<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Pouvoir, savoir, anticiper dans la société « de l’information »

20 mars 2024

Temps de lecture : 45 minutes
Photo : Grands corridors de l'Eurasie: le commerce - et l'illicite?
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Pouvoir, savoir, anticiper dans la société « de l’information »

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Janvier 2018 – voici cinq ans, voilà un siècle. Dans les assemblées et couloirs du Forum de Davos, les élites mondiales jubilent. Patronne du FMI, Mme Christine Lagarde se pâme, car « L’économie mondiale vit une période exquise ». Cinq ans après, juin 2023, un lugubre New York Times gémit qu' »Il semble soudain que tout ce que nous pensions de l’économie mondiale était faux » : infaillible supériorité des marchés libres… liberté du commerce… recherche de l’efficacité maximale – le credo des dirigeants mondiaux depuis la chute du Mur de Berlin suscite des doutes grandissants.

Article paru dans le numéro 50 de mars 2024 – Sahel. Le temps des transitions.

Rappel de ce que fut ce « Nouvel ordre mondial » (1990-2020) : toujours plus vite et plus fort, les biens, l’argent, l’information sillonnent le monde, librement. Certes – mais justement ? Non : un économiste de l’Université du Massachusetts-Amherst déplore que « La mondialisation financière devait permettre une ère de croissance robuste et de stabilité fiscale dans le monde développé… À la fin, l’exact contraire s’est produit ». Même, en 2023, la géopolitique dévore la mondialisation. Cet économiste conclut « Il était naïf de penser que les marchés n’avaient que l’efficacité en tête et ne pensaient jamais au pouvoir ».

Au-delà de l’économie, commerce et intérêts économiques partagés préviendraient-ils les conflits ? Non : la guerre a éclaté en Europe (Russie Ukraine) ; le Moyen-Orient subit un nouveau séisme (Gaza) ; au-delà, rien n’advient comme prévu (COVID-19). Et si la « main invisible du marché » ne protégeait plus la planète de rien ? La mondialisation trébuche sur un monde imprévisible ; l’objectif d’une économie mondiale intégrée s’évanouit et (vu plus haut) l’orthodoxie économique antérieure est pour partie délaissée.

Retour au galop du réalisme avec son inquiétant cortège : dé-globalisation… repli commercial… recentrage… remise en question… Intérêts nationaux contre-ordre néolibéral… Partage du monde en zones d’influence… barrières culturelles… L’espace numérique risque aussi la bipolarisation – jusqu’au sport planétaire, icône mondialisée absolue, jamais même inquiétée lors des deux grands conflits mondiaux.

Pour sauver la face, les tenanciers de la mondialisation heureuse jouent sur les mots ou en inventent : le « friendshoring », mondialisation entre amis, voilà l’avenir ; même, stipule Mme Janet Yellen, patronne de la Fed’, « partageant les mêmes valeurs » ! Or ce friendshoring n’est pas un retour à la fragmentation de la décennie 1990, mais le début d’une nouvelle bipolarisation du monde ; à l’horizon, certains entrevoient l’économie de guerre : énergie, main-d’œuvre, matières premières, logistique, transport maritime – que de risques en vue !

Ambassadeur (États-Unis, ret.) Chas Freeman 1: « Les nations du ‘Moyen-Orient’ ne se satisfont plus d’être définies par leurs relations avec l’Europe – géographiques ou autres. Désormais, ces nations affirment leur propre place dans le monde, mettant ainsi fin à deux siècles de domination occidentale. En tant que nations de l’Asie de l’Ouest, région historiquement liée à l’orient, au sud et au nord de l’Eurasie, elles nouent des liens avec la Chine, l’Inde, la Russie, la Turquie ; autant qu’avec l’occident et la Méditerranée. Leur évolution signe un massif changement dans l’ordre mondial et met fin à cinq siècles d’une domination globale euro-atlantique. »

On le voit : entre crises globales et instabilité géopolitique, nous voilà entrés – selon d’autres modalités qu’hier – dans un monde de ruptures, où règne l’imprévisible : or bien sûr, le brouillard de l’à-venir est plus dense encore que celui de la guerre.

Devant les chocs-crises-ruptures à l’horizon que cherchons-nous ? Telle est la première question à laquelle il faut répondre – si l’on veut un jour réduire l’incertitude.

Ce à quoi aspirait le « nouvel ordre mondial » (mais qui ne sera pas)

La maturation de la société de l’information coïncide avec la mondialisation post-Guerre froide : envisageons d’abord ce phénomène surplombant. Au début de la décennie 2000, cette mondialisation devait engendrer un « nouvel ordre mondial » : « Communauté universelle d’États libres et souverains », voué au règlement négocié des conflits et respectant des droits de l’homme. Dans ce monde – libéralisme économique et politique, plus high-tech – « La mondialisation des chaînes d’approvisionnement, les nouvelles chaînes de valeur, rend insupportable le coût d’une guerre, de par la rupture des échanges commerciaux qu’elle suppose »2. On a déjà entendu ça vers 1912-1913 (lors d’une première mondialisation) : on a vu la suite.

Mais, même si la « mondialisation heureuse » conçue vers l’an 2000 bat à présent de l’aile, en trente ans (1990-2020), elle a quand même généré de nouvelles « puissances configuratrices ». Comme leur formidable pouvoir s’exerce juste là où nous devrons prévoir ; et que ces puissances, tout sauf neutres ou bienveillantes, mobilisant leur énergie et leurs fortunes à capter l’avenir planétaire, attachons-nous d’abord à les observer, à saisir leur jeu : tout sport d’équipe se joue selon des règles. Jauger, éprouver ces conditions constitutives 3 est décisif : prévision, anticipation, décèlement précoce sont impossibles sur la base de dés pipés, de cartes biseautées, d’arbitres soudoyés, de sportifs dopés.

Que cherchons-nous ?

À pouvoir poser des diagnostics, en temps utile (pendant qu’il est temps d’agir). À susciter des outils (instruments utiles) d’aide à la décision stratégique ; à nourrir un renseignement d’alerte des crises. À apprendre où regarder. Comment ? Penser vers l’avant exige d’abord d’écarter – comme chaque fois qu’on doit penser – ses dogmes, espoirs et craintes ; surtout, d’éviter divers obstacles :

– L’ignorance irréparable (concept tiré de l’économie, sur les catastrophes générées par ce qu’on ne sait pas, ou ce qu’on a omis de crucial) 4;

– L’avertissement rétrospectif – De toujours, l’administration française considère le précédent ; n’aborde l’inconnu qu’avec réticence. Or dans une société de l’information désormais numérisée, tout advient à l’instant ; l’an passé, c’est déjà l’ère glaciaire. Ainsi, la norme temporelle du piratage de prédation est le ZERO DAY EXPLOIT, où l’on signale une faille dans la sécurité d’un système informatique, à exploiter (EXPLOIT) le jour-même (ZERO DAY) : aperçu du rythme effréné auquel évoluent les menaces.

Toute tentative d’anticipation exige de jauger lucidement la société où l’on vit, les biais qu’elle suscite, comment elle nous affecte ; voire, parasite nos raisonnements. Cela, préalablement, comme l’asepsie en médecine. Seule cet examen critique révèle ce qui menace cette société et parfois, peut la détruire. Là est le crucial fond de tableau, le socle solide sur lequel bâtir.

Acquérir le phénoménal pouvoir de prédire

Dès l’aube de la pensée grecque, la phénoménologie est l’outil philosophique par excellence, car crucial pour comprendre tôt et échapper à l’aveuglement. Pour Aristote (Politique I/2) « La meilleure méthode devrait être, dans ce domaine comme dans les autres, de voir les choses naître et croître ». Pour les épicuriens Anaxagore et Démocrite, « ce qui apparaît révèle ce qui est caché ». Ce qui apparaît est le premier élément incontestable offert au regard, duquel impérativement partir pour comprendre ensuite… tout le reste.

Ce « regard phénoménologique » relève de l’intelligence humaine : concevoir l’apparaître, le possible ; percevoir attentivement le mouvement de formation puis le parcours de l’objet extérieur au mécanisme interne qui l’explique : nulle machine à ce jour ne le peut. « Ce que les phénomènes, ce qui se montre, exigent de nous, c’est uniquement que nous les prenions en vue tels qu’ils se montrent. ‘Uniquement’ cela. Par rapport à une déduction, ce n’est pas moins mais au contraire davantage » 5.

Exact opposé de l’idéologie, qui trie les faits favorables et rejette les autres, la démarche phénoménologique expulse des idées reçues, des « manières ordinaires de faire, d’estimer et de classer, de connaître et de regarder ». Elle :

– libère le regard ;

– outrepasse les théories existantes ;

– élimine tout parti pris ;

– démantèle méthodiquement ce qui recouvre, occulte,

… pour observer enfin la chose même.

D’emblée, cette démarche exclut ce qui va de soi, se met en situation d’éprouver le choc de l’inhabituel. En situation – donc situer, site : lieu où le phénomène naît et croît – ici éclot la capacité de vision anticipative. Car cette démarche EST anticipative : lisons cette question posée en 1938 : elle prévoit clairement, 30 ans en avance, le socle même de la société de l’information « Une sorte de pandémie n’est-elle pas en train de se répandre à travers l’humanité : celle qui vise à dresser tout étant pour qu’il soit conforme à une calculabilité organisée, celle de la fabrication – pour y voir la modalité canonique sur laquelle tout agir doit se régler et dénier son énergie à toute autre forme de devenir » 6.

Ce qui est plus loin nommé « décèlement précoce » est ce regard phénoménologique, appliqué aux affaires stratégiques et criminologiques. Exemple concret : fin 2014, le renseignement intérieur français scrute l’horizon syro-irakien ; pour lui, le péril vient de là. Or les attentats-massacres de Charlie-Hebdo, de l’Hyper-Casher, du Bataclan, n’émanent pas de l’aristocratie salafiste de la péninsule arabe, mais de voyous de Paris et Bruxelles. Depuis Mohamed Merah, cette proximité de l’ennemi terroriste était-elle si ardue à concevoir ? Non. Réagir à temps demandait juste d’avoir compris ces quelques lignes :

« Faire l’expérience du proche est ce qu’il y a de plus difficile. Dans nos activités et occupations, il est ce qui par avance et le plus aisément nous échappe. Le plus proche étant le plus familier, il n’est besoin d’aucun effort particulier pour se l’approprier. Nous n’y pensons pas. Ainsi demeure-t-il le moins digne d’être pensé. Le plus proche apparaît ainsi comme n’étant rien. L’homme ne voit d’abord et à proprement dire jamais le plus proche, toujours ce qui est au-delà… La façon insistante dont s’impose ce qui est au-delà du plus proche, l’expulse, lui et sa proximité, hors du champ de l’expérience ». Conclusion : « Un phénomène n’est vraiment dangereux que s’il est ignoré dans le registre du potentiel » 7. « Registre du potentiel » : voici, autrement formulée, la féconde « calme force du possible », que nous retrouvons plus loin.

Préméditation et décèlement

Sans intégration du « domaine du pré… » (prévoir, prédire, préparer, etc., voir lexique in fine), toute merveille technologique présente ou à venir, outil, dispositif, intelligence artificielle incluse, perd son effectivité. Sommes-nous pour autant désarmés ? Condamnés à subir ? Dans la fatalité du gardien de but lors du tir de penalty ? Non : la génération spontanée n’existant pas plus en criminologie qu’en biologie, ouvrons la voie fructueuse (initiée par l’art médical) de la symptomatologie : signes avant-coureurs, signaux faibles, ruptures d’ambiance ; qui seule, permet de comprendre tôt et réagir à temps. Paul Morand disait jadis « Sur de petits faits au présent, pressentir, deviner l’avenir ».

De cela, les exemples et pistes suivront. Mais d’abord, ces deux préalables :

– Dans quel monde vivons-nous ? La « Société de l’information »,

– Prévoir, oui, mais quels obstacles (conceptuels) ?

Ci-après, cette première partie décrit des obstacles, tous ou presque inhérents à notre présente société. Ces critiques techniques n’impliquent nullement que l’auteur condamne notre société et en préfère une autre. La criminologie, d’où il parle, prend les choses comme elles viennent : il y a un milieu criminel ; des individus ou entités enfreignent les lois en vigueur, la morale publique, les codes. Faut-il, pour les abolir, restaurer le royaume des anges? Tel n’est pas notre projet. Tenter de voir clair, tôt et juste, implique juste de déjouer des pièges tendus devant nous, sur la route. Allons-y.

OBSTACLES …

Obstacle 1Vision du monde et tout-calculable

Des obstacles bloquent le progrès vers une prévision ; prévoir, donc voir, exige d’abord de repérer ce qui encombre notre vue, pour la désobstruer.

Galilée, Max Planck, Howard Scott et la « technocratie »

GALILÉE : « Tout l’univers est mathématisable »,

MAX PLANCK : « Seul le mesurable est réel » ; seul, il est scientifiquement prouvable ; est réel, ce qu’on peut mesurer, etc.

Du monde scientifique à la société entière : en 1933 (Lors de la Grande Dépression), l’ingénieur américain Howard Scott écrit le texte « Introduction to Technocracy » ; dont le postulat (en un anglais facile) est : « The phenomena involved in the functional operations of a social mechanism are metrical« . Le calculable-mesurable passe alors de la science « dure » (incarnée par Max Planck 8) au management 9 civil ou militaire, à la stratégie, à la politique. [NYROB 9/07/15, voir sources] « Des efforts sont faits pour instiller aux individus, de là à la société, les mesures et la morale de la technologie. En faisant de STEM (S) Science, (T) Technology, (E) Engineering et (M) Mathematics, des armes stratégiques, nous restreignons de nobles vocations et appauvrissons nos priorités nationales ».

Tout-calculable, tout-mesurable, DONC vrai.

Dès lors, observe la phénoménologie, notre société devient celle « où les rapports de l’homme et du monde, avec eux la totalité de l’existence sociale de l’homme, sont enclos dans le domaine où la science cybernétique exerce sa maîtrise », où « tout phénomène n’y est perçu que s’il peut susciter une prévision, une planification ou un calcul » ; société qui a « assuré à ce qui est efficace, à ce qui est déclaré précisément comme effectif, le droit d’être le vrai » 10.

Cette orientation assure d’immenses bienfaits aux États-Unis, puis à l’Europe et au monde, dont un progrès technologique inouï, des ruines de 1945 au premier homme sur la lune en 1969, 24 ans après, un peu moins de neuf-mille jours. Mais durant cette épopée, les vices cachés du tout-calculable (autrement appelé « Gouvernance par les nombres ») s’amplifient ; présents dès l’origine, ces invisibles « défauts de construction » engendrent notre difficulté présente à anticiper, à prévoir.

L’éblouissement électronique

Comme tout système, le tout-calculable-mesurable a ses défauts : obsession de l’instant… prison de l’immédiateté… rêve de l’instantanéité presse-bouton … technologies de l’instant… abolition de la distance et du temps, obstruent toujours plus la vision de l’espace-temps stratégique. « Tout processus de calcul a pour loi de ramener tout problème à la normalité de son fonctionnement », ce qui tend à omettre l’anormal, qui sort de la norme. Enfin, ce monde numérique, qui « prétend offrir et gouverner la vérité à propos de l’effectif vrai et donner son assise à l’existence humaine » ne vaut que pour le mesurable. [Citations : Méditations, op. cit.].

De ce fait, les « puissances configuratrices » ci-dessus dépeintes suscitent et subissent deux contraintes croissantes qui, conjuguées, provoquent un redoutable aveuglement :

– Un toujours plus massif torrent d’information,

– Un fétichisme du high-tech générateur de surexposition électronique.

Situation d’ailleurs connue depuis… la Métaphysique d’Aristote : « Comme les yeux des nocturnes face à l’éclairage du jour, ainsi (l’âme humaine) face à ce qui est par soi-même le plus manifeste ». Depuis vingt-cinq siècles, on sait donc que ce n’est pas l’obscurité qui aveugle, mais l’éblouissement d’une trop violente lumière. Cette sagesse primordiale, qui « l’oublie », selon ses propres intérêts de court terme ? Voyons-le avec notre obstacle 2.

Obstacle 2 – Société de l’information, sa puissance configuratrice, Silicon Valley

« Là où le libéralisme atteint ses extrêmes limites, il ouvre la porte aux assassins. C’est une loi constante. » Ernst Jünger Journaux de guerre, La Pléiade, Vol. 2.

Ce regard critique sur notre société ne vise pas à la changer pour une autre ; mais à l’effectivité, à savoir braquer mieux et plus tôt nos longues-vues. Qui peut contrarier cette ambition ? Perturber ce projet ? D’abord, notre monde-ambiant. Au ras du sol, le télescope est gêné par les nuages, la pollution, et « voit » bien mieux du haut d’un pic, où le ciel est pur. Anticiper nécessite aussi un ciel pur : voici notre démarche.

Nous vivons dans la « Société de l’information » dont le socle technique est de part en part informatique. Une banque, une chaîne de supermarchés, une compagnie aérienne, un ministère, sont aujourd’hui un/des réseau(x) de serveurs, d’ordinateurs, de « fermes numériques » (data centers). Cette société a ses spécificités, comme naguère, celle fondée sur la machine à vapeur avait les siennes ; jadis, celle où dominaient la religion et le clergé.

En phénoménologie, désobstruer exige d’abord de creuser le sujet jusqu’à un sol ferme, sur lequel bâtir solidement. Nous ressentons que la « Société de l’information » peine à prévoir, à anticiper. Pourquoi ? D’où vient ce handicap ? Partons, pour le diagnostiquer, du phénomène le plus visible, le plus impossible à ignorer, mille fois plus énorme que tout « éléphant dans la pièce » : l’existence de sociétés géantes de haute-technologie, fondées voici une génération par des hippies dans des garages, mais dont la capitalisation boursière dépasse couramment aujourd’hui les mille milliards de dollars 11.

Qu’on nomme métaphoriquement Silicon Valley ; ou GAFAM 12 les géants de la Tech’ issus de cette vallée, cette superlative « puissance configuratrice », écrase le cybermonde. Sans autrement assommer le lecteur sous les chiffres, réalisons d’emblée ceci:

– La Terre compte 8 milliards d’humains et désormais, 8,6 milliards de smartphones. Qui possède leurs systèmes d’exploitation (OS, operating systems) ? Les Américains Google/Android et IOS/Apple, contrôlent à eux seuls 99% du marché.

– 80% des habitants des pays développés disposent d’ordinateurs de bureau (Personal Computers, PCs). Microsoft/Windows et Apple/MacOS, américains, fournissent 88% des OS de tous ces PC du monde.

Ainsi, en phénoménologie, les GAFAM forment « Le cercle bien arrêté des dispositifs qui organisent la situation de puissance de l’humanité ». Or ces dominants High-Tech de la Silicon Valley, contournent ou atomisent tout dispositif de contrôle ou de régulation et provoquent froidement la fragmentation sociale, en Amérique du Nord et partout où ils le peuvent. L’explicite idéologie libertaire de la plupart de ces géants suscite misère sociale et insécurité du travail, là même où sont leurs racines ; voir le nombre des toxicomanes, psychotiques et sans-abris en Californie, autour de la Bay Area de San Francisco et à l’orée de la Silicon Valley.

Au premier siège de Facebook (le F de GAFAM), une devise au mur de la cantine « Move fast and break things ! » (Foncez et cassez tout au passage) ; siège ayant pour adresse One hackers Way (1, allée des pirates informatiques) : difficile de faire plus libertaire… Pratiquant un « Darwinisme social » sans freins ni auto-régulation, fasciné par les marges, ce Capital-Darwinisme arrogant refuse toute admission d’erreurs. Prônant une oligarchique « sécession des riches » 13, il privilégie toujours une minorité ploutocratique, au détriment d’une masse précarisée. Ce, au prix de multiples fractures, sociale, territoriale, culturelle, numérique, scolaire, économique.

Précision utile : que les GAFAM soient anarchistes n’est pas la médisance d’un esprit passéiste, mais une évidence dépeinte par la revue intellectuelle majeure qu’est aux États-Unis la New York Review of Books (Nyrob, Sept. 2023, voir sources in fine). Pour elle, la Silicon Valley abrite quatre des dix plus grandes entreprises au monde par leur capitalisation : Apple, Alphabet (Google, etc.), Nvidia, Meta (Facebook, etc.). Ce qui les unit, explique la Nyrob, est leur commune passion de la disruption. Une simple stratégie d’affaires ? Non : une vue du monde qui encense la destruction créative des institutions existantes et prône une théorie de l’histoire voulant que la technologie prive le passé de tout sens ou intérêt ; lui, et toutes expertises antérieures. Pour la Nyrob, la Silicon Valley abrite une secte de croyants pensant connaître l’avenir et le maîtriser – du fait que dans leur idée, ils le suscitent 14.

Or, au bout du compte, cet écrasement, ce fanatisme du high-tech, obèrent tout effort d’anticipation stratégique ; compliquent toute démarche de prévision. Démontrons-le.

Société de l’information : sa base active, la néo-bourgeoisie 15

Méprisant le troupeau humain, travailleurs et classes moyennes confondus, l’oligarchie de la Silicon Valley assoit son pouvoir sur une « néo-bourgeoisie » issue des secteurs mondialisés : finance, publicité, communication et conseil ; aussi, du monde des loisirs et de la culture. Pour user de concepts français, une néo-bourgeoisie loin du « Parti de l’Ordre » catholique-Versaillais et de « la coalition des intérêts effrayés », raillée par Victor Hugo. Ces « éclairés-Bac+5 » sûrs de leur supériorité morale dominent les médias privés et publics, et les réseaux sociaux. Là, s’imposent leurs standards, critères et modes. Pour nos ambitions anticipatrices, voilà un quasi-monopole tout sauf anodin. Continuons à creuser pour identifier l’origine du problème.

Le monde néo-bourgeois et l’élémentaire

Progressiste comme ici, ou conservatrice, la bourgeoisie existe par et pour l’économie ; depuis le XIXe siècle, elle bâtit en occident (Europe, Amérique du nord) une civilisation fondée sur une confortable sécurité, laissant l’économie et le commerce s’épanouir. Assurer la sécurité, est pour cette bourgeoisie, bannir l’élémentaire. Pour elle, les types humains dangereux car issus de l’humanité primordiale et encore baignés de ses forces telluriques, sont, chacun dans son monde, le guerrier, le mystique, l’artiste, le navigateur, le chasseur, l’ouvrier, le nomade, le criminel (etc.). Ces figures ou classes dangereuses, la bourgeoisie les conjure par le spectacle, la littérature. Ce que véhiculent de socialement dangereux ces brutes primitives, elle s’en protège par ce mur conceptuel.

L’éducation, la science, doivent interdire tout retour de l’élémentaire, vite assimilé à l’immoral, l’absurde, l’insensé – l’irrationnel. Au fil du temps, l’irrationnel, donc l’imprévisible, est remplacé par le calculable, devenu norme fondamentale du monde occidental, puis globalisé. Quand la bourgeoise prospère, la science rédemptrice y remplace cette autre forme d’irrationnel qu’est la religion ; ses nombres probatoires encadrent la vie quotidienne (numéros… codes, etc.) : « La propension à exprimer en chiffres toute relation se révèle clairement dans la statistique » 16. Ainsi, la néo-bourgeoisie prend-elle aujourd’hui le record comme norme chiffrée des prestations humaines ou techniques : le calculable s’impose à la société ; le calculable – donc, le mesurable 17.

Société de l’information : son « présupposé herméneutique »

Peu à peu, insidieusement, le calculable-mesurable devient le présupposé herméneutique de notre civilisation. Expliquons cela. Même dans le banal quotidien, quiconque veut comprendre n’importe quoi, présuppose toujours. Innocemment, comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir, qui présuppose, ANTICIPE : qui veut déchiffrer des hiéroglyphes présuppose forcément que ceux-ci ont un sens – sinon, il ne tenterait rien de tel. Quand règne le calculable-mesurable, la compréhension anticipative (ou présupposé herméneutique) de tout travail scientifique s’inscrit forcément dans la sphère du calculable.

Obstacle 3 – Entrons dans le concret

Le conformisme, l’effet banc-de-poisson, le poids de la doxa dominante, la servilité bureaucratique, l’arrivisme : dans tout pays développé, ces tendances lourdes handicapent tout effort visant à relever le regard et scruter ce qu’il y a vraiment devant nous, sur la route.

Un exemple (parmi cent autres). En 1999, le National Intelligence Council (Le think-tank interne de la CIA, son outil prospectif), publie « Global Trends 2015« . Donc, horizon de 15 ans. Un rapport produit par une infosphère (experts médiatiques… influenceurs… lobbies…) baignant dans l’idéologie dominante et par nature rétive à toute idée vraiment originale. D’abord, les banalités agréables au lecteur ultime (le président) et idées-reçues à Washington vers 1998-99 : succès croissant d’une mondialisation (bienfaisante ! 18) … Puissance accrue des États-Unis… Technologies de l’information et de la communication (TIC) en fort progrès … Vive croissance de l’économie mondiale … Sauvons la planète … : la ligne du parti capitaliste.

A contrario, grande difficulté à percevoir les ruptures ou retournements :

• Symptômes pourtant clairs d’un danger émergeant : salaires stagnants… inégalités croissantes… rejet des migrations… méfiance envers les gouvernements vendus aux « élites mondialisées »… sentiments nationalistes et protectionnistes croissants…

Rôle des réseaux sociaux : (Facebook) « Le réseau social conçu comme vecteur global de démocratie a servi aux Russes à subvertir la démocratie et semer la confusion aux États-Unis – Même ceux que l’on paie pour envisager le futur n’ont pas vu venir ce coup-là » – New York Times, 21/03/2018, voir in fine sources.

Russie : par hostilité politique, le rapport annonce (en fait, souhaite) l’effondrement de la natalité (130 à 135 millions de Russes en 2015 prévus ; ce sera 143 millions). Le rapport voit s’aggraver au Caucase russe une guerre civile contre des tribus salafistes (Tchétchénie, etc.) ; brutalement matée par l’armée russe.

Économie : rien prévu du cataclysme-subprimes à Wall Street en 2008 ; ni le gouvernement des États-Unis ni ses experts n’ont envisagé la crise, ni compris ses vrais motifs ou conséquences mondiales.

Terrorisme : dans la « zone des intérêts majeurs » du Moyen-Orient (géopolitique, énergie…), rien vu de l’irruption de l’État islamique, après leur désastreuse invasion de l’Irak.

Les États-Unis n’ont pas le monopole d’un aveuglement qui frappe tout autant la classe politique française. Le 7 mars 2018 de 21 à 23h, la chaîne LCI diffuse les échanges entre les quatre candidats au poste de Premier secrétaire du PS. La veille, un sondage montre que la sécurité est le souci N°1 de 61% des Français (classes populaires, 70%). Deux heures durant, fusent d’absconses banalités : société apprenante… vivre-ensemble… gauche arc-en-ciel… startup nation… inclusif… Deux heures sans UN mot d’aucun candidat sur la sécurité.

Et le gouvernement français ? Premier effort d’anticipation stratégique, un rapport du Sénat (2010-2011, voir in fine sources). Suite au Livre Blanc de la Défense de 2008, la fonction d’anticipation devrait irriguer l’appareil d’État : « ne plus être pris de court »… Disposer d’une vigie… Stimuler l’imagination créatrice…. Oui bien sûr – mais comment abolir le conformisme intellectuel, le statu quo bureaucratique ? Sauf à prédire des banalités – les zones dangereuses SONT dangereuses… comment résoudre cet ardu problème ? D’abord, en saisissant que toute fonction d’anticipation EXIGE en amont une pensée anticipative (rien de tel dans ce rapport). Or la pensée ne se décrète pas, elle éclot ; ici, d’un domaine quasi-accessible à l’homme : la temporalité. Mais comment doter le régalien d’outils prédictifs d’aide à la décision ? Comment mieux orienter ses longues-vues et capteurs-renseignement ? Là aussi, des obstacles.

D’abord : la science-fiction anticipe-t-elle vraiment ?

ANTICIPER (du latin anti-cipare ; anti ou ante = avant), c’est exécuter avant le temps déterminé ; prendre de l’avance sur une situation future. Or dans les essais anticipatifs tentés en France (secteur public ou privé) le temps, la temporalité, manquent. La science-fiction doit venir à la rescousse ? Bien qu’elle ait l’avenir comme domaine, nul texte publié n’évoque le temps, la temporalité, fût-ce en passant. Ils sont oubliés ; pire, vus comme allant de soi. Ce, alors même que la compréhension du temps permet seule, non d’anticiper par miracle ; du moins, de s’extraire des présentes impasses pour s’engager dans la voie du « décèlement précoce » ; éprouver « la force tranquille du possible ».

Récemment, l’agence de l’innovation de la défense (AID) suggérait que la science-fiction aiderait à « inventer des mondes futurs qui peuvent nous permettre d’identifier la surprise stratégique, de nouvelles menaces, de nouvelles conflictualités… Il y a sans doute des choses qu’on ne verra pas venir, autant trouver les moyens de ne pas être surpris ». La ministre de la défense approuvait l’idée d’« utiliser la science-fiction pour mieux imaginer les menaces de demain et anticiper notre manière de les combattre ».

Analysons ces divers efforts.

Définition du genre science-fiction : « roman dont l’intrigue se déroule dans le futur« . Mais y a-t-il un futur ? En ligne droite, devant nous sur la route, voie sur laquelle chaque instant présent succède au précédent, comme autant de wagons tirés par une unique locomotive filant sur des rails rectilignes ? Non. Devant nous, l’incertitude ; notion cruciale sur laquelle nous revenons longuement. Qu’espérait-on de la science-fiction ? « Perturber le sommeil des militaires… imaginer le déroulement de conflits futurs… s’extraire des cadres de pensée du moment… tester des variables… Spéculation et prospection… » Ces scénarios de science-fiction suggéreraient-ils de nouveaux schémas de menaces ? Voire, permettraient d’envisager l’impensable ?

L’auteur en doute 19. Car d’usage (depuis au moins Voltaire…), la science-fiction place dans des univers parallèles, par déplacement temporel, des idées à la mode du moment ; idées ou théories projetées dans un avenir où elles auraient prospéré – pur acte de foi (wishful thinking), nullement d’anticipation.

Exemple a contrario : l’ubiquitaire brique de base du Lego technologique mondial est le microprocesseur, tant et si bien qu’il provoque une sévère confrontation États-Unis-Chine. Or jamais, nul auteur de science-fiction ne l’a imaginé ; de même, l’artillerie lourde, la boue, les fantassins et les tranchées du Donbass, sont-elles si Hi-Tech et Sci-Fi que cela ? Bien au contraire, ce pas en arrière ukrainien nous ramène loin avant la Première Guerre mondiale, parfois à la guerre de Trente Ans (1618-1648) et ses « Grandes compagnies ».

Après cette guerre, l’État-nation désormais dominant veut maîtriser toute la logistique de guerre : l’armée nationale commande, achète et distribue armement, équipements, rations, uniformes, etc. Or dès l’amorce de la guerre Russie-Ukraine, tout cela tombe : côté ukrainien comme russe, fleurissent les achats privés (au financement obscur) : vêtements pare-balles, casques solides, lunettes de vision nocturne, drones, bottes, viseurs point-rouge, etc. L’État-nation défaille ? Retour au système D, qui prévalut de l’antiquité au XVIe siècle.

À ce tableau peu futuriste, s’ajoutent une corruption sévère et des trafics (fusils d’assaut, explosifs, matériel de transmission, mines et missiles antichar) sur le Dark Net – du fait de militaires ou de trafiquants. En prime, le retour des armées privées, Wagner (Russie), Sadat (Turquie), etc. : que peut dire la science-fiction de ce pré-Westphalien chaos ?

Enfin, nous semble-t-il, la Défense recherche plutôt des devanciers 20. Or fort rares sont les auteurs de science-fiction entrant dans cette étroite cohorte ; à l’inverse, bien des devanciers – Nietzsche, Rimbaud, etc., n’ont rien à voir avec la science-fiction.

Le néomercantilisme, obstacle à l’anticipation

La période 1990-2021 voit disparaître les guerres entre États souverains ; mais, sous l’apparente et visible mondialisation, une fragmentation, elle souterraine, ronge l’ordre mondial ou Nomos de la Terre (Carl Schmitt, voir annexe 2, in fine). En 2022, la guerre en Ukraine annule les efforts d’intégration planétaire, de gouvernance globale ; les institutions préludant à un nouvel ordre international sont discréditées ; les instances mondiales, même l’ONU, sont impuissantes.

En 2023, « Intégrité du territoire national » garde-t-il son sens de 1950 ? Non : à la fin de l’ordre bipolaire mondial, vers 1989-90 ; pire, après le 11 septembre 2001, la notion d’hostilité mute. Qui est l’ennemi ? En trente ans chaotiques, il devient flou, vire au criminel. « Ennemi » perd tout sens objectif type Convention de Genève : combattants illégaux étrangers, milices, sociétés militaires privées, « belligérants hors-statut », etc. De crise en crise, d’état d’urgence et état d’exception (Carl Schmitt) cahote une guerre discontinue contre un ennemi indéfini.

Le « Sud Global » enterre les chimères d’utopies défuntes : « mondialisation heureuse », abolition des guerres, de l’Histoire et des religions, libéralisme et mondialisme, monde a-historique-apolitique libéré des États-nations. Tout au contraire, les frontières renaissent, voire se durcissent : migrations ralenties ; bloquées ici ou là. Le pouvoir repasse de l’international au national : clairement et sans vergogne, des États affirment leurs intérêts vitaux.

De l’État-nation à l’État-marché

Rappel : à son apogée, l’État-nation créé et perfectionné en Europe, est « respecté à l’extérieur, en paix à l’intérieur » (Raymond Aron). Seul à pouvoir garantir « La paix des villages, la splendeur des palais et l’unité des peuples », il dispose du glaive de la puissance et de la justice ; ses citoyens y sont prêts à suivre, « non celui qui promet, mais celui qui exige ». Puis, trente ans de fragmentation et de chaos ; entre OCDE, Banque mondiale, Fonds monétaire international, Sommets de l’Union européenne, etc., flottent des mirages : le marché planétaire, seul régulateur des désirs humains et des tensions mondiales ; l’économie prime sur la politique ; monde supervisé par des entités supranationales ; horreur de la frontière, obstacle à la fluidité parfaite, en mode « École de Chicago ». Pendant ce temps, dans le monde développé, la forme politique mute en douceur, d’État-nation en État-marché.

L’État-marché, son idéologie implicite

Rappelons ses caractéristiques majeures :

– L’État-marché donne accès à une masse de biens et de services ; suscite et entretient une fluidité favorable aux activités économiques et financières,

– Tout, sauf « État-providence », il se borne à un service minimum social,

– Peu poussé au sécuritaire, il n’offre en la matière que le basique.

Minimaliste, décentralisé l’État-marché néglige le patriotisme. Dès que possible, il privatise, sous-traite, externalise, met en réseau. Moins attentif aux électeurs qu’aux consommateurs, il agit par communication et incitations aux marchés.

Exécrant le « populisme », l’État-marché écarte le peuple des affaires publiques ; les richesses y sont mal partagées, les frontières entre le public et le privé fluctuent. Les individus et structures flexibles, adaptables, opportunistes, y sont favorisés 21.

Bien sûr, comme les antérieures, la forme étatique État-marché pèse sur le monde par ses propres méthodes/moyens d’influence ; la remarque de Karl Marx dans le « Manifeste du Parti communiste » restant pertinente : « Que démontre l’histoire des idées, si ce n’est que la production intellectuelle se transforme avec la production matérielle ? Les idées dominantes d’une époque n’ont jamais été que les idées de la classe dominante ».

De cela, deux exemples ayant en commun de susciter des formes subtiles mais graves d’aveuglement.

Penseurs hardis ou moralisme mièvre ?

En novembre 2009, le mensuel intello-américain The Atlantic publie un numéro spécial voué aux « valeureux penseurs » qui dessinent le XXIe siècle débutant : « les plus provoquants de l’époque … sachant critiquer les idées reçues, voire les abattre… faire avancer la société »… stimuler l’esprit public… le pousser à penser par lui-même… Ces héros de demain sont 27 ; bien sûr choisis selon des critères de « diversité » – sauf que : « divers » par leurs origines, cultures ou ethnies, tous sont à 100%, uniformément, issus du moule culturel américain.

De ces 27 clones, The Atlantic dit qu’ils « pensent hors de la boîte » (Think out of the box), Graal de l’originalité américaine ; on leur pose « les questions fondamentales, pourquoi les choses sont comme elles sont, comment elles pourraient être autrement ». Sont-ils qualifiés ? Que font de leur vie ces santons de la crèche américaine ? Six viennent des affaires et de l’économie, quatre des relations internationales ; deux, de la santé-médecine, quatre des sciences et de la tech, cinq des médias, deux de la société civile, deux de la politique. Pourquoi sont-ils sur la liste des « héros » ? Bonté d’âme… Bienséance… Astuce financière… Habileté technique ou politique… Savoir-faire publicitaire ou médiatique…Don pour le commerce…

À lire leurs portraits et propos, ces penseurs pourraient-ils nous libérer des idées reçues ? Non : de part en part, ce dossier respire le moralisme mièvre exigé chez les Boy-Scouts pour obtenir le prix de bonne camaraderie. Un homme employant des handicapés… Un maire pensant sauver par l’écologie sa ville ravagée par le crime… Le patron du New York Times qui prône le « bon » journalisme … L’anthropologue « qui aide l’armée américaine en Irak à comprendre les indigènes » (!!)… Le créateur de Facebook

En quoi ces braves gens, produits à 100% de la Suburbia, sont-ils des PENSEURS ? En quoi « le patron d’une chaîne de télé qui tente des trucs pour garder ses téléspectateurs » pense-t-il « hors de la boîte » ? Revue majeure de l’intelligentsia des États-Unis, The Atlantic – les prend pour terreau de la pensée. Or bien sûr, la pensée anticipative, ou savoir-qui-pressent, est au niveau le plus élevé, abstrait et pointu, de la pensée tout-court.

L’avenir planétaire en mode gaz hilarant

En avril 2017, Le groupe américain de marketing & conseil McKinsey 22 publie un manifeste pour entrepreneurs-décideurs ; son titre (traduit) : « Les forces planétaire pour une nouvelle vision du progrès ». Texte comique par son arrogance, son côté « savant fou » ; sa lecture suscitant l’équivalent-marketing du gaz hilarant : les politiciens ? Des minables et incapables ; les chefs d’entreprises devront « redéfinir ce que signifie vivre-ensemble en sécurité dans notre monde interdépendant ». Ils devront « recréer la confiance envers les classes moyennes » [après les avoir quasi-détruites] – autant confier à Toto Riina la supervision de la lutte antimafia.

Que feront ces patrons-prophètes ? Grandes tendances… Profiter des opportunités… Créer un avenir excitant… Tant d’opportunités… Champ immense d’expérimentations … croissance, vieillissement, infrastructures… inégalités [planète de cobayes] : un affligeant tissus de banalités et clichés. L’Afrique ? Des problèmes de management, le High-Tech y pourvoira… Les algorithmes optimiseront la consommation… La disruption s’aggrave – tant mieux ! Cela ouvre des opportunités : high-tech biologique… Les humains ? De simples consommateurs. Qui absorbe ce brouet libertarien, sans nulle allusion aux nations, à la géopolitique, aux périls planétaires et à l’hostilité, ne peut rien comprendre, rien voir ; moins encore, prévoir. Tel est l’aveuglement de la « société de l’information »

PISTES POUR DEMAIN …

Grands corridors de l’Eurasie: le commerce – et l’illicite?

Pistes pour demain – 1 : monde émergeant, menaces et outil géopolitique

Désormais, la géopolitique « dévore » la mondialisation, ou ce qu’il en reste. Pour l’économiste en chef de la Coface, « Les équilibres géopolitiques conditionnent et donc refaçonnent l’économie mondiale, ne serait-ce que par la recomposition des chaînes de valeur et la réorientation des flux (énergie, biens…) » [sources, in fine]. Même au XXIe siècle, la vision de Sir Halford Mackinder en 1904 (The geographical pivot of History) reste pertinente. Mackinder infléchit sa théorie en 1919 et 1945 – l’essentiel reste : l’Eurasie comme masse continentale centrale, l’île-monde ; en son cœur, des empires quasi-inaccessibles aux puissances maritimes 23. Qui tient le pivot de l’île-monde eurasiatique, contrôle la Terre.

Pistes pour demain – 2 : passionnante Eurasie…

Rapides, mais éclairants, coups de projecteur sur l’amorce d’une « coagulation eurasiatique »  :

L’INDE – Pour ce continent-civilisation, demain verra la « renaissance hindoue » : 1,4 milliard d’habitants, croissance de 7% l’an, marché domestique colossal ; en 2030, la 3e économie du monde. Pour 2047, centième anniversaire de son indépendance, l’Inde veut avoir, sinon réussi, du moins lancé, sa réforme de l’ordre mondial. Comme dans toute l’Eurasie, comme pour toute l’Organisation de la coopération de Shanghai, le concept de « Nomos de la terre » est pour Delhi un précieux outil de réflexion. Sortie de l’étau musulman puis britannique, l’Inde entend que le Nomos qui pointe, respire la millénaire spiritualité hindoue. Or côté sagesse ancestrale, l’Inde et la Chine, hostiles à l’ère de la fragmentation, ont des liens à renouer 24

LA CHINELa direction chinoise, son idée des États-Unis – Pour Pékin, à la grille analytique marquée par K. Marx, les États-Unis sortent de l’économie industrielle ; gagnent toujours plus d’argent par l’économie de rente (Wall Street, etc.) leur modèle gagne le monde occidental ; dont l’orientation diverge ainsi de l’autre bloc en gestation autour de l’organisation de la coopération de Shanghai 25. Ce second pôle multiplie les infrastructures multimodales intégrées (ports, voies ferrées, gares, autoroutes, aéroports…) autour de Belt & Road Initiative (BRI) et au-delà 26. L’Île monde restera l’usine-monde. Pékin juge qu’à Washington, l’oligarchie domine et supplante le pouvoir politique, Wall Street gérant de facto la planification centrale (version libérale…) de l’Amérique. Dans l’analyse marxiste, cette situation relève du néo-féodalisme (avec les Gafam comme grands féodaux).

LA RUSSIE ET L’IRAN – En novembre 2022, à Téhéran, cruciaux entretiens entre d’un côté, le président iranien, Ebrahim Raïssi et Ali Shamkhani, président du conseil national de sécurité ; de l’autre, l’homologue russe de ce dernier, Nikolai Patrouchev, et son adjoint Mikhail Popov. A l’ordre du jour, une coopération renforcée contre les services spéciaux de l’OTAN, des échanges et achats – et l’idée d’une possible coopération avec les confrères saoudiens…

ENJEUX TRANSVERSAUX – (là aussi, à grands traits) À travers ces continents, au cours de ces tentatives de substituer le Nomos au Chaos, des guerres économiques agitent le monde ; au premier rang desquelles celle de l’énergie – à commencer par eux, ces grands corridors continentaux-intercontinentaux en gestation ou prévus, l’exposent de façon aveuglante. Sans énergie, plus d’industrie ni de commerce ; sans elle, un pays se meurt… La maîtrise de l’énergie est un enjeu planétaire déterminant : nucléaire, pétrole, gaz, charbon… Déjà à l’œuvre au service des uns ou des autres, des ONG-mercenaires énergétiques, voués à culpabiliser-punir-déstabiliser divers « mauvais élèves » des présentes « puissances configuratrices » de l’énergie mondiale.

Pistes pour demain – 3 : Périls planétaires en gestation – fil rouge, crime organisé et terrorismes

La génération spontanée n’existe ni dans l’histoire ni en biologie : toujours, avant tout phénomène stratégique, s’insère une phase du PRÉ, lors de laquelle on peut PRÉ-voir, PRÉ-sager, prendre des PRÉ-cautions, surprendre des PRÉ-liminaires. Une phase où rien n’est joué ; mais où, comme déjà dit, s’éprouve « la force tranquille du possible ». Qui ignore cette phase, qui se rue d’emblée et sans réfléchir sur les ordinateurs, tombe dans l’aveuglement.

AVEUGLEMENT : Définition phénoménologique de 1959, avant la société de l’information : Dissimulation de la capacité de voir, en tant que mise en place d’une unique manière de voir relevant du règne-du-faire (27). L’inverse de l’aveuglement est la clairvoyance.

De cet aveuglement, cet exemple révélateur : Vers la fin de la décennie 1990, l’Amérique officielle n’a pas pu ou pas voulu voir, que ses freedom fighters favoris, les moudjahidine afghans, devenaient ses pires ennemis. L’Amérique avait si fort refoulé le péril terroriste issu de ses alliés d’hier, qu’à l’automne 2000 les trois débats Bush-Gore de la campagne présidentielle (onze mois, donc, avant le « 9/11 ») n’évoquent jamais, pas même une minute le risque terroriste, en trois heures d’émissions. L’Amérique de l’an 2 000 étant aveugle au danger terroriste réel, la Ligne Maginot numérique Echelon ne servit à rien ; faute de préconception elle fut incapable de déceler à temps les préparatifs des attentats du 11 septembre 2001.

De 1990 à 2020, le seul massif et indéniable bénéficiaire de la mondialisation est le crime organisé. Certes, ce milieu n’envoie pas sa comptabilité à des commissaires agréés, mais mille signes et symptômes en attestent. Or durant ce cycle de trente ans de fragmentation et de « guerre civile internationale », jamais le trafic illicite transcontinental – êtres humains, stupéfiants, armes, contrebande-contrefaçon – n’a été endigué nulle part au monde ; jamais, ses corridors planétaires n’ont été coupés – voire, entravés.

À cette période, les terrorismes vivent aussi leur « heure de gloire », n’ayant, vers 2010-2015, plus rien à voir avec leurs ancêtres de la Guerre froide. Où sont les bandes en haillons, munies d’antiques Kalachnikovs ? Fin 2014, entre Irak et Syrie, l’État islamique possède plus de blindés que l’armée française… Ainsi, quand (en mode diastole-systole) débute un nouveau cycle ; quand pointe à l’horizon un possible « Nomos de la Terre », des changements sont assurés dans les mondes du crime et des terrorismes ; tous deux, liés par l’obligation de clandestinité.

Or observer précocement ces évolutions-mutations fournit des éléments cruciaux sur les dangers planétaires futurs : c’est cela qu’il faut observer. Pour déceler les périls de 2030, c’est à scruter ces systèmes illicites qu’il faut se consacrer à présent. À la fin de la guerre de Sécession, on demande au général (sudiste) Nathan Bedford Forrest le secret de ses victoires répétées sur le front du Tennessee. Sa simple réponse : « Je m’arrange pour arriver le premier sur le champ de bataille, avec le plus d’hommes possible ». Eh bien, c’est toujours vrai.

Pistes pour demain – 4 : d’une piste à des outils, hypothèse et passage de relais

Comment transformer des hypothèses de départ en outils d’aide à la décision pour dirigeants (Gouvernants… chefs d’entreprises) ; sans se piéger soi-même, sans sombrer encore et toujours dans l’aveuglement ? Notre hypothèse est qu’une intelligence artificielle peut nous y aider, car éducable ; qu’il s’agit ici d’un apprentissage, fondé sur une variante de la méthode essais-erreur, accessible à tout mammifère (« chat échaudé craint l’eau froide »).

Qu’apprendre aux machines qui ne les replonge pas dans l’ornière « monochromie-et-flux-tendu » ? Avant de passer le relais au mathématicien en son monde numérique, une intuition qui, pensons-nous, pourrait l’aider.

Depuis l’après-seconde guerre mondiale, une discipline s’impose en tâche de fond : l’aussi puissante que peu visible cybernétique, sur laquelle les superlatifs abondent : « Gouvernement du monde… méta-science des systèmes… ». La cybernétique embrasse toutes les sciences humaines et sociales, touche à la plupart des révolutions scientifiques, de la seconde partie du XXe siècle, à ce jour. On la voit peu en surface, d’autant moins que la culture médiatique à présent dominante (« monochromie-et-flux-tendu ») est superficielle.

Pour son principal concepteur, Norbert Wiener (1894-1964) 28, c’est l’art de manier le gouvernail ; une science du contrôle et de la communication. Au centre du processus, l’ effet feedback permet le contrôle d’un système (mécanique, physiologique, social) en l’informant du résultat de son action. Dans les termes de Wiener : « Propriété de pouvoir ajuster la conduite future, en fonction de performances passées – le tout étant orienté sur une finalité« . Là encore, là toujours ! Revoilà la temporalité. Peut-être faudrait-il remonter en amont de l’effet feedback pour réorienter le dispositif dans le sens exploitable du temps ?

Question à creuser – par des experts des sciences dures – à eux la parole.

    1. Ambassadeur, puis chercheur, Brown University – Watson Institute for International Public Affairs ; ex ministre délégué (Défense, Pentagone) pour la sécurité internationale ; ministère des Affaires étrangères (Department of State) pour les affaires africaines, etc.

    2. Atlas, Boniface, Védrine, voir sources et bibliographie, in fine.

    3. Voici les conditions constitutives de l’analyse présente :

      Ce dont part le mouvement, quelque chose qui n’est pas ce qui se meut, ni devient lui-même ; quelque chose qui reste en dehors et ne constitue pas l’étant lui-même, mais qui cause le mouvement, l’impulsion. Le père et la mère pour l’enfant, le litige pour la bataille.

      Ce par quoi quelque chose commence à être, les fondations dans la construction, la carène pour le navire, le fondement, de sorte en vérité que ce commencement reste auprès de la chose, l’accompagne tout au long [M. Heidegger, Apports à la philosophie, voir bibliographie, in fine].

    4. « Ne pas comprendre la nature d’un mal qui vous menace est une situation hautement périlleuse. Comment pourrait-on s’imaginer avoir triomphé de ce dont on n’a pas compris la nature ? » [Entendre Heidegger, François Fédier, Le Grand Souffle 2008]

    5. Martin Heidegger, « Séminaires de Zurich », NRF-Gallimard.

    6. Martin Heidegger, Réflexions, II-VII, NRF-Gallimard.

    7. Parménide, Dictionnaire Martin Heidegger, cf. bibliographie, in fine.

    8. Prix Nobel de physique, initiateur de la physique quantique.

    9. Management : travaille sur ce qu’on s’est représenté, délimite par avance un domaine et repose sur une méthode.

    10. « Méditations« , Martin Heidegger, NRF-Gallimard, 2019.

    11. Et a pu, quoique brièvement, atteindre ou dépasser les trois mille milliards de dollars.

    12. GAFAM : Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft.

    13. Fondation Jean-Jaurès, Jérôme Fourquet, février 2018  » La cohésion de la société française est mise à mal aujourd’hui par un processus presque invisible à l’œil nu, mais lourd de conséquences : un séparatisme social concernant toute une partie de la frange supérieure de la société, les occasions de contacts et d’interactions entre les catégories supérieures et le reste de la population étant en effet toujours moins nombreuses. « 
    14. Ce qui est tout simplement faux : GAFAM s’est jusqu’à présent cassé les dents sur la « médecine prédictive », où l’usage de data devait remplacer les professionnels de santé. Google avait créé Verily Life Sciences, à cette fin. Or début 2023, cette société licencie tout son personnel « santé analytique » et tente de survivre dans le domaine (classique) de l’assurance-risque-médical. La startup MindStrong, prétendant poser des diagnostics psy par analyse de données, fait faillite en mars 2023.

    15. Ici, nulle critique de type « lutte des classes », suggérant qu’une autre classe que celle ici décrite devrait surplomber la société ; plutôt, l’idée est de définir un groupe humain susceptible d’un « éblouissement électronique » dont on voit les effets négatifs en matière d’anticipation. Ainsi, nous tenons-nous à notre strict objectif phénoménologique : désobstruer l’accès au « domaine du pré ».

    16. Evola, Jünger, voir sources, in fine.

    17. Pour les sciences physiques, l’existence même d’une chose se caractérise par sa mesurabilité.

    18. … Mais ainsi définie par un esprit cruel : « Système spoliateur par lequel les pauvres des pays riches subventionnent les riches des pays pauvres ».

    19. Sinon, fan de science-fiction, doté d’une bibliothèque où Philip K. Dick – géant de la littérature tout court – écrase le reste. Dès l’Amérique des sixties, 50 ans avant les « retouches Photoshop » et les deep fakes – Dick prévoit que la numérisation du monde aggravera l’incertitude. Dans ce néo-monde, manipulée, falsifiée qu’elle est par de secrètes forces nocives, la réalité ne mérite plus nulle confiance. L‘homme rôde en un cauchemar halluciné ; il y survit par sa seule paranoïa. On retrouve Dick plus bas, à l’annexe consacrée aux devanciers.

    20. Voir l’annexe consacré » à ces exceptionnels prévisionnistes.

    21. “Terror and consent – The wars for the twenty-first century”, Philip Bobbitt, Knopf, NY, 2008 (L’État-marché face à la terreur)
    22. Mc Kinsey emploie ± 30 000 salariés dans 65 pays du monde. Son siège est dans l’État du Delaware un paradis fiscal des États-Unis, Selon le Canard enchaîné du 19/10/2022 « Mc Kinsey n’est pas très bon public », ce groupe se comporte dans les ministères du gouvernement de M. Macron comme en pays conquis.

    23. Contrôler la cruciale base afghane de Bagram, voisine de Kaboul, était crucial. Ayant fui cette base, l’armée américaine doit se replier à Darwin (Australie du nord), à … 8 300 km du pivot eurasiatique.

    24. Peut-être autour du Bouddhisme. Janvier 2020, l’auteur (sidéré) déjeune à Pékin avec un haut cadre du PCC, registrerégalien-sécuritaire, m’ayant montré peu avant, sur son portable,sa photo avec le président Xi. Il s’excuse ce jour-là de ne manger que des fruits et légumes, son lama bouddhiste ayant décrété un temps de maigre…

    25. Aujourd’hui, L’organisation de coopération de Shanghai (OCS), plus les Brics+11, plus l’Eurasia Economic Union (EAEU), forment la coalition la plus vaste au monde ; peut-être la plus attrayante pour les pays du « Sud Global ».

    26. Fin mai 2023, 151 pays du monde ont signé un accord avec BRI. Ces pays forment 75% de la population mondiale et 51% du produit brut mondial. L’achèvement de BRI est prévu pour 2049, 100e anniversaire de la RPC. CORRIDORS de connectivité, exemple : celui qui relie Saint-Pétersbourg à l’océan indien (port iranien), via l’Asie centrale, évite le canal de Suez et fait gagner 2 semaines sur le trajet Europe du Nord-Océan Indien.

    27. Martin Heidegger Pensées Directrices, Seuil, 2019. « Règne-du-faire » ou « Machenschaft » sens usuel « machination » ; ici, société du tout-technique – tout-calculable, comme aujourd’hui celle de l’information.

    28. Norbert Wiener « The human use of human being, cybernetics and society » – The technology Press, 1948.

1. Ambassadeur, puis chercheur, Brown University – Watson Institute for International Public Affairs ; ex ministre délégué (Défense, Pentagone) pour la sécurité internationale ; ministère des Affaires étrangères (Department of State) pour les affaires africaines, etc.

2. Atlas, Boniface, Védrine, voir sources et bibliographie, in fine.

3. Voici les conditions constitutives de l’analyse présente :

Ce dont part le mouvement, quelque chose qui n’est pas ce qui se meut, ni devient lui-même ; quelque chose qui reste en dehors et ne constitue pas l’étant lui-même, mais qui cause le mouvement, l’impulsion. Le père et la mère pour l’enfant, le litige pour la bataille.

Ce par quoi quelque chose commence à être, les fondations dans la construction, la carène pour le navire, le fondement, de sorte en vérité que ce commencement reste auprès de la chose, l’accompagne tout au long [M. Heidegger, Apports à la philosophie, voir bibliographie, in fine].

4. « Ne pas comprendre la nature d’un mal qui vous menace est une situation hautement périlleuse. Comment pourrait-on s’imaginer avoir triomphé de ce dont on n’a pas compris la nature ? » [Entendre Heidegger, François Fédier, Le Grand Souffle 2008] 5. Martin Heidegger, « Séminaires de Zurich », NRF-Gallimard.

6. Martin Heidegger, Réflexions, II-VII, NRF-Gallimard.

7. Parménide, Dictionnaire Martin Heidegger, cf. bibliographie, in fine.

8. Prix Nobel de physique, initiateur de la physique quantique.

9. Management : travaille sur ce qu’on s’est représenté, délimite par avance un domaine et repose sur une méthode.

10. « Méditations », Martin Heidegger, NRF-Gallimard, 2019.

11. Et a pu, quoique brièvement, atteindre ou dépasser les trois mille milliards de dollars.

12. GAFAM : Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft.

13. Fondation Jean-Jaurès, Jérôme Fourquet, février 2018  » La cohésion de la société française est mise à mal aujourd’hui par un processus presque invisible à l’œil nu, mais lourd de conséquences : un séparatisme social concernant toute une partie de la frange supérieure de la société, les occasions de contacts et d’interactions entre les catégories supérieures et le reste de la population étant en effet toujours moins nombreuses.  »

14. Ce qui est tout simplement faux : GAFAM s’est jusqu’à présent cassé les dents sur la « médecine prédictive », où l’usage de data devait remplacer les professionnels de santé. Google avait créé Verily Life Sciences, à cette fin. Or début 2023, cette société licencie tout son personnel « santé analytique » et tente de survivre dans le domaine (classique) de l’assurance-risque-médical. La startup MindStrong, prétendant poser des diagnostics psy par analyse de données, fait faillite en mars 2023.

15. Ici, nulle critique de type « lutte des classes », suggérant qu’une autre classe que celle ici décrite devrait surplomber la société ; plutôt, l’idée est de définir un groupe humain susceptible d’un « éblouissement électronique » dont on voit les effets négatifs en matière d’anticipation. Ainsi, nous tenons-nous à notre strict objectif phénoménologique : désobstruer l’accès au « domaine du pré ».

16. Evola, Jünger, voir sources, in fine.

17. Pour les sciences physiques, l’existence même d’une chose se caractérise par sa mesurabilité.

18. … Mais ainsi définie par un esprit cruel : « Système spoliateur par lequel les pauvres des pays riches subventionnent les riches des pays pauvres ».

19. Sinon, fan de science-fiction, doté d’une bibliothèque où Philip K. Dick – géant de la littérature tout court – écrase le reste. Dès l’Amérique des sixties, 50 ans avant les « retouches Photoshop » et les deep fakes – Dick prévoit que la numérisation du monde aggravera l’incertitude. Dans ce néo-monde, manipulée, falsifiée qu’elle est par de secrètes forces nocives, la réalité ne mérite plus nulle confiance. L’homme rôde en un cauchemar halluciné ; il y survit par sa seule paranoïa. On retrouve Dick plus bas, à l’annexe consacrée aux devanciers.

20. Voir l’annexe consacré » à ces exceptionnels prévisionnistes.

21. “Terror and consent – The wars for the twenty-first century”, Philip Bobbitt, Knopf, NY, 2008 (L’État-marché face à la terreur)

22. Mc Kinsey emploie ± 30 000 salariés dans 65 pays du monde. Son siège est dans l’État du Delaware un paradis fiscal des États-Unis, Selon le Canard enchaîné du 19/10/2022 « Mc Kinsey n’est pas très bon public », ce groupe se comporte dans les ministères du gouvernement de M. Macron comme en pays conquis.

23. Contrôler la cruciale base afghane de Bagram, voisine de Kaboul, était crucial. Ayant fui cette base, l’armée américaine doit se replier à Darwin (Australie du nord), à … 8 300 km du pivot eurasiatique.

24. Peut-être autour du Bouddhisme. Janvier 2020, l’auteur (sidéré) déjeune à Pékin avec un haut cadre du PCC, registrerégalien-sécuritaire, m’ayant montré peu avant, sur son portable,sa photo avec le président Xi. Il s’excuse ce jour-là de ne manger que des fruits et légumes, son lama bouddhiste ayant décrété un temps de maigre…

25. Aujourd’hui, L’organisation de coopération de Shanghai (OCS), plus les Brics+11, plus l’Eurasia Economic Union (EAEU), forment la coalition la plus vaste au monde ; peut-être la plus attrayante pour les pays du « Sud Global ».

26. Fin mai 2023, 151 pays du monde ont signé un accord avec BRI. Ces pays forment 75% de la population mondiale et 51% du produit brut mondial. L’achèvement de BRI est prévu pour 2049, 100e anniversaire de la RPC. CORRIDORS de connectivité, exemple : celui qui relie Saint-Pétersbourg à l’océan indien (port iranien), via l’Asie centrale, évite le canal de Suez et fait gagner 2 semaines sur le trajet Europe du Nord-Océan Indien.

27. Martin Heidegger Pensées Directrices, Seuil, 2019. « Règne-du-faire » ou « Machenschaft » sens usuel « machination » ; ici, société du tout-technique – tout-calculable, comme aujourd’hui celle de l’information.

28. Norbert Wiener « The human use of human being, cybernetics and society » – The technology Press, 1948.

LEXIQUE

Temporalité, anticipation : un lexique en 15 concepts

• Parer au « choc stratégique » : nécessité de l’anticipation, de la prévision

L’anticipation stratégique impose de maîtriser l’abstraite temporalité. Or les sommets de l’État français et des entreprises majeures de défense-sécurité manquent des bases pour saisir comment l’intelligence artificielle (IA) pourrait anticiper ; même, de concepts sur la prévision (physique, épistémologie). Censés « anticiper » depuis le Livre Blanc de 2008, mais privés ce ces notions, ces usagers potentiels ignorent presque quelles questions poser et que signifie « anticiper » pour l’IA. D’où des rejets, quasiment au réflexe, d’avancées dans cette voie, par ceux qui peinent à en imaginer l’usage. De là, l’échec des diverses tentatives ; pire, le recours à des simulacres prolongeant des courbes – voie sûre vers le désastre, le préparatif de la guerre d’hier.

• Prévoir les crises ? Un exemple d’échec

À l’été 2021, un (officiel) « Observatoire français d’analyse et de prospective des crises futures » se donne le plan d’action suivant :

1 – Créer une base de données rassemblant l’ensemble des études du ministère (auquel l’observatoire est rattaché) – études, donc, passées,

2 – Fournir des outils de compréhension des crises (forcément passées),

3 – Créer une culture de retour d’expérience et de diffusion des bonnes pratiques (à partir de 1 & 2, initiatives puisant toutes deux dans un stock de données passées)

4 – (grand saut dans le vide…) Anticiper les crises du futur et préparer leurs scénarios de gestion et de montée en puissance des moyens techniques et humains.

Or arriver au point 4 à partir des points 1,2 et 3 est aussi physiquement impossible qu’à l’être humain, de monter sur le toit et de s’envoler en battant des bras ; ce point 4 envisage l’incertitude – laquelle n’est modélisable sous aucun prétexte. Si modéliser l’incertitude se pouvait, il suffirait d’un logiciel pour gagner à tout coup le gros lot des loteries.

Pourquoi l’échec ? Par manque :

– d’accès au réel « tel qu’il est pour l’expérience concrète »,

de notions sur la temporalité, alors qu’il nous faut apprendre à observer, mieux et plus vite, ce « domaine de l’inquiétant » existant déjà, ou émergeant, devant nous, sur la route.

• Notions de temporalité

Il s’agit ici de se donner les outils permettant d’explorer le « Domaine du PRÉ », c’est à dire : pré-dire, pré-voir, pré-sage, pré-cautions, champ pré-alable d’inspection, savoir qui pres-sent, etc. Exploration qui seule permet ensuite de réfléchir en mode proactif aux incertitudes et risques ; d’envisager le concept de « force tranquille du possible ». Cette démarche accomplie, d’ajuster les notions ainsi acquises à l' »apprentissage des machines » : que faire « apprendre » aux outils numériques et comment ?

• Le lexique indispensable étape préalable – les notions fondamentales 1

Pour tout praticien de l’intelligence artificielle prédictive, se lancer dans une démarche de décèlement précoce, exige d’abord un lexique, une syntaxe ; Il doit pouvoir se poser les questions pertinentes ; partant de là, imaginer des outils d’aide à la décision. S’intéresser à ce qui apparaît, ce qui émerge : la méthode phénoménologique privilégie l’étonnement, la curiosité, l’émerveillement, racine de toute démarche philosophique. D’où sa sensibilité particulière à « ce qui fulgure et s’éclipse… L’initial… l’inaugural… » ; à « ce qui devient observable ». Apparition… surgissement d’un événement… la temporalité accompagne tous les stades de l’accomplissement, du survenir. Ainsi, anticiper les dangers à venir exige de s’intéresser d’abord au possible (en opposition à ce qui est manifeste) et au latent (ici opposé au patent). Déceler est « comme démêler par opposition à mêler… Comme la déflagration ne fait pas disparaître la flamme, mais provoque le déploiement de son essence ».

1 – ANTICIPER – (projection de soi par anticipation et acte constitutif de l’avenir) : « Ce qui est placé au loin et se tient debout, peut être découvert anticipativement dans une perception qui se dirige vers lui ». Cette attention à la « calme force du possible » est validée par la neurologie [Le Monde, 23/03/2013, voir références, in fine] : « Au repos, le cerveau humain a l’activité d’un réseau par défaut. Il passe son temps « à évaluer de nombreuses hypothèses concernant une situation pouvant advenir dans le futur… Il nous permet d’éviter les mauvaises surprises en faisant des hypothèses sur l’avenir ».

2 – AVENIR – ce qui est en avance sur nous ; ce « domaine du décelable » est l’un des trois que compte le temps ; s’y joue le devenir, le venir-à-être, l’advenir. Mais il « n’est pas une simple rallonge du présent… propulsé sur ses rails », tel qu’il se laisse planifier », ni une « comptabilité mettant en balance ‘provenance’ et ‘avenir’ comme inféodation au présent ». L’avenir prime : « le présent comme le passé sont toujours déjà saisis à partir de l’avenir et à ce titre, sont toujours encore à venir ». Remarque contre-intuitive ? Non : voir plus bas « Existence humaine ». L’avenir vient en premier ; il nous ouvre le regard et permet le décèlement précoce (voir plus bas). Surtout : « Le mode temporel fondamental du comprendre est le futur ».

3 – CALCULABLE – INCALCULABLE – NON-CALCULABLE – La calculabilité prédictive universelle est impossible : sur 100 maisons assurées, une brûle par an en moyenne. Cela ne signifie pas que brûlera forcément une maison de chaque groupe de cent. C’est une moyenne générale ; impossible de savoir laquelle brûlera ; moins encore, la date de chaque sinistre et son motif. « Ce qui demeure hors de portée de tout calcul, cela ne doit pas simplement être appelé in-calculable ; ce qui s’annonce dans l’indécis, c’est le non-calculable ».

4 – COMMENCEMENT – Une vue dynamique du temps exige de réaliser l’importance du commencement « là où a lieu l’initial », décisif point de départ qui détermine tout. À l’inverse du début, le commencement n’est rien de passé. Parménide : « le premier commencement est certes celui qui décide de tout ». Or la mathématique, que son essence borne à « ce qui n’est que mesurable », ne distingue pas le début du commencement ; pensée courante et calculabilité totale négligent, voire occultent, ce phénomène : « Le commencement fait son apparition en demeurant voilé à sa façon propre. De là vient le fait remarquable que l’initial tende à passer pour l’imparfait, l’inachevé, le grossier, aussi appelé le primitif. Or ce commencement, en qui tout est tenu et contenu, porte en lui ce qui vient ensuite. Il « offre au présent l’audace de s’aventurer dans l’avenir ».

5 – DÉCÈLEMENT PRÉCOCE – L’aveuglement l’interdit. Observer l’action d’éclore, de pousser, d’apparaître, d’émerger, le moment d’engendrement, la germination, l’événement originaire : ce qui devient PUIS reste observable. « Se risquer au-dehors dans l’inexploré, dans le dévoilement de ce qui est le plus voilé… penser en avant dans le temps à venir ». (Séminaire sur Héraclite, cf. in fine) « La tâche de celui qui pense est de penser cela même qui rend possible tout apparaître et tout percevoir ». Déceler est avoir le regard grand ouvert « Recevoir, accepter, laisser venir à soi ce qui vient en avant au sens de ce qui s’avance… Ce qui apparaît à partir de ce qui est celé… Ce qui est reçu et pris est l’éclosion à partir de ce qui est en retrait, celé ».

6 – DÉCISION – De tous les actes humains, le seul à exclusivement influencer l’avenir, car « le futur s’engendre par l’action ». « Dans le risque, seul, l’homme atteint au domaine de la décision, à même de trancher et de séparer. Et c’est seulement dans la balance du risque qu’il est susceptible de soupeser le poids des choses ». Décider débouche sur agir « affronter la fondamentale incertitude de l’avenir… Dans l’agir, toutes les attentes sont projetées dans l’à-venir ».

7 – DEVANCEMENT – Le domaine du possible ; l’en-avant-de-soi constitué en horizon. Renvoie à avenir : « ce qui est en attente que nous le rencontrions et qui d’ordinaire, s’appelle l’avenir… C’est entièrement à partir de l’avenir que j’éprouve le présent ».

8 – DOMAINE DU PRÉ – Ce qui est PRÉVISIBLE établit la probabilité d’un fait futur ; le PRÉDICTIBLE annonce qu’un événement va arriver ; le futur, l’à-venir sont imprédictibles.

9 – EXISTENCE HUMAINE – Même dans sa vie quotidienne, l’homme pense d’usage « en-avant-de ». Exister, c’est à chaque fois se projeter, être en avant de soi, anticiper, s’ouvrir à ce qui vient ; se soucier du possible. L’homme est ainsi dans le devancement de soi.

10 – PHÉNOMÉNOLOGIE – Description des situations existentielles de l’homme ; de ce qui se montre (les phénomènes, au sens original). Mais dans ce qui apparaît, le plus essentiel n’est pas ce qui se livre au premier regard ; cet essentiel est souvent recouvert, caché. Il faut donc entreprendre de le découvrir, de le dévoiler.

11 – POSSIBLE – « Ne s’ouvre qu’à ce qui est tenté. Une tentative, c’est ce qui, d’un bout à l’autre, doit être gouverné par un vouloir dont l’anticipation s’étend loin devant. En tant que c’est aller se placer au-delà de soi-même, vouloir, c’est avoir son site au-delà de soi. Ce site, cette station, est l’original emplacement de l’espace-de-jeu du temps ».

12 – PROSPECTIVE STRATÉGIQUE – Démarche visant à construire un nouveau paradigme rationnel en rupture avec le monde immédiat. Elle exige de penser le long terme, d' »éclairer l’action présente à la lumière des futurs possibles ». Que scruter pour cela ? Où poser le « regard anticipateur » ? Le « regard prospectif projeté au-devant » éclaire « Ce qui devant nous déjà s’étend à découvert… ce qui s’étend là-devant… ce qui est digne d’être pensé ». Parmi ces outils de pensée, la pré-méditation qui, dans « la phase de l’attente », permet d’accéder aux causes et symptômes de ce qui sera. Autrement dit, c’est pressentiment (ou présupposé herméneutique) qui « flaire » qu’il y a, « là même où nul ne le soupçonne, quelque chose à découvrir ». Tout au long de cette démarche, il s’agit de « venir dans la proximité essentielle des choses et lever le cèlement dans lequel les enveloppent l’usage et l’usure ».

13 – RISQUE / INCERTITUDE – (Selon les travaux économiques de Frank Knight et John Maynard Keynes) – Nous évoquons ici l’incertitude et non le risque, notions entre lesquelles existe un gouffre conceptuel. Exemple : pour les assurances, le risque s’évalue par projections raisonnables, issues plausibles/possibles, selon une logique coût/bénéfice. L’incertitude ouvre l’univers du non-mesurable ; même, de l’incommensurable ; en tout cas, du non-compensable par l’argent. Là, impossible d’assigner à quoi que ce soit une probabilité calculable.

14 – TEMPS – L’Europe est figée sur la définition d’Aristote : « Nombre du mouvement selon l’antérieur et le postérieur » : il existe un temps propre à tout humain et un temps public, social, identique pour tous ; lui, crucial en matière stratégique. Jadis, l’auteur suivit une conférence du général Shlomo Gazit, chef du renseignement militaire puis major-général de l’armée d’Israël. Il souligna que, de Hannibal aux guerres présentes, toute défaite s’explique par deux mots : « trop tard ». « Trop tard » et « à temps » relèvent d’une temporalité négligée par une société de l’information qui songe juste au temps pour le réduire, voire l’effacer. Toujours plus vite : l’obsession des forces configuratrices de notre société, qui évoluent à plat dans la stabilité d’un éternel présent, sans ordre chronologique ou généalogique clair. Pour la pensée quotidienne, ou conception ordinaire du temps (dit la phénoménologie) celui-ci « est entendu sous le seul aspect du déroulement des processus naturels, dans le sens où ils se succèdent… antécédence et conséquence, cause à effet… un ruban qui se déroule, sur lequel chaque chose a sa place fixée, de telle sorte qu’il procure le cadre où s’ordonne la succession des choses ».

15 – TEMPORALITÉ – La temporalité, qui est un déroulement, donne la direction où porter le regard ; elle ouvre un horizon ; sa fonction est double : positive, signification d’annonce ; négative, alerte prohibitive. En amont des événements qui se succèdent chronologiquement, la temporalité porte l’élan reçu du premier commencement ; elle ouvre le trop-tôt, le trop-tard et le à-temps. Ses trois dimensions sont : l’être-été, l’être-maintenant et l’être-futur.

. Le passé n’est pas qu’un « maintenant » dépassé, le domaine de ce qui a été, du constatable, de l’irrévocable. Loin d’être seulement ce qui a été, n’est plus et ne sera plus jamais, il marque le « commencement de ce qui, pour avoir-été, n’a pas cessé d’être ». Rassemblé autour de ce qui fut, source où venir puiser à nouveau, l’homme porte toujours son passé avec lui.

. L’être-maintenant est le présent, le domaine de la préoccupation immédiate ; il est pris dans le flux de ce qui a lieu, ce qui se trouve là en un « maintenant » momentané. La phénoménologie, première école philosophique ayant renouvelé une pensée du temps séculairement figée, dit que penser à partir du présent offre le confort du mesurable, mais interdit l’accès au savoir-qui-pressent.

(L’avenir-le futur, a son entrée ci-dessus, en tant que dimension temporelle cruciale).

À la lumière de la philosophie primordiale grecque, existent deux conceptions du temps :

– Un temps cosmique, cyclique ; loi universelle gouvernée par l’ordre impersonnel du Dharma,

– Un temps linéaire, narratif, gouverné (à l’origine), par un Dieu personnel-unique. D’où vient la conception européenne (linéaire) du temps, comme succession-de-moments ? « La détermination aristotélicienne de l’essence du CHRONOS n’a cessé … de dominer la compréhension occidentale de l’essence du temps ». Depuis Aristote, le comportement de l’homme (Européen, puis occidental) est immuable : il abhorre l’incertitude, « L’avenir imprévisible, indisponible, sans contenu maîtrisable et lourd de menaces ». Pour apprivoiser la temporalité, l’homme occidental a inclus le temps dans la sphère du calculable ; l’a transformé en un objet d’usage.

Ainsi, pour la physique européenne et jusqu’à ce jour, le temps est « une suite d’instants simplement orientée. Un moment du temps ne se distingue de l’autre que par la place qu’il occupe, celle-ci mesurée à partir d’un point de départ. Congelé et figé, le cours du temps est devenu un ordre homogène des situations, une échelle, un paramètre ». Pour la pensée commune, le temps, persistant, immuable, permanent, relève du toujours-déjà-donné.

Dans notre « société de l’information », le temps est un élément simplement calculable, que la technique permet d’épargner ou d’économiser. Par le calcul, l’homme planifie, exerce sa maîtrise et s’assure de son pouvoir sur la nature. Ce temps-comme-paramètre est « ce que l’homme prend en compte… comme cadre vide des événements se succédant les uns aux autres ». Une conception dynamique du temps exige à l’inverse de différencier le passé révolu- irrévocable (das Vergangene), de ce qui fut sans cesser d’être ; est et sera (das Gewesene). Là est la voie fructueuse, qui permet d’autant mieux d’accéder au savoir-qui-pressent que l’intelligence artificielle peut être « nourrie » de cette conception dynamique du temps.

    1. Cette démarche phénoménologique est surtout issue de l’œuvre de Martin Heidegger. Toutes nos citations proviennent des ouvrages mentionnés in fine dans notre bibliographie réduite (sur 50+ livres traduits en français, et ± 100 dans l’œuvre complète allemande Gesamtausgabe, GA, ± 38 000 pages, à ce jour). Il serait fastidieux, voire illisible, de référencer chaque citation par un appel de notes. Nous nous bornons donc à donner un cadre de lecture et de pensée ; le lecteur y trouvera ce qui est cité ici, et mille fois plus encore.

ANNEXES

1 – L’anticipation, une affaire de devanciers

« La forme la plus haute de la constance et de l’entrée en présence est cherchée dans le devenir » – Martin Heidegger

Dans l’histoire de la pensée, nombre d’esprits supérieurs ont souligné l’importance du regard pénétrant :

Goethe (Xenien) : « Quel est le plus difficile de tout ? Ce qui paraît le plus facile : voir avec tes yeux, ce qui se trouve devant tes yeux ».

Paul Valéry (Degas, danse, dessins) : « Les obstacles sont des signes ambigus devant lesquels les uns désespèrent, les autres comprennent qu’il y a quelque chose à comprendre. Mais il en est qui ne les voient même pas ».

Charles Péguy (Notre jeunesse, 1910) : « Il faut toujours dire ce que l’on voit. Surtout, il faut toujours – ce qui est plus difficile – voir ce que l’on voit ».

Mais d’abord, ce qu’est l’inverse d’un devancier

(Martin Heidegger, MH, Beiträge, 2013) Ils « se consacrent, dans le meilleur des cas, à améliorer et réfuter ce qui a été tenté bien avant eux… ce qui est dit en tant qu' »enseignement’ et ‘système’ et autres choses du même genre ».

Quelques impressionnants devanciers

• [Tocqueville, De la démocratie en Amérique] pré-voit exactement, en scrutant le citoyen américain du XIXe, l’homme ultra-connecté du début du XIXe siècle, celui dont rêvent la Silicon Valley et les Gafam – mort du collectif, du social et des solidarités : « Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul ». Au-dessus des États-Unis du XIXe siècle, de même au XXIe, une dictature morale implacable, dont la monade humaine américaine regrette seulement, conclut cruellement Tocqueville, qu’elle ne puisse « lui ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ».

• [C.G. Jung « la réalité de l’âme« ] « Ce que les esprits créateurs vont chercher dans l’inconscient collectif, c’est ce qui s’y trouve réellement et qui, tôt ou tard, apparaîtra dans les manifestations psychologiques des masses ».

• [MH, Beiträge, 1941-42] « L’Europe sera un jour un unique bureau et ceux qui y travaillent ensemble, les employés de leur propre bureaucratie ». [MH, Hommage au 60e anniversaire d’Ernst Jünger, EJ] – Une pensée en avance sur son temps et ouvrant l’accès à une autre réalité : « Pour une bonne part, ce que vos descriptions ont révélé et dont elles ont inventé le langage, est aujourd’hui ce que tout le monde voit et ce dont tout le monde parle » [Dans une lettre de la décennie 1960 de MH à EJ] « Des rencontres attendent la construction planétaire (ce qu’on nommerait aujourd’hui « mondialisation »] auxquelles ceux qui vont les faires ne sont en aucune façon capables de se mesurer ».

• [Correspondance Morand (PM) –Chardonne (JC)] (juillet 1962, JC) « Je peux imaginer la paix perpétuelle imposée au globe : plus de guerre. Mais le voisin sera toujours là et la guerre civile ; la vraie guerre, pour laquelle on a toujours du cœur (JC) – (avril 1963, JC) « La prochaine guerre ? Il n’y en aura pas. Des maquis sans fin ».

Philip K. Dick, authentique devancier

Le piège des objets connectés, exactement pré-vu voici un demi-siècle (Extrait de Ubik, écrit en 1969, en version originale anglaise, aisée à comprendre).

« The door refused to open. It said « Five cents, please ». He searched his pockets. No more coins; nothing. « I’ll pay you tomorrow », he told the door. Again, he tried the knob. Again, it remained locked tight. « What I pay you » he informed it, « is in the nature of a gratuity; I don’t have to pay you ». « I think otherwise » the door said. « Look in the purchase contract you signed when you bought this apt ». In his desk drawer he found the contract; since signing it he had found it necessary to refer to the document many times. Sure enough, payment to his door for opening and shutting constituted a mandatory fee. Not a tip. « You discover I’m right », the door said. It sounded smug. From the drawer beside the sink, Joe Chip got a stained steel knife; with it he began to systematically unscrew the bolt assembly of his apt’s money-gulping door. « I’ll sue you » the door said as the first screw fell out.« 

2 – Le Nomos de la Terre
Selon l’œuvre impérissable de Carl Schmitt « Le Nomos de la Terre », l’ordre mondial existe par périodes. En son absence, le chaos règne sur le globe.
« Le Nomos règle, pour tous les citoyens de la ville, le partage de ce qui leur est destiné ; telle est l’œuvre de Némésis, déesse qui répartitentre les dieux et les hommes« .Martin Heidegger & Eugen Fink Héraclite, séminaire du semestre d’hiver 1966-1967, NRF Gallimard, 1973.

Le Nomos (ordre, statut) s’oppose à chaos ; ce concept grec classique vient de la traduction par Friedrich Hölderlin (comme Gesetz, statut) d’un fragment de Pindare. Carl Schmitt relève ce substantif du verbe grec nemein, à la triple étymologie : s’emparer (d’une propriété par exemple), la partager ; enfin, la mettre en valeur, en allemand Nehmen, Teilen, Weiden.

Telles sont les trois étapes de l’instauration d’un ordre – ici, de l’ordonnance du monde : « L’ordre fondamental, le vrai, l’authentique, repose sur certaines limites spatiales ; il suppose une délimitation, une dimension, une certaine répartition de la Terre. L’acte inaugural de toute grande époque est ainsi une appropriation territoriale d’envergure. Tout changement important de la face du monde est inséparable d’une transformation politique, donc d’une nouvelle répartition de la terre, d’une appropriation territoriale nouvelle » 1.

Le Nomos de la terre est le règlement de copropriété, non d’un immeuble, mais du globe. Plus largement : « Le Nomos, la Loi, est ici la discipline, la figure dans laquelle l’homme se trouve en présence de lui-même et rencontre le Dieu. Il est l’Église et la loi étatique, ainsi que les statuts hérités depuis fort longtemps, qui conservent plus rigoureusement que l’art les conditions vivantes dans lesquelles un peuple s’est trouvé et se trouve en présence de lui-même » 2.

Passer du chaos au Nomos signifie réinstaurer sur terre un ordre pacifique compris et admis par le plus grand nombre des terriens, ce qui suppose d’abord de mettre fin au désordre criminel et/ou terroriste.

    1. Carl Schmitt, Terre et mer, Paris, Éditions du Labyrinthe, 1985.

    2. Carl Schmitt, Les trois types de pensée juridique, PUF, 1995. Aussi Carl Schmitt actuel, guerre ‘juste’, terrorisme, état d’urgence et Nomos de la terre Krisis, 2007.

SOURCES

LIVRES
  • Evola Julius « La figure du travailleur chez Ernst Jünger », Nouvelle Librairie ed., 2020Stevens Bernard « Heidegger et l’école de Kyoto », Cerf, 2020Boniface Pascal de Védrine Hubert « Atlas du monde global », Armand Colin & Fayard, 2015Morand Paul – Chardonne Jacques « Correspondance » – T.2, Gallimard 2015Dictionnaire Heidegger, entrée « Temps, Temporalité », Cerf, 2013
  • Tocqueville, Alexis de « De la démocratie en Amérique », Bouquins-Laffont, 2012
  • Jung Carl-Gustav « La réalité de l’âme », La Pochothèque, 1998
  • Jünger Ernst « Le Travailleur », Christian Bourgois ed., 1989 (1e parution, Allemagne, 1932)
  • Schmitt Carl « Théologie politique », Gallimard, 1988
  • De Waelhens, Alphonse, « La philosophie de Martin Heidegger », Éditions de l’Institut Supérieur de Philosophie, Louvain (Belgique) 1942.
  • Sénat, Session 2010-2011 « Rapport d’information sur la fonction d’anticipation stratégique »
  • Œuvres de Martin Heidegger

« Qu’est-ce que la philosophie ? » NRF-Gallimard, 1957 – « Nietzsche », 1 & 2, NRF-Gallimard (ci-après, NRF) 1971 – (Avec Eugen Fink) « Séminaire Héraclite (1966-1967) », NRF 1973 – « Zur Seinsfrage » – « Lettre à Ernst Jünger (contribution à la question de l’être) » Questions I, Tel-Gallimard, 2001 – « Lettre sur l’humanisme », Questions III & IV, Tel-Gallimard, 2002 – « Parménide », NRF, 2011 – « Apports à la philosophie – de l’avenance », NRF, 2013 – « La métaphysique de l’idéalisme allemand (Schelling) », NRF, 2015  « Interprétations phénoménologiques en vue d’Aristote », NRF, 2016 – « Pensées directrices », Seuil – « Le commencement de la philosophie occidentale – Interprétation d’Anaximandre et de Parménide », Martin Heidegger, NRF-Gallimard, 2017 – L’Ordre philosophique, 2019.

Ambassadeur Chas Freeman – Conférence de géopolitique – Middle East Forum – Août 2023.

PÉRIODIQUES

  • New York Review of Books – 21/09/2023 « Better, faster, stronger »
  • Valeurs actuelles – 17/09/2023 « Fabien Bouglé : ce nouveau conflit énergétique est planétaire »
  • New York Times International19/06/2023 « World faces murky path to continuel prosperity »
  • The Cradle – 12/06/2023 « How the BRI train took the road to Shangri-la« 
  • Le Figaro – 4/06/2023 « Jean-Christophe Caffet : la géopolitique refaçonne l’économie mondiale »
  • New York Times International7/01/2023 « Russia’s war paves the way for India’s ambitions »
  • Le Figaro – 23/12/2022 « La nouvelle bourgeoisie ne se sent investie d’aucune responsabilité nationale à l’égard des classes populaires et moyennes françaises »
  • Le Figaro – 28/11/2022 « Pourquoi l’Inde de Modi veut-elle refonder l’ordre mondial ? »
  • New York Review of Books – 24/11/2022 « Accounting for the human cost »
  • Challenges – 24/11/2022 « La Russie et l’Iran font front commun »
  • L’Express – 2/09/2022 « La triple rupture qui s’apprête à faire tanguer la mondialisation »
  • Eurasia News – 1/09/2022 « US and Russia attempt to rule the heartland of greater Eurasia« 
  • The Conversation – 18/07/2022 « La mondialisation entre amis ou la grande fragmentation de l’espace mondial »
  • Libération – 23/06/2022 « Avec les auteurs de la Red Team, l’armée anticipe les guerres de demain »
  • Journal du Dimanche – 3/04/2022 « Règlement de compte après un limogeage »
  • Counterpunch – 30/09/2021 « China’s future cookie crumbles »
  • New York Times international – 27/05/2020 « The end of the new world order »
  • New York Times international – 25/03/2020 « No one knows what’s going to happen »
  • Valeurs actuelles – 18/03/2020 « Philippe de Villiers : le nouveau monde est en train de mourir du Coronavirus »
  • Ground Report Indiajanvier 2020 – Michael Brenner – « The kaleidoscope »
  • New York Times international – 4/08/2018 « What came afterwards »
  • New York Times international – 21/03/2018 « The high-Tech contrarian »
  • McKinsey Quarterlyapril 2017 « The global forces inspiring a new narrative of progress« 
  • Le Figaro – 14/09/2016 « La mondialisation malheureuse ou le règne de l’oligarchie »
  • Krisis N°43 – mars 2016 « Amérique ? États-Unis : l’instauration d’un pouvoir sans limite »
  • New York Review of Books, NYROB, – 9/07/2015 « The frenzy about high-tech talents »
  • Conflits – mars 2015 « Comment la CIA voyait l’année 2015 »
  • New York Review of Books – 5/02/2015 « On Allan Poe »
  • Le Monde – 23/03/2013 « Que fait le cerveau quand il ne fait rien »
  • The Atlanticnovembre 2009 « Brave thinkers »

À propos de l’auteur
Xavier Raufer

Xavier Raufer

Il est professeur associé : . à l'institut de recherche sur le terrorisme, Université Fu Dan, Shanghaï, Chine. . à l'université George Mason (Washington DC), centre de lutte contre le terrorisme, la criminalité transnationale et la corruption.
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