Nouvelle-Calédonie. Relire Arthur Girault, 130 ans plus tard

25 janvier 2025

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : Des personnes manifestent lors du passage du cortège du président français Emmanuel Macron à Nouméa, en Nouvelle-Calédonie, jeudi 23 mai 2024. (C) Sipa

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Nouvelle-Calédonie. Relire Arthur Girault, 130 ans plus tard

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Les principes de colonisation publiés par Arthur Girault en 1895 permettent de comprendre les difficultés actuelles traversées par la Nouvelle-Calédonie. Éric Descheemaeker revient sur ce texte essentiel pour comprendre l’histoire coloniale française.

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Il est toujours extrêmement intéressant de relire, avec le recul, les textes fondateurs : que ce soit, dans un contexte calédonien, l’accord de Nouméa (il y a 25 ans) et ceux de Matignon-Oudinot (35), ou le discours au Sénat de Dick Ukeiwé (il y a 40 ans, en 1985). Certains passages ont exceptionnellement mal vieilli ; d’autres au contraire se révèlent visionnaires. Il est en tout cas difficile de prétendre construire l’avenir sans avoir à l’esprit les entreprises passées, et comment celles-ci ont « tourné ».

Intéressons-nous ici à un texte bien plus ancien, un classique de la pensée politique qui concerne au plus haut point la Nouvelle-Calédonie même s’il ne lui est pas consacré : les Principes de colonisation et de législation coloniale d’Arthur Girault, publiés pour la première fois en 1895. Girault était professeur de droit à l’université de Poitiers et sans doute le plus grand auteur, avec Henry Solus, de ce qu’on appelait à l’époque le « droit colonial », qui connut sa période de gloire sous la Troisième République avant de dégénérer en un vague « droit de l’outre-mer » qui n’intéresse, malheureusement, quasiment plus personne. (Le lecteur désireux de parfaire sa culture générale pourra trouver le texte librement sur Gallica.)

Trois modèles de colonisation

Dans la « théorie générale de la législation coloniale » qu’il y développe, Girault distingue trois modèles de colonisation : l’assujettissement, l’autonomie et l’assimilation, déclinant ce lien entre colonie et métropole sur six plans : la constitution coloniale, le gouvernement, la défense, les libertés locales, les finances publiques et le régime douanier.

Dans une logique d’assujettissement, la colonie est gérée directement et arbitrairement par la métropole, dans l’intérêt exclusif de cette dernière (à Paris par un ministère des colonies et sur place par un gouverneur tout-puissant). Il n’y a ni assemblée locale ni libertés reconnues aux colons (ni bien évidemment aux « indigènes »), et la colonie ne reçoit rien. Sa défense est assurée exclusivement par la métropole, qui rechigne à y impliquer des colons dont elle se méfie, et le commerce est géré par la règle de l’Exclusif (la colonie doit tout acheter et tout vendre à la métropole, pour le plus grand profit évidemment de cette dernière).

Dans une logique d’autonomie, la colonie n’est plus, pour reprendre la métaphore de Girault, l’esclave de la métropole mais son enfant, qu’il faut aider à grandir jusqu’à sa pleine émancipation. La métropole commence l’entreprise coloniale, mais dans toute la mesure du possible – et de manière croissante – celle-ci gère ses propres affaires : elle vote ses lois (sous réserve d’un veto, plus théorique qu’autre chose) et possède son propre gouvernement ; les libertés locales fleurissent et le commerce est libre. Si la colonie est défendue par la métropole, il est entendu qu’elle va de plus en plus participer à sa propre défense. L’indépendance est la conclusion logique pour la colonie ayant appris à devenir elle-même. On note par ailleurs que celle-ci n’est pas représentée au parlement national, puisqu’elle ne se mêle pas davantage des affaires de la métropole que l’inverse.

Enfin, comme son nom l’indique, dans une logique d’assimilation, la « colonie » – mais est-ce encore le bon mot ? – est comprise comme une extension du territoire métropolitain. A priori les mêmes règles s’y appliquent ; elle est soumise à la même constitution et aux mêmes lois (sauf exceptions toujours possibles, d’autant que l’assimilation ne sera jamais parfaite) et à la même administration, du préfet au tribunal d’instance. Tout le monde, y compris les colonies, participe à la défense de la nation entière, qui comprend ces dernières. L’objectif est une « union toujours plus étroite » : non seulement il n’y a bien sûr aucune perspective d’indépendance, mais la colonie est au contraire de moins en moins indépendante au fur et à mesure que la société locale grandit, et devient aussi complexe et adulte que la société métropolitaine.

Différences de temps et de lieux

En simplifiant, Girault considère que le premier modèle correspond aux colonies d’Ancien régime et le second aux dominions britanniques ; le troisième correspondant au génie français révolutionnaire puis républicain. Dans sa perspective, l’aboutissement de la colonisation française serait un Etat unitaire pluricontinental, avec des départements métropolitains et ultramarins.

On n’est évidemment pas obligé d’être d’accord avec l’auteur, mais ce qui est passionnant à le relire aujourd’hui, c’est qu’il nous montre immédiatement deux choses : d’abord, que la Nouvelle-Calédonie a conservé des caractéristiques de ces trois modèles ; ensuite, que sa situation actuelle ne correspond à aucune des logiques qui les sous-tendaient. Immédiatement, cela nous amène à nous poser la question : est-ce qu’une partie du problème calédonien ne proviendrait pas du fait que le modèle suivi par cette ex-colonie, désormais « collectivité d’outre-mer sui generis », ne répond à aucune logique – ou pour le dire différemment, qu’elle poursuit en même temps des ambitions contradictoires ?

Girault, d’abord, nous aide à voir à quel point la logique d’assujettissement demeure plus prégnante qu’on n’aurait tendance à le penser, et n’a jamais été complètement dépassée. C’est vrai, par exemple, sur le plan économique : l’ancien exclusif colonial est encore profondément visible dans l’organisation et la régulation de l’économie sur l’archipel. Inutile de dire que cela contribue notablement, en Nouvelle-Calédonie comme aux Antilles, à la problématique de la « vie chère », et qu’il devient urgent de penser économie autant que politique quand on réfléchit à l’avenir du territoire. C’est vrai aussi en matière de libertés publiques. De manière parfaitement stupéfiante, la Nouvelle-Calédonie a ainsi passé la moitié de l’année 2024 sous couvre-feu : mesure stupéfiante dans un Etat de droit, parfaitement dérogatoire à tous les principes de notre civilisation juridique, et que seule une menace gravissime et imminente, comme un bombardement ennemi, devrait pouvoir justifier – certainement pas la simple crainte d’éventuelles échauffourées, comme ce fut le cas pendant des mois. Mais en Nouvelle-Calédonie bien plus encore qu’en métropole (où la situation n’est pourtant guère réjouissante), le mépris des libertés publiques est devenu la norme : le fait que cela rencontre si peu de résistance dans la population montre à quel point celle-ci a internalisé cette logique d’assujettissement au gouverneur colonial. De manière extrêmement étonnante, celle-ci cohabite pourtant avec un abandon quasi-complet par l’Etat de son rôle politique sur l’île, puisque celui-ci a été délégué aux parti(e)s indépendantiste et non indépendantistes.

Toutefois, c’est bien sûr la logique d’autonomie qui domine aujourd’hui. La Nouvelle-Calédonie jouit d’un self-government sans égal au sein de la République française. Certains ont même fait remarquer que, droit unilatéral à couper les liens excepté, la Nouvelle-Calédonie était déjà en pratique dans la position d’un Etat associé. Ce que Girault nous aide à voir ici est à quel point la chose est étrange : en effet, selon lui, la logique de l’autonomie mène droit à l’indépendance ; non seulement c’est inéluctable, mais c’en est le but même. Par ailleurs la colonie autonome est censée se prendre en charge, et de plus en plus, financièrement, militairement, etc. Or, la Nouvelle-Calédonie autonome s’attend, elle, non seulement à ce que le gouvernement central fasse tout cela pour elle gratuitement (elle ne paye rien à la métropole), mais qu’en plus il lui verse de considérables subsides annuels. Dès lors, il convient de poser la question : cette position est-elle tenable ? Peut-on réellement être autonomiste à chaque fois que ça arrange, en se gouvernant dans son intérêt exclusif, tout en attendant de l’Etat central qu’il fasse tout comme un serviteur, et paye en plus pour le privilège ? Peut-on avoir tant de liberté sans une responsabilité à la même hauteur ? Il ne s’agit pas ici de répondre à la question, mais de montrer comment la lecture de ce texte nous oblige à la poser.

La question de l’assimilation

Reste enfin l’assimilation. On oublie trop à quel point ce modèle continue d’influencer la Nouvelle-Calédonie. A se focaliser sur l’autonomie, donc sur ce qui est ou devrait être différent, on oublie que tout le reste est comme ailleurs en France : de l’organisation communale aux tribunaux, en passant par les diplômes (du secondaire et du supérieur), le droit pénal, etc. Cela est d’autant plus vrai qu’on ne compte plus le nombre de prérogatives censément assumées par l’archipel qui ne le sont pas réellement, ou de textes « néo-calédoniens » qui sont des quasi copier-coller de textes nationaux. Encore une fois, la question n’est pas de savoir si cela est une bonne ou une mauvaise chose, mais d’en interroger la logique à la lumière de Girault. Il y a quelque chose de profondément étonnant à voir une telle uniformité continuer à coexister avec un gouvernement collégial, un Congrès propre, un Sénat coutumier, etc.

Nous n’allons bien sûr ni refaire l’histoire ni définir l’avenir en choisissant une logique parmi trois identifiées dans un livre publié il y a 130 ans : ce n’était ni son but ni le nôtre. En revanche, sa lecture se révèle exceptionnellement intéressante pour se rendre compte que la Nouvelle-Calédonie de 2025 semble poursuivre des logiques, désormais post-coloniales, contradictoires. Ce mélange d’ultra-autonomie sans responsabilité, de désir de bénéficier de la France tout en s’autogérant dans son intérêt à soi, de maintien d’une forme d’assujettissement très forte – le ministère des Colonies, renommé « de l’Outre-mer », existe d’ailleurs toujours rue Oudinot – et d’uniformité jacobine qui demeure derrière les institutions de l’accord de Nouméa, est tout à fait fascinant pour l’observateur extérieur ; il est même à bien des égards attachant. En revanche, on peut légitimement se demander s’il est tenable.

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À propos de l’auteur
Eric Descheemaeker

Eric Descheemaeker

Eric Descheemaeker est professeur à l'Université de Melbourne

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