Alors que l’implantation de la Chine en Afrique fait couler beaucoup d’encre, d’autres États ont décidé de suivre le pas, c’est le cas de la Turquie qui étend son influence sur le continent.
Depuis l’année 2005, le Président Erdogan multiplie les voyages diplomatiques dans la quasi-totalité des États de l’Afrique subsaharienne. Le 2 mars 2018, le président turc a conclu une nouvelle tournée de plusieurs semaines pendant laquelle il a visité quatre pays : l’Algérie, le Sénégal, la Mauritanie et le Mali. Ces grandes « tournées diplomatiques » de plusieurs semaines reflètent le virage stratégique effectué par la Turquie suite au lancement d’une « stratégie d’ouverture »[1] vers l’Afrique en 1998. La plupart des chefs d’États africains accueillent à bras ouvert ce nouveau partenaire. Néanmoins, côté turc, ces « opérations de séduction » sont dictées par de multiples intérêts visant à renforcer la position d’Ankara sur la scène internationale. A l’heure actuelle, la stratégie turque porte ses fruits puisqu’elle a permis à la Turquie de devenir un acteur quasi incontournable en Afrique subsaharienne.
Visites de haut niveau dans la quasi-totalité de l’Afrique
Si, en 1998, un programme d’ouverture vers l’Afrique avait été adopté, il a néanmoins fallu attendre l’arrivée au pouvoir du parti politique islamo-conservateur AKP en 2002 pour que cette stratégie soit concrètement mise en œuvre. Depuis l’année 2005 (considérée comme « année de l’Afrique ») et un premier voyage en Éthiopie, le Président Erdogan s’est rendu 40 fois en Afrique et a visité plus de 30 pays. Pour la seule année 2018, celui que l’on surnomme parfois le « nouveau calife » a déjà effectué deux tournées diplomatiques et visité sept pays. À noter que des pays marginalisés par les Occidentaux pour des raisons politiques, comme le Soudan ou le Burundi, sont également ciblés par Ankara. Ainsi, en 2018, la Turquie a des relations privilégiées avec le Soudan, l’Éthiopie ou la Somalie et aucun pays – à l’exception du Togo et de la Centrafrique – ne semble exclu de cette stratégie d’ouverture[1].
Lors de chaque déplacement en Afrique, le président turc est accompagné d’une délégation forte de plusieurs ministres et d’au moins une centaine de chefs d’entreprises. La présence de ces derniers facilite l’établissement d’accords de coopération et de mémorandums d’entente.
Bonne image, « soft power » et implantation de plus en plus sérieuse
Ankara soigne son image en Afrique et est appréciée d’une bonne partie des États africains qui voient à travers la Turquie une puissance complémentaire de leurs intérêts. Comme le remarque Didier Billion[2], la puissance économique relativement modeste de la Turquie la rend moins effrayante que certaines autres grandes puissances dont le spectre de l’impérialisme effraye.
Par ailleurs, son « soft power » très complet lui permet de s’implanter efficacement en Afrique. Tout d’abord, d’un point de vue social, l’agence turque de coopération Tika dispose aujourd’hui de 20 bureaux dans toute l’Afrique. Depuis 2016, elle s’est implantée dans six nouveaux pays et ne cesse de développer de nouveaux projets d’infrastructures. Son investissement en Somalie, pays ravagé par la guerre civile et quasi-abandonné par la communauté internationale, a été bien perçu par les pays africains. Par ailleurs, la Turkish Airlines, compagnie aérienne de 300 appareils et détenue à 49% par l’État turc, a développé son réseau aérien et possède des lignes aériennes directes desservant 52 villes africaines. La Turquie soigne également son image à travers la construction de grandes infrastructures aéroportuaires (inauguration en décembre 2017 de l’aéroport de Blase Diagne, au Sénégal), de centres hospitaliers très modernes (au Soudan et en Somalie) ou de mosquées (comme celle d’Accra). Enfin sur un plan culturel, Ankara s’efforce de remplacer – avec réussite – la centaine d’écoles de la confrérie Gülen, implantées en Afrique de longue date et réputées pour leur excellence, par des écoles de la confrérie de la fondation Maarif, plus favorable au président. De même, les bourses pour les jeunes africains venant étudier en Turquie ont dernièrement augmenté. Au niveau des médias, l’agence de presse Anadolu Ajansi est présente dans une multitude de pays.
Pourquoi la Turquie se tourne-t-elle vers l’Afrique ?
Depuis le début des années 2000, la Turquie souhaite rompre avec son traditionnel statut d’allié de l’Occident afin de devenir un « acteur global » de la scène internationale. Si la Turquie dit éprouver pour l’Afrique une amitié désintéressée, elle cherche en réalité de nouveaux alliés sur le continent africain et son implantation s’explique par des motivations multiples.
Tout d’abord, suite aux manques de vitalité des échanges commerciaux avec l’UE, la Turquie cherche à investir dans de nouveaux marchés économiques et la forte croissance économique des pays africains l’intéresse tout particulièrement. La diplomatie économique, reposant sur une multitude de forums d’affaires et sommets Turquie-Afrique, porte ses fruits. En effet, en 2003, les investissements directs turcs en Afrique ne représentaient que 100 millions de dollars alors qu’ils comptent aujourd’hui pour une valeur de 6,5 milliards. La Turquie exporte principalement du fer, de l’acier et a dernièrement remporté plusieurs parts de marché dans le domaine du BTP. En contrepartie, elle importe des ressources énergétiques ou des minerais. Actuellement, l’Afrique de l’Ouest et ses 340 millions de consommateurs serait une zone d’investissement prioritaire.
Sur le plan diplomatique, Ankara désire renforcer ses relations avec un maximum de pays et a créé des ambassades dans la plupart des pays d’Afrique. En 2003, on trouvait seulement 9 ambassades, contre 41 aujourd’hui. Cette stratégie a déjà porté ses fruits puisqu’en 2009, lorsqu’Ankara a déposé sa candidature pour devenir un membre non permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, 52 des 53 états africains ont voté pour elle. La Turquie possède en outre un statut d’observateur au sein de l’Union africaine. Selon certains analystes, Ankara souhaiterait également, sur le long terme, jouer un rôle de médiateur sur le continent entre les puissances occidentales (USA, UE) et les puissances asiatiques (Chine et Inde).
Enfin les enjeux politico-sécuritaires ne sont pas en reste. La Turquie veut contrer l’influence de ses rivaux comme les Emirats-Arabes-Unis (qui possèdent des bases en Erythrée et dans le Somaliland) ou l’Égypte du maréchal Sissi. C’est pourquoi Ankara a dernièrement renforcé son implantation militaire en Afrique avec l’inauguration d’une base militaire à Mogadiscio en septembre 2017, pouvant accueillir plus de 1500 soldats. Par ailleurs, elle a annoncé un projet de construction d’une base militaire sur l’île de Suakin (qui lui a été dernièrement cédée pour 99 ans par le Soudan) malgré les protestations égyptiennes. La Turquie a également indiqué dernièrement qu’elle souhaitait jouer un rôle plus actif dans la lutte contre le terrorisme au Sahel.
En somme, au vu des progrès effectués depuis 15 ans, la coopération turco-africaine est promise à un grand avenir. Cependant, comme le fait remarquer la chercheuse Gabrielle Angey, cette dernière pourrait potentiellement être ralentie dans les prochaines années « suite à un recentrage de la diplomatie turque vers des enjeux plus régionaux »[3].
Clément Lobez
Source : Les Yeux du Monde
[1] Terme employé par le ministre turc des Affaires étrangères, Ismail Cem.
[1] « Infographie : ambassades, vols aériens, bureaux de la Tika… Quelle est la présence turque en Afrique ? », Jeune Afrique, 24 mars 2018.
[2] Houda Ibrahim, « Il y a une volonté de la Turquie de s’implanter sur le continent africain », RFI, 12 février 2018.
[3] Tirthankar Chanda, « Erdogan poursuit l’opération séduction de la Turquie en Afrique subsaharienne », RFI, mars 2016.
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