des cérémonies d’initiation particulièrement violentes mêlant feu, alcool, sévices en tout genre (viols, passages à tabac…) et pratiques vaudoues, où les aspirants initiés sont purifiés par un prêtre, « renaissent », puis sont baptisés du nom d’un héros de l’indépendance africaine comme Patrice Lumumba, Muammar Qaddafi ou Ngũgĩ wa Thiong’o, les cultes garantissent cohésion et fidélité à l’organisation [simple_tooltip content=’Il est intéressant de noter ici la similitude avec les cérémonies d’initiation, les baptêmes et la renaissance, en tant qu’homme d’honneur au sein des mafias Italiennes.’](1)[/simple_tooltip]. Grâce à la présence de membres de premier plan dans la politique, l’armée ou la police, et un réseau mondialisé, les cultes ont développé des activités criminelles de grande ampleur. Ainsi, en mai 2019, les trois beaux-fils d’Augustus Bemigho-Eyeoyibo, l’un des leaders mondiaux du NBM entre 2012 et 2016, ont été condamnés pour le blanchiment de plus d’un million de pounds liés « au syndicat du crime Black Axe et à son leader ».

À ces forces structurelles s’ajoute une capacité unique des réseaux nigérians à se fondre et à s’implanter durablement dans tous les environnements. Ils prennent avantage des caractéristiques urbaines, des faiblesses juridiques et économiques. Par exemple, le mariage devient un outil d’intégration et d’infiltration dans de nouvelles communautés. Dans tous leurs lieux d’implantation, les criminels nigérians sont connus pour leur discrétion, ils développent leurs business dans des endroits isolés et ne possèdent en leur nom aucun véhicule, propriété ou compte en banque. Par ailleurs, ces réseaux restent toujours mobiles se relocalisant en fonction du degré de menace qui pèse sur leurs activités. Tout cela rend le travail des services de police difficile, car ils ne disposent que d’informations parcellaires dans leurs enquêtes.

La diaspora joue un rôle clé dans ces réseaux

La diaspora a une importance clé dans le développement des syndicats du crime nigérian. La majeure partie des criminels nigérians viennent de milieux très pauvres, et, pour l’ethnie igbo, ont été forcés à immigrer massivement à la suite de la guerre du Biafra. Cherchant à faire fortune à tout prix, ces immigrés choisissent leurs destinations en fonction des opportunités économiques que leur font miroiter des personnes proches de la communauté nigériane locale. Les réseaux criminels orientent l’implantation de leurs compatriotes en fonction de leurs intérêts, par exemple depuis les zones de production des drogues en Asie ou en Amérique latine jusqu’aux marchés de consommation européens.

Les avantages comparatifs inhérents à leur présence mondiale, à leur structure et à la symbiose de cette dernière avec les flux mondiaux, ont permis aux réseaux nigérians de remonter la chaîne alimentaire criminelle. D’intermédiaires, distributeurs ou simples passeurs des trafics internationaux utilisés par les grands cartels sud-américains et les mafias européennes, notamment italiennes, ils sont devenus des partenaires fiables. L’argent amassé via ce rôle d’intermédiaire et via les activités criminelles classiques localisées (racket, fraudes, etc.) a donné la possibilité aux réseaux nigérians de se diversifier et d’étendre leurs opérations. Produite dans des laboratoires à travers toute l’Afrique de l’Ouest, du Centre et du Sud, la métamphétamine des réseaux nigérians inonde depuis quinze ans les grands marchés de consommation que sont le Japon, la Corée du Sud et l’Australie. Par ailleurs, l’investissement dans la cybercriminalité, notamment via les fraudes bancaires et autres arnaques 419, du nom de l’article du code pénal nigérian, leur rapporte annuellement des milliards de dollars.

Du trafic de drogue au trafic de migrants

Forgée autour de la conduite du trafic de cocaïne transitant en Afrique de l’Ouest, l’alliance entre les syndicats du crime nigérians et les mafias italiennes illustre le pouvoir acquis par les premières cités qui partagent activités et revenus avec la Camorra, la Cosa Nostra et la ‘Ndrangheta dans des territoires où aucune organisation criminelle hors-sol ne s’était jamais durablement implantée. Disposant de forces vives importantes, respectant les coutumes locales, vendant efficacement crack et héroïne à la place des Italiens (leur code d’honneur le proscrit officiellement), reversant le pizzo ou impôt mafieux à leur tutelle, les syndicats du crime nigérian contrôlent désormais des quartiers entiers de Naples ou de Palerme. En 2010, illustrant la puissance acquise par ces réseaux, 36 mafieux de syndicats-confréries du Black Axe et de l’Eiye furent arrêtés et condamnés à quatre cents années de prison cumulées pour meurtres, trafics d’êtres humains et de drogues. La France est également touchée avec la présence croissante des réseaux nigérians à Paris, Lyon et Marseille, notamment dans le trafic d’êtres humains.

Moins chers que leurs concurrents, les réseaux nigérians du trafic d’êtres humains, présents en Europe depuis les années 1990, ont en effet pris le contrôle de parts considérables du marché de la prostitution. Dans un rapport-enquête de 2016, l’Organisation internationale pour les migrations estimait que 9 000 jeunes filles avaient été trafiquées depuis le Nigeria vers les côtes libyennes dans l’année, soit une augmentation de 700 % en cinq ans.

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Les victimes de la traite organisée par les syndicats du crime nigérians viennent de toute l’Afrique de l’Ouest même si Benin City semble être un lieu de recrutement privilégié. Lors du recrutement plusieurs astuces sont utilisées pour amener les filles à suivre les trafiquants. Ces derniers font en effet miroiter aux jeunes filles et à leurs familles un emploi de service (salon de coiffure, restaurant, entreprise, etc.). Après avoir réussi à les convaincre de cet avenir radieux, les réseaux vont procéder par plusieurs étapes. Les filles sont emmenées voir des « juju man or nature shrine », soit des maîtres vaudous, afin de vérifier leur pureté et leur virginité. Les passeurs prêtent ensuite serment, souvent lors de cérémonials vaudous, auprès de la famille de mener la fille ou le garçon en sécurité jusqu’au Niger ou en Libye. Ultérieurement, les réseaux asservissent ces hommes et ces femmes en les obligeant, pour prix de leurs passages, à payer des sommes oscillant entre 50 000 et 80 000 euros qu’ils mettront leur vie à rembourser.

Toutes les étapes du transport, de la production de faux documents au contrôle des mouvements de leurs victimes, sont prises en charge par les réseaux. Cependant, une partie des hommes et des femmes ne sont pas emmenés directement en Europe. De nombreuses femmes sont ainsi contraintes de se livrer à des travaux forcés ou à la prostitution le long des routes de passage. En Libye, ou une fois arrivés en Europe, les hommes et les enfants esclavagisés travaillent essentiellement au marché noir soit en tant qu’agriculteurs soit en tant qu’hommes de main dans le bâtiment ou au sein même des groupes criminels.

Par leur capacité d’innovation, la force de leur structure, la diversité de leurs activités criminelles et les revenus considérables que ces dernières génèrent, les syndicats du crime nigérian constituent ainsi l’une des menaces sécuritaires majeures du xxie siècle.

À propos de l’auteur
Guillaume Soto-Mayor

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